Contrairement à 2017, l'issue du second tour semble moins évidente avec la progression de Marine Le Pen et de l’extrême droite. L’apparition du candidat fasciste Zemmour n’affaiblit pas la candidate traditionnelle de l’extrême droite qui progresse en nombre de voix, elle la renforce. Son profil lui permet d’achever sa stratégie de dédiabolisation. Mais la candidature Zemmour permet également à l’extrême droite de pénétrer dans de nouvelles couches sociales, notamment de la bourgeoisie et en particulier dans les villes habituellement hostiles à l’extrême droite, comme à Paris où il arrive en troisième position.
Le rejet de la politique de Macron, et notamment de son autoritarisme allié à son profil de président des riches, semble provoquer un effet « tout sauf Macron » dont nous commençons seulement à mesurer l’ampleur. Combiné avec la profonde banalisation de l’extrême droite, une part importante de notre camp ne mesure plus le danger spécifique que représente l’extrême droite. C’est notamment le bilan que nous tirons des mobilisations antifascistes de l’année écoulée. Enfin l’usure du mécanisme du barrage électoral semble pousser les antifascistes vers l’abstention. Les conditions sont donc réunies pour l’accession au pouvoir de Marine Le Pen même si ce n’est pas l’option majoritaire dans la classe dominante. Parmi ces différents éléments, le plus grave est l’incompréhension du danger spécifique que représente l’extrême droite et la possibilité du fascisme dans la période.
L’extrême droite : quel programme et quelle force sociale ?
Marine Le Pen a fait campagne en cherchant à se parer d’un visage social. Elle veut donner l’impression d’augmenter les salaires en transformant les cotisations sociales en salaire net, en défiscalisant les heures supplémentaires. C’est-à-dire augmenter le pouvoir d’achat tout en attaquant le salaire socialisé (sécurité sociale, retraites etc.). Cela irait de pair avec le développement de fonds de pension privés, enjeux stratégique du patronat français pour concurrencer les fonds de pension anglo-saxons ou issus des rentes de l’exploitation des matières premières (pétrole, gaz, huile de palme…).
Le RN a toujours été un parti de l’ordre exigeant des interventions policières plus importantes dans le maintien de l’ordre social et colonial dans les quartiers mais aussi dans les mobilisations y compris lors des Gilets jaunes. Ce parti exige depuis toujours la dissolution des syndicats et le retour à un fonctionnement pétainiste réconciliant travail et capital, dont des CSE à peine réformés pourraient très bien servir de forme moderne. Au-delà de la dissolution des syndicats, le RN prévoit également la dissolution de toutes les organisations communautaires ou qui défendent les droits des étrangers. Son arrivée au pouvoir signifierait donc des dissolutions massives et des arrestations nombreuses dans le mouvement de solidarité. Dans le même sens, le RN prévoit également de réduire les financements des organisations féministes, LGBTI+. De fait son accession au pouvoir signifierait un recul du droit à l’avortement.
Mais surtout le programme du RN est un programme de ségrégation raciale. Multiplication des arrestations, des placements en centre de rétention, des expulsions, interdiction du port du voile dans l’espace public, d’envoyer de l’argent au pays : toutes ces mesures font partie du programme de Marine Le Pen. Il faudrait y ajouter le déchaînement de violences racistes menées par les groupes d’extrême droite et la police dont l’assassinat du rugbyman Aramburu il y a quelques semaines est un avant-goût.
Ce programme et son profil d’union nationale de défense contre la vie chère, l’immigration et la menace terroriste permettent à Marine Le Pen de constituer un bloc ralliant différentes catégories sociales géographiquement situées dans les zones périurbaines. On y trouve des fractions de la petite bourgeoisie notamment des indépendants, de secteurs ouvriers derrière la fraction de la bourgeoisie notamment du patronat des petites et moyennes entreprises qui bénéficient peu ou sont victimes de la mondialisation et du marché commun.
Ce qui rend possible la constitution de ce bloc, c’est le poids des défaites du passé, la paupérisation d’une partie de notre camp, la perte de croyance dans la possibilité de trouver des issues collectives. Ce poids du rapport de force dégradé conduit à rechercher des solutions individuelles, centrées sur le repli sur soi, racistes et contre la solidarité.
La stratégie de dédiabolisation de Marine Le Pen et sa préparation à l’accession au pouvoir d’État par le biais institutionnel, combiné aux importantes difficultés financières du parti est venu s’opposer à la construction d’un parti militant. À l’inverse, Reconquête a mené campagne, distribué des tracts et des affiches dans ces nouvelles zones d’implantation. Cette campagne militante a permis de regrouper des dizaines de milliers (peut-être 100 000) de partisans dans des meetings à l’échelle de la campagne. Même si les chiffres sont sûrement gonflés, l’apparition d’un nouveau parti de plusieurs dizaines de milliers de militants est extrêmement inquiétante pour l’avenir.
La situation ouverte par une victoire de Marine Le Pen
Le programme du RN fait froid dans le dos tout comme sa capacité à le mettre en œuvre. La 5e République est connue pour son fait majoritaire, c’est-à-dire le fait que les élections législatives qui suivent l’élection présidentielle donnent toujours une majorité au ou, en l’occurrence, à la présidente. Il en ira de même pour Marine Le Pen. La Haute fonction publique a pour habitude de suivre le sens des décisions politiques et la progression de l’extrême droite notamment de Zemmour dans les sphères qui la composent nous informent que certains le feront même avec plaisir. Enfin le cœur de l’appareil d’État, les forces de répression, sont toutes gagnés à la politique du RN et n’auront aucun mal à lui garantir le plein exercice du pouvoir.
Reste les contre-pouvoirs représentés par la justice, la Constitution et l’Union européenne. Marine Le Pen a déjà donné sa stratégie sur ce point : l’adoption d’un projet de loi par référendum. Il s’agira donc de recourir au soutien populaire pour venir d’une part avaliser sa politique raciale, écraser la contestation interne par le biais de cette victoire politique et se donner de nouvelle marge de manœuvre au sein de l’Union européenne et du marché commun. Le reste du cadre de l’État de droit offre déjà des possibilités répressives très larges.
L’arrivée au pouvoir dans une semaine de Marine Le Pen ne signifierait donc pas l’entrée dans un régime fasciste mais l’ouverture d’une phase de lutte aiguë dont l’issue pourrait être un écrasement de notre camp. Pour mener cette lutte, l’extrême droite pourrait compter d’une part sur l’appareil d’État et la recomposition d’un bloc national largement influencé par ses idées, comme la montré le meeting de Valeurs actuelles ayant rassemblé Reconquête, LR, LREM et le RN, ou encore l’appel à voter contre Macron d’Eric Ciotti. On voit difficilement comment Blanquer, Darmanin ou Marlène Schiappa viendraient constituer une opposition au RN.
Mais surtout nous ne devons pas oublier que Marine Le Pen et son entourage sont des fascistes. Cela implique qu’ils n’hésiteront pas à développer des éléments de mobilisation extra parlementaires pour mener à bien leur politique. Ils pourront compter pour cela sur Reconquête qui vient de se construire, sur les autres groupes d’extrême droite notamment l’aAtion française qui ne peut jouer un rôle politique de masse mais pourrait servir d’ossature.
Enfin elle pourra surtout compter sur la nébuleuse fasciste violente qu’on peut estimer entre 300 et 600 personnes au niveau national. Le mode hooligan a-partisan de ces groupes constitue une double force. Il permet d’une part d’offrir une structure a-partisane capable de regrouper tous ceux qui voudraient terroriser toutes celles et ceux qui voudraient s’opposer au référendum. Et cette structure partisane n’entachera pas directement de responsabilité la présidente. Il faut encore lui ajouter les individus voire les groupes qui s’entraînent au maniement des armes et préparent des attentats terroristes. La DGSI estime l’ultradroite dans son ensemble à 1 500 personnes. C’est sans doute peu, mais le mouvement ouvrier est-il réellement en capacité d’aligner 1 500 militants pour l’affrontement physique ?
Le déblocage de Sciences po par 20/30 militants de l’AF et de Génération Z, le 14 avril, est une bonne illustration de ce qui peut nous attendre par la suite. De petit groupes de militants de droite radicalisés, encadrés par des fascistes, qui s’en prennent aux tentatives de résistance menées par un mouvement ouvrier affaibli, divisé et désorganisé. Une telle situation risquerait de tourner à l’avantage des fascistes mieux préparés, mieux organisés et portés par une dynamique politique. Il y a donc urgence à unifier nos forces pour faire face, retrouver une dynamique politique et militante en ce sens. Mais il nous faut aussi reconstruire nos capacités d’autodéfense – ce qui ne s’improvise pas.
Enfin, le fait que les forces de l’ordre soient gagnées à l’extrême droite leur garantira renseignements et impunité. Non seulement nous avons déjà expérimenté les situations dans lesquelles les flics relâchent les fascistes mais nous savons également maintenant que des flics, y compris des corps d’élite (le RAID notamment), participent au service d’ordre de Reconquête.
Ce n’est pas parce que les fascismes italiens et allemands se sont constitués selon les phases de guerre civile, institutionnalisation en vue de la conquête du pouvoir et épuration dans le cadre de la dictature fasciste, que le fascisme en France suivra nécessairement les mêmes formes.
Faire bloc contre la possibilité du fascisme et pour un autre monde
Il nous faut aujourd’hui prendre au sérieux la possibilité d’une victoire de Marine Le Pen, d’une part, et, d’autre part, la possibilité du développement du fascisme à moyen terme. Indépendamment d’une victoire de Marine Le Pen, la possibilité de voir se structurer un courant fasciste alliant offensive politique et action violente. Mais les derniers résultats électoraux ont aussi révélé l’émergence d’un nouveau bloc, avec des aspirations pour la construction d’un autre monde.
Prendre au sérieux ces menaces et ces possibilités, c’est en premier lieu les expliquer, ce que l’on pourrait synthétiser dans le mot d’ordre «faire bloc face à la possibilité du fascisme et pour un autre monde». Il nous faut chercher dès maintenant à regrouper des forces pour mener cette orientation notamment dans le cadre de la préparation des manifestations du 16 avril. Dans la jeunesse, des premières mobilisations ont eu lieu (blocage de Paris 8, AG à la Sorbonne) avec de nouvelles perspectives. Dans les lycées parisiens, la date du mardi 19 avril semble émerger comme une date de blocage. Il faut la relayer et la construire à une plus large échelle. Indépendamment du résultat du second tour, le 1er Mai devra nécessairement avoir une dimension antifasciste et être préparé largement. Il n’y aura pas de raz-de-marée comme en 2002, mais nous ne devons pas laisser Macron et Le Pen polariser la situation et il faut chercher à regrouper des forces pour l’avenir.
Là où il n’y a pas de cadre unitaire, nous devons nous appuyer sur l’appel à manifester le 16 pour convoquer des réunions unitaires pour organiser des manifestations. Les cadres de coordination des organisations restent à même d’impulser des initiatives grand angle en s’appuyant sur les appareils mais peuvent manquer de dynamique militantes. Nous nous adressons à toutes les forces qui composent le mouvement ouvrier au sens large.
Trois forces doivent attirer particulièrement notre attention :
L’Union populaire que nous devons interpeller particulièrement. Cette dernière s’engage d’ores et déjà dans la préparation des législatives alors même que sa place de première force de gauche lui donne une responsabilité à pousser à retranscrire le vote de classe dans des mobilisations de rue. C’est une discussion qui peut prendre avec une part importante de celles et ceux qui ont mené la campagne de l’Union populaire avec l’espoir de la voir cette fois déboucher sur la construction d’un outil pour modifier le rapport de force et construire des mobilisations.
Le nouveau mouvement ouvrier avec les collectifs antiracistes, féministes, LGBTI+ qui ont pu émerger ces dernières années, parfois avec une grande fragilité. Le mouvement antiraciste vient de payer un lourd tribut dans le cadre du quinquennat Macron, avec plusieurs dissolutions qui l’ont largement atomisé.
Les organisations traditionnelles sont également en recul mais les organisations syndicales sont les structures qui résistent le mieux. Les syndicats professionnels se renferment sur la gestion quotidienne et les problématiques professionnelles. Les directions syndicales y compris des fédérations ou des UD n’ont pas les moyens politiques et numériques d’impulser une dynamique militante et d’entraîner sur ce terrain. Des possibilités existent en revanche du côté des secteurs d’intervention géographiques notamment des UL mais elles pénètrent moins directement la classe.
Cela implique de reconstruire notre intervention syndicale, de la coordonner, d’y construire des réseaux de syndicalistes antifascistes. Nous avons la possibilité réelle de le construire aujourd’hui à condition de nous en donner les moyens notamment en terme de centralisation. Nous pouvons ainsi profiter de notre implantation dans les commissions dédiées des confédérations (FSU, Solidaires, CGT), à VISA, des relations que nous entretenons avec certaines UD et des positions que nous avons dans certains syndicats. La campagne que nous allons mener en défense de notre camarade Josie de Perpignan contre laquelle le maire Louis Alliot veut porter plainte peut nous aider à progresser en ce sens.
En articulation avec les cadres de coordination d’organisation nous devons au plus près du terrain chercher à impulser des activités militantes et chercher à organiser celles et ceux qui souhaitent le faire sans forcément rejoindre des organisations. Lors des RSA parisiennes, ce sont plusieurs dizaines de personnes qui avaient laissé leur contact en ce sens. Nous pourrions les organiser au niveau des quartiers, des facs et des lycées et conserver un cadre de coordination entre orgas au niveau parisien ou francilien. Si nous réussissions à structurer au niveau local, nous pourrions ensuite envoyer des délégués des groupes dans les réunions de coordination.
La construction de structures militantes antifascistes sera déterminante dans les mois à venir pour lutter contre la présence militante de l’extrême droite qui va s’accentuer avec la construction de Reconquête. Ces activités militantes vont se poursuivre voire s’accentuer dans le cadre de la campagne des législatives. Outre notre propre campagne, nous devrons nous opposer aux activités militantes de l’extrême droite, tenir les murs et la rue face à leur campagne, mobiliser contre leurs réunions publiques. À la rentrée, nous devrions chercher à structurer les cadres militants existants en organisant à nouveau des rencontres sociales antifascistes sur le territoire.