La mobilisation en cours contre la loi « travail » a déjà marqué un avant et un après. La situation politique et sociale devient plus favorable aux luttes des salarié-e-s, de la jeunesse, des opprimé-e-s. Et ouvre de nouvelles possibilités pour l’action des anticapitalistes.
Rouleau-compresseur néolibéral, droitisation de la vie politique, montée continue du FN, attaques djihadistes au cœur de Paris, état d’urgence et interdiction des manifestations, union nationale autour de la déchéance de nationalité… Le tableau paraissait bien sombre il y a quelques mois, voire encore semaines. Même si les luttes de résistance, qui n’avaient jamais cessé, commençaient à augmenter. Les tendances adverses n’ont pas disparu du jour au lendemain, de nouveaux coups de boutoir réactionnaires peuvent survenir à tout moment et pourtant, la situation a changé.
Le facteur déterminant est bien sûr le spectaculaire regain de la contestation sociale, déclenchée – comme souvent – par une mobilisation de la jeunesse. Quels que soient le devenir et l’issue finale du mouvement contre la loi Valls-El Khomri, il est d’ores et déjà le plus massif et déterminé depuis celui de 2010 sur les retraites – dont la défaite avait alors scellé une inversion de tendance, ouvrant une étape de recul des luttes sur le plan social et d’offensive réactionnaire au niveau politique.
Ce rappel de 2010 signifie-t-il que si le mouvement en cours ne parvenait pas à imposer le retrait de la loi « travail » (ce qui est dans le domaine du possible), nous serions repartis pour des années de réaction et de néolibéralisme triomphants ? Rien n’est moins sûr, pour plusieurs raisons.
Le premier facteur tient à la dynamique sociale d’ensemble qui est à l’œuvre. Ce mouvement surgit, d’une part, en tant qu’expression, « coagulation » disent beaucoup, d’une accumulation de mécontentements sur toute une série de terrains (austérité gouvernementale et agressions patronales redoublées, renoncements écologiques et répression d’Etat contre les contestataires, attaques antidémocratiques et racistes dans le cadre de l’état d’urgence, sort indigne réservé aux migrants…) ; d’autre part, comme couronnement de mois qui ont été marqués par une hausse sensible des conflits sociaux et environnementaux, même si les premiers sont restés largement invisibilisés du fait de leur caractère ponctuel et localisé1.
Un deuxième facteur concerne la dynamique politique. Les grèves, occupations, manifestations s’affrontent à un gouvernement « de gauche ». Et elles se combinent avec un mouvement politique antigouvernemental marqué à gauche, une première depuis le début du quinquennat (la contestation et la mobilisation ne sont plus le monopole des réacs de « la manif pour tous » !) Depuis 2012, le NPA avait mis en avant la nécessité de construire une « opposition de gauche » au gouvernement : celle-ci est aujourd’hui en train de se construire dans la rue.
Enfin, il convient de considérer les dynamiques internes au mouvement. Ce qui frappe, notamment par rapport aux mouvements précédents (1995, 2003, 2010) qui étaient largement dominés par une conscience moyenne antilibérale non anticapitaliste, marquée par des références nostalgiques à la période des Trente Glorieuses, est la radicalité anti-système qui s’exprime dans les mobilisations. Chez de nombreux jeunes en particulier (même si, à l’instar du salariat, seuls des secteurs minoritaires, une « avant-garde », se sont jusqu’à présent mis en mouvement), l’anticapitalisme apparaît comme sorte d’évidence, tandis que pour beaucoup, le communisme n’est plus un gros mot et suscite au contraire intérêt et questions.
Opposition de gauche, gouvernement aux abois
Ce qui donne à la situation actuelle son caractère particulier, et potentiellement explosif, est donc la combinaison du renouveau des luttes et d’une crise politique sans précédent. Hollande-Valls sont allés si loin qu’ils ont fracturé leur propre parti. Le passage de Martine Aubry et Benoit Hamon à une quasi opposition a marqué un tournant – dont on voit certaines conséquences à travers les prises de position de l’UNEF et des « syndicats » lycéens, dont les directions sont toutes liées à des courants du PS.
Le gouvernement enfonce aujourd’hui tous les records d’impopularité. « Normalement » rejeté à droite et à l’extrême droite, il l’est désormais aussi à gauche. La une sur cinq colonnes du journal Le Monde daté du 31 mars, « A gauche, le rejet massif de François Hollande », rend compte d’une réalité. Selon un sondage Odoxa-Paris Match du 18 mars, 73 % des électeurs qui se situent à gauche (pour 86 % du total) ne souhaitent pas que Hollande se représente à la présidentielle. Une autre enquête du même institut, réalisée au même moment pour le quotidien Les Echos (« Les rendez-vous de l’économie »), établit que « pour les Français, les chefs d’entreprises sont les seuls gagnants de la politique du gouvernement alors que les jeunes, mais aussi les ouvriers et les salariés précaires, en seraient les principales victimes ».
Hollande-Valls sont aux abois. Alors qu’ils avaient déjà dû remiser certains points du projet El Khomri (pour tenter d’en conserver l’essentiel, avec le soutien de la CFDT et du Medef), le 30 mars a scellé la débâcle de leur projet de réforme constitutionnelle, la grande manœuvre d’union nationale imaginée après les attentats du 13 novembre, avec ses mesures directement empruntées à l’extrême droite. C’est pour eux une claque monumentale. Qui ne peut pas être attribuée superficiellement (comme Cambadélis et d’autres ont tenté de l’accréditer) à l’opposition d’une droite sénatoriale qui aurait choisi la position dure de Fillon contre celle, plus accommodