La mobilisation sur les retraites de 2010 a relancé les débats sur la grève générale et sa place dans la stratégie révolutionnaire. D’autant plus que, dans l’actuelle période de dégradation du rapport de forces au détriment de la classe ouvrière, les reculs engendrent des formes d’esquive de la question.
Cet évitement se retrouve en pratique avec les mouvements de désobéissance ou de résistances clandestines souvent menés par des militantEs syndicaux découragéEs par les échecs, par les stratégies syndicales ou par la judiciarisation de l’action syndicale, sans compter la criminalisation du mouvement social. Cela peut passer par un relatif déni du recul des grèves par des militantEs ou des chercheurSEs qui refusent d’accepter ces reculs en recherchant dans les statistiques sur les conflits du travail d’autres formes de lutte (pétitions, nombre d’avertissements) une compensation à la baisse quasi continue, depuis le milieu des années 1970, du fait gréviste. Et enfin dans des analyses qui, après la grève par procuration, théorisent le « dépassement » de la grève par les manifestations ou les campements.
La grève doit être interrogée dans sa dimension organique, c’est-à-dire comme mise en cause du rapport de domination dans les processus de valorisation stricte ou élargie du capital ou de participation à la circulation des marchandises.
La centralité du rapport salarial dans la société capitaliste
La domination du capital dans ces processus, c’est-à-dire dans le travail, est le rapport social dominant dans le système capitaliste. Le travail est l’activité centrale des hommes/femmes comme production de richesses, de rapport à la nature, de structuration dominante des rapports sociaux. Dominante ou centrale, ne signifie pas unique : la société capitaliste est faite d’autres rapports sociaux : de genre d’origine géographique, d’âge, de sexualité. Ces rapports sociaux préexistants au système capitaliste sont d’ailleurs fortement impactés par la domination du capital sur le travail. Ce rapport social est tellement dominant qu’il afflige d’un statut dégradé celles et ceux qui ne s’y inscrivent pas (ou mal) et imprègne toujours plus les domaines qui ne lui sont pas, ou peu, ou pas encore totalement inféodés : éducation, santé, culture… Au-delà du quantitatif, c’est-à-dire du temps passé au travail ou pour le travail, c’est bien là que prennent naissance l’aliénation, la domination constitutives des rapports sociaux de cette société.
Être en grève, depuis le début du xixesiècle, c’est donc mettre un terme, au moins provisoire à une réalité double : suspendre la production/réalisation de la plus-value et rompre le rapport de domination, le tout valant suspension du contrat de travail. De ce fait, l’arrêt de travail, même prolongé (mobilisations de 2003 ou 2007) dans des activités comme la santé, l’éducation ou la justice n’a pas les mêmes implications, même si les revendications peuvent être du même ordre.
La grève est ainsi le moment de remise en cause du rapport social dominant dans toutes ses dimensions. C’est le moyen essentiel de progression du niveau de conscience, de libération partielle et provisoire des contraintes matérielles et des pressions sociales ou « familiales ». Il faut du temps pour casser cette dictature du capital. Le plus souvent une ou deux journées de grève n’y suffisent pas. C’est dans la durée, dans l’apprentissage quotidien, dans la découverte de la répression patronale ou policière que se dévoile l’ensemble des rapports sociaux capitalistes et la possibilité pour les salariés de les remettre en cause. C’est dans cette durée que la grève devient le moment privilégié de comportements différents, de création de rapports sociaux nouveaux, de valeurs nouvelles. Les victoires même partielles et provisoires confortent l’idée que la lutte paie et préparent le terrain de mobilisations plus développées tout en contribuant à la construction des équipes militantes syndicales ou politiques.
Cette durée nécessaire, les patrons et l’État tentent de la réduire en exigeant la reprise du travail comme préalable à l’ouverture des négociations : réduire le temps d’arrêt du travail, reprendre la main, renvoyer le/la travailleurSE à sa place de dominéE. Souvent aussi pour mieux négocier avec les représentants « responsables », les syndicalistes reconnus au travers des institutions qui favorisent les délégations de pouvoir.
À l’automne 2010, la bourgeoisie était bien consciente du double enjeu central que posait une grève comme celle des raffineries et du système d’approvisionnement en pétrole : risque d’un blocage économique par l‘arrêt de production d’un secteur stratégique et risque d’une contagion sociale au travers d’une extension de ce conflit à d’autres secteurs. Pour mettre fin à cette situation, la bourgeoisie a alors déployé tout son arsenal juridique, policier, médiatique pour tenter de rendre la grève illégale et impopulaire avant de la défaire. On ne peut, à l’opposé, que déplorer la faiblesse du soutien apporté par le mouvement ouvrier, limité à des déclarations de principe, pendant que quelques centaines de militants syndicaux ou d’extrême gauche seulement tentaient de soutenir la résistance pratique sur les lieux d’occupation.
La grève est toujours un acte politique !
