Publié le Vendredi 19 mai 2017 à 14h39.

Sur la corde raide. Premières leçons d’un premier tour

Sauf l'éditorial et le focus, bouclés le 8 mai, ce numéro de la revue l'Anticapitaliste est écrit entre les deux tours de la présidentielle, mais arrivera dans votre boîte aux lettres après le triomphe attendu d’Emmanuel Macron… Sur la corde raide, on y est donc aussi pour écrire ce premier bilan, mais des leçons fort utiles peuvent et doivent déjà être tirées.

Nous n’allons pas nous attarder sur les plus évidentes, essentielles mais bien connues : défaite historique du PS et des Républicains, puissance électorale du FN, percée spectaculaire de Jean-Luc Mélenchon et de la France insoumise, « hold up électoral » de Macron. Notre prochain numéro consacrera un dossier complet à cette présidentielle, à la nouvelle situation politique qu’elle reflète et qu’elle ouvre, au succès rencontré par Mélenchon, à la campagne du NPA et de l’extrême gauche aussi bien entendu.

Encore faut-il souligner que la crise qui frappe les deux partis gouvernementaux dominants des quarante dernières années n’est ni de même nature, ni de même ampleur. Le PS est voué à l’explosion : si son candidat sorti et son premier ministre sortant appellent tous deux à voter Macron, l’un se voit dans son opposition, l’autre dans sa majorité. La droite, elle, a perdu l’imperdable, à cause de sa corruption (au-delà de celle de son candidat ex-Monsieur Propre) et de son arrogance, puisqu’elle se croyait tout permis, y compris donc un programme d’une violence sociale inouïe, dans une campagne gagnée d’avance. La voici maintenant livrée à nouveau à la guerre des chefs, et surtout sous l’énorme pression électorale de Macron et du FN pour les législatives à venir. Le PS joue sa vie, la droite ses adducteurs.

Toujours est-il que l’on a décidément tourné une page. Depuis des décennies, la vie électorale et politique était largement cadenassée par les institutions de la Ve République, le bipartisme PS/droite, les fausses alternances gauche/droite, et l’épouvantail électoral du FN achevait à peu près de fermer le verrou. C’est ce système qui vient d’exploser. Peut-être la Ve république est-elle morte ce 23 avril. En tout cas, avec ce « 42 avril », deux « 21 avril » (2002) en même temps, une claque à gauche et une claque à droite, on se dirige tout droit vers une crise institutionnelle majeure.

 

La Rotonde contre Montretout

Mais allons-nous vers une crise de la domination de la bourgeoisie ? C’est autre chose. Car le duel qui sort de ce premier tour a tout pour déprimer. Comme le résumait dans Le Monde un électeur de Mélenchon peu disposé à voter le 7 mai, on a le choix « entre le Medef et la peste brune ». Or, déjà l’essentiel des médias et de la classe politique fait battre les tambours et nous raconte à nouveau la fable d’une opposition, selon le camp qui s’exprime, entre la France fermée et la société ouverte, les progressistes et les conservateurs, la raison économique et la démagogie, ou entre la protection nationale et la mondialisation libérale, le vrai peuple et la jet-set parisienne. C’est en réalité La Rotonde contre Montretout. Un combat entre deux politiques bourgeoises terrifiantes. Mais fort différentes.

 

Le candidat du Medef

Le Pen accuse Macron d’être flou et d’avancer masqué. C’est plutôt l’inverse qui est vrai. On voit bien ce que sera la politique du président Macron : du déjà vu en pire. Mais celle d’une présidence FN ? 

Macron est désormais le candidat de la plus grande partie de la bourgeoisie. Pour être précis, il est d’abord organiquement lié aux banques, aux très grandes entreprises, aux multinationales. Il est l’homme qui, après s’être fait un nom et un réseau dans le monde financier comme gérant chez Rothschild puis conseiller de Hollande et ministre de l’économie, a assumé le plus tranquillement du monde le capitalisme moderne comme « destruction créatrice », par exemple des vieux emplois industriels et des activités traditionnelles, au profit de la transformation numérique du monde du travail : « ce serait une grossière erreur de protéger  les entreprises et les jobs existants », disait-il en décembre 2014 face aux chauffeurs de taxi manifestant contre Uber. Avec donc le pendant social de cette doctrine : pour les jeunes de banlieue, « il vaut mieux faire Uber que dealer ».

Il méritait bien que quelques généreux donateurs lui fassent confiance : selon Le Monde diplomatique d’avril 2017 (La fin des partis politiques ? une enquête d’Alain Popelard), « en décembre 2016 le mouvement En marche ! avait recueilli 3,6 millions d’euros grâce à 13  500 donateurs. La contribution moyenne s’élèverait donc à 266 euros par personne – contre 23 euros pour la France insoumise de M. Jean-Luc Mélenchon, ou 27 dollars pour M. Bernie Sanders durant les primaires démocrates aux Etats-Unis. »

Fillon éliminé, Macron est devenu maintenant le candidat officiel du Medef et d’à peu près toute la bourgeoisie, par la grâce de sa Blitzkrieg électorale et de son programme : destruction généralisée du code du travail, reprise en main autoritaire de l’assurance-chômage, ainsi que des chômeurs sommés d’accepter la deuxième « offre valable d’emploi » (définie comme offrant un salaire non inférieur de 20-25 % à celui de l’emploi précédent), suppression de 120  000 postes de fonctionnaires et baisse des dépenses publiques de 60 milliards pour financer la baisse des impôts et des « charges » des entreprises et des riches, démantèlement de l’ISF...

Ceux qui n’arrivent pas à discerner la violence libérale de ce programme ont décidément les yeux bien fatigués, mais Macron pense à eux : il promet, tout de même, un meilleur remboursement des soins optiques et dentaires. Macron, c’est décidément, et exactement, de façon tellement caricaturale, le candidat du grand capital, un Fillon somme toute plus pragmatique, débarrassé de la clientèle traditionnelle de la droite, petits artisans et commerçants, débarrassé aussi des bondieuseries. Entre un fillonisme doucereux et un hollandisme radicalisé.

Si comme il est probable Macron est élu, on aura donc une pensée pour ce brave président sortant, qui pourra fièrement nous dire : « mon héritier, c’est le monde de la finance ». Mais avec une telle politique, qui cet héritier risque-t-il d’accueillir à son tour dans cinq ans, à l’Elysée, sinon Marine Le Pen elle-même ?

La peste brune

Macron comme Le Pen s’arrangent très bien de leur opposition fallacieuse progressisme libéral / nationalisme social. Elle leur permet de prendre toute la population en étau, et notamment les classes populaires, sommées de choisir entre le racisme institutionnalisé (et l’aventure d’une sortie de l’euro) et la soumission aux politiques libérales. Compte tenu des rapports de force sociaux et électoraux, c’est cette confrontation idéologique perverse qui devrait permettre à Macron de devenir président, et au Front national de gagner encore des voix, de s’enraciner encore un peu plus, d’accentuer son emprise sur ce qu’il considère comme son bétail électoral.

Car pour ce qui est de son programme « social », Le Pen se vautre dans l’hypocrisie la plus éhontée. Elle  a voulu frapper un grand coup médiatique en allant sur le parking de Whirlpool  à Amiens, pour enchaîner les selfies avec les licenciés et savourer les huées (bien méritées) qui ont salué un peu plus tard l’arrivée de Macron. Un spectacle triste à mourir. Macron leur a dit la même chose qu’aux licenciés du groupe de prêt-à-porter Vivarte, en mars dernier, aux ouvrières « illettrées » de Gad il y a deux ans : on ne peut pas interdire à des patrons de licencier, à des groupes de fermer leurs usines. Et, dans le cas de Vivarte, à des fonds spéculatifs d’acheter votre boîte et de la démanteler pour pomper du cash ! Mais on vous proposera des formations.

Le Pen leur a dit  sans vergogne : vous avez raison de vous révolter, moi je vous protégerai, je sauverai vos emplois. Mais comment ? Rien évidemment dans le programme du Front national n’a jamais évoqué l’idée de remettre en cause le pouvoir des capitalistes sur leurs entreprises et sur leurs capitaux. Ni réquisition des entreprises, ni socialisation des banques, ni contrôle des capitaux, ni ouverture des comptes, ni contrôle des salariés. Comme le disait Marine Le Pen le 5 janvier 2017 : « je souhaite que mon programme permette de dire  "Heureux comme un entrepreneur en France" ». Cité par Renaud Lambert dans Le Monde diplomatique de mai 2017 (Duplicité économique du Front national), un certain Bernard Monot, en charge de son programme économique, précise : « nous sommes des capitalistes, d’abord (…) A l’intérieur de l’Hexagone, nous sommes libéraux, c’est-à-dire en faveur du profit. Au-delà des frontières, tout change : il faut lutter contre la concurrence déloyale que nous impose la dérégulation mondialiste ».

Exploiteur du malheur des classes populaires, à coups de mensonges grossiers, le FN trouve bien normal que le patronat exploite comme il le veut les travailleurs. Mais pour prospérer, sa candidate a choisi de multiplier de fait les zigzags, au gré des circonstances. Elle a, ces dernières années, accentué le virage prétendument « social » du FN en promettant l’augmentation des petits salaires, la retraite à 60 ans, la défense des services publics. Mais elle a aussi multiplié les gages auprès d’un public de petits patrons que le FN dispute à la droite, en promettant de baisser elle aussi les « charges », de baisser les impôts en général, en refusant de prôner une augmentation directe du Smic et, surtout, en crachant sans cesse sur les syndicats, « politiques », « gauchistes », « fauteurs de troubles », « nuisibles aux entreprises »… Satisfaire et les patrons et leurs salariés, tout en faisant révérence au capitalisme ? L’impossible équation a bien sûr sa solution magique : protectionnisme économique, sortie de l’euro… et persécution des immigrés. Enfin Marine Le Pen a décidé de jouer la campagne de l’entre-deux-tours sur le terrain social : s’ériger en protectrice du peuple (et du petit peuple) contre la barbarie libérale et l’arrogance bourgeoise de Macron.

 Elle sait bien que cette démagogie ne peut qu’achever de lui mettre à dos le grand patronat, « les milieux économiques » comme on dit pudiquement. Cette tactique électorale ne montre-t-elle pas qu’elle vise aujourd’hui moins l’exercice du pouvoir d’Etat qu’à gratter autant de voix que possible, pour faire de son parti une puissance politique définitivement enracinée, et dominante, dans des départements entiers, dans des centaines de villes ?

Dans le pourtour méditerranéen, le FN devance souvent la droite locale et met sous pression ses petits notables, qui auront à choisir entre l’alliance avec le FN, le ralliement au centre macronien ou la défaite solitaire. Dans le nord de la France, il devient électoralement hégémonique (entre 35 et 45 % des voix  à toutes les élections depuis 2014 !) dans des dizaines de petites villes, picardes ou de l’ancien bassin minier…

Si comme il est probable Marine Le Pen n’est pas élue, le FN n’en sera pas moins en position de force dans des territoires entiers, et peut-être verrons-nous alors se développer non seulement la « lepénisation » de certains esprits, mais quelque chose comme un frontisme municipal. Le FN pèserait alors de façon inédite sur la société, en exerçant une pression politique intense sur le reste de la classe politique (avec pour résultat un traitement toujours plus ignoble des migrants par exemple), tout en tentant d’appliquer toutes sortes de mesures discriminatoires localement.

 

Une vague réactionnaire ?

Comment desserrer l’étau ? Faisons-nous face d’ailleurs à une nouvelle dégradation des rapports de force au détriment des exploités et des opprimés ? Une nouvelle vague de « droitisation de la société » comme on l’entend  souvent (mais depuis si longtemps…) ? Difficile de ne pas le penser, et de ne pas se sentir accablé, à voir le duel final Le Pen – Macron, et si on considère le cumul des voix « de gauche », Poutou/Arthaud/Mélenchon/Hamon, à moins de 30 %... La situation politique a des aspects dramatiques qu’il ne faut pas édulcorer. Par ce que ces élections reflètent, et par ce qu’elles rendent aussi possible.

Sauf que la réalité est tout de même plus contradictoire (et qu’il est vain de la commenter et de se lamenter à l’infini, comme si la situation ne dépendait pas aussi de nous-mêmes). La comparaison avec 2012 (Mélenchon + Hollande : 39 %) et même 2007 n’est pas si simple. De « gauche » vraiment, toutes les voix de Hollande en 2012 (dont une partie ont été captées par Macron) ou celles de Ségolène Royal en 2007 ? Il y a en outre un effet d’optique avec le mode de scrutin actuel. Quatre candidats dans un mouchoir de poche, six combinaisons possibles, dont un Mélenchon-Le Pen synonyme d’énorme crise politique, ou un Mélenchon-Macron qui aurait fait tirer de bien autres conclusions à ceux qui ne voient que désespoir. Ambivalente, aussi, la difficulté de Macron à nous refaire le coup de Chirac en 2002 : c’est le signe d’une grave banalisation du FN et en même temps d’un ras-le-bol bien réfléchi de millions de gens qui se sont fait avoir en 2002 et refusent de rentrer dans le rang du libéralisme obligatoire.

Ambivalente, enfin, l’évolution à gauche, avec la percée de Mélenchon (deux fois plus de voix qu’en 2012 et un niveau inédit depuis bien longtemps dans cette mouvance communiste et gauche de la gauche), les espoirs soulevés, une poussée elle-même ambivalente tant Mélenchon a affadi et tricolorisé son programme et sa candidature pour poser au chef d’Etat responsable… et nationaliste. Rappelons-nous que le second tour ne résume pas les rapports de forces électoraux du premier, qui eux-mêmes ne résument pas les rapports de forces politiques dans la société.

Le désarroi mais aussi la colère sont profonds dans les classes populaires. Des aventuriers comme Le Pen, et d’une façon différente Macron, savent les exploiter. Mais ni le programme raciste du FN ni le programme de purge sociale des libéraux ne sont majoritaires. Comme le montrent à la fois les difficultés d’entre-deux-tours de Macron et la défaite de Fillon, qui n’est pas que l’effet du Penelopegate.

Alors nos exploiteurs feraient bien de se méfier.

 

La campagne du NPA et de Philippe Poutou

C’est ce que le NPA et son candidat ont voulu exprimer lors de cette campagne.  Une candidature ouvrière (« Votez pour l’un des vôtres »), totalement indépendante de la gauche qui gouverne au service des patrons, qui a voulu être le porte-voix de la colère des classes populaires et des opprimés, et qui insistait sur deux choses : c’est par les luttes, non par les élections, que nous changerons les choses, et il faudra remettre en cause le capitalisme lui-même. Une méthode Poutou radicale, loin de la démarche institutionnelle, purement électorale et vidée de tout anticapitalisme véritable, de la France insoumise. 

Les scores de l’extrême gauche, le nôtre et celui de Lutte ouvrière, dont la campagne s’est révélée finalement assez semblable à la nôtre sur ces points essentiels, ont été ce qu’ils ont été, modestes. Mais une large sympathie s’est manifestée, au-delà du vote lui-même, pour l’ouvrier révolutionnaire qui finalement, s’est avéré le vrai candidat du « courage de la vérité » face à Fillon et Le Pen lors du mémorable « débat des onze ». C’est un premier jalon qu’il fallait poser, pour préparer les futures mobilisations sociales, tellement nécessaires face à ce que le nouveau pouvoir va tenter de nous faire subir.

 

Yann Cézard