Pour Gramsci, « l’hégémonie part de l’usine et elle n’a pas besoin, pour s’exercer, que du concours d’un nombre limité d’intermédiaires professionnels de la politique et de l’idéologie »1. Ceci s’oppose aux théories dans lesquelles la notion d’hégémonie renverrait à l’existence d’un ensemble d’institutions « démocratiques », ou à double fonction (école, justice…) qui validerait une primauté de la bataille politique dans le cadre des institutions. Ces analyses tendent à survaloriser ce champ politique où se joueraient les enjeux de pouvoir et ceci quels que soient le moment et le niveau de l’affrontement de classe. La question de l’hégémonie ne peut être séparée de ce moment de l’affrontement, ne peut se résoudre dans une guérilla sociale. C’est bien par sa constitution en tant que classe « pour soi », par la mobilisation se généralisant, principalement par la grève devenant générale, que le prolétariat conquérra l’hégémonie sur la majorité de la société. Si la révolution ne peut se faire par les urnes, ce n’est pas seulement au regard de la question de l’affrontement physique, militaire. C’est parce que ce n’est pas par là que passera la conquête de la majorité de tous ceux qui ont intérêt à renverser l’ordre bourgeois. C’est également cette conquête dans la lutte de cette majorité qui peut permettre des paralysies partielles de l’appareil répressif.
C’est à partir de cette place centrale de la grève dans la construction de la conscience de classe que doit être interrogée la phase supérieure de la grève, la grève générale : « Ainsi que tout marxiste le sait, la grève générale constitue l’un des moyens de lutte les plus révolutionnaires. La grève générale n’est possible que lorsque la lutte des classes s’élève au-dessus de toutes les exigences particulières et corporatives, s’étend à travers tous les compartiments des professions et des quartiers, efface les frontières entre les syndicats et les partis, entre la légalité et l’illégalité, et mobilise la majorité du prolétariat en s’opposant de façon active à la bourgeoisie et à l’État. Au-dessus de la grève générale, il ne peut y avoir que l’insurrection armée. Toute l’histoire du mouvement ouvrier témoigne que toute grève générale, quels que soient les mots d’ordre sous lesquels elle a surgi, a une tendance interne à se transformer en conflit révolutionnaire déclaré, en lutte directe pour le pouvoir »2.
La question de l’unité
Les questions posées par la stratégie révolutionnaire sont nombreuses et la grève partielle ou générale ne saurait fournir toutes les réponses. Il en va ainsi de la question de l’unité pour laquelle le front unique nous est présenté comme tactique voire comme stratégie. Il faut tout d’abord préciser quelle unité nous visons. En ce qui concerne l’unité du prolétariat – au sens où l’entendait Daniel Bensaïd3, et non celle de l’unité du salariat souvent présentée comme équivalent – c’est la grève qui construit cette unité, dans la lutte, au-delà des diversités (ouvriers/employés, jeunes/« anciens », hommes/femmes, français/immigrés, syndiqués/non syndiqués) et entre les différents syndicats. L’auto-organisation est le moyen essentiel de la construction de cette unité. Les formes peuvent en être différentes, en fonction de la période ou de l’histoire de l’entreprise concernée, et peuvent aller de l’intersyndicale traditionnelle composée des « responsables » syndicaux habituels, au comité de grève démocratiquement élu et révocable en passant par les assemblées générales plus ou moins structurées. Dans des situations particulières, une reprise de la production avec des formes différentes peut être décidée comme pédagogie mettant en avant la capacité des travailleurs à organiser eux-mêmes la production et comme moyen de populariser la lutte. Autour de telles mobilisations, surtout quand elles s’inscrivent dans la durée, peut s’élargir l’unité : avec d’autres secteurs d’activité (public/privé, industrie/commerce/banque…) et d’autres catégories de salariés (enseignants, jeunes, chômeurs, commerçants, paysans…). Extension, coordination, généralisation mènent à la forme supérieure de la grève, la grève générale qui peut structurer au-delà de l’unité du prolétariat, l’unité de tous ceux qui ont un intérêt même partiel ou momentané au renversement de l’ordre bourgeois : « Une grève générale est objectivement politique du fait qu’elle implique un affrontement avec la bourgeoisie dans son ensemble et avec l’État bourgeois, mais il n’est pas nécessaire qu’elle en ait conscience dès le départ »4.
Robert Pelletier
1. Antonio Gramsci, Cahiers de prison, n° 22, Gallimard, Bibliothèque de philosophie, 710 p. page183.
2. Léon Trotsky, 1905, éditions de Minuit.
3. Daniel Bensaïd, Marx l’intempestif, Grandeurs et misères d’une aventure critique (XIXe-XXe siècles), Fayard, 1995, 415 p, chapitre : « Mais où sont les classes d’antan ? », p. 202 à 209.
4. Ernest Mandel, retranscription d’un exposé lors d’un stage de formation, date inconnue, http://www.ernestmandel…
La mobilisation sur les retraites de 2010 a relancé les débats sur la grève générale et sa place dans la stratégie révolutionnaire. D’autant plus que, dans l’actuelle période de dégradation du rapport de forces au détriment de la classe ouvrière, les reculs engendrent des formes d’esquive de la question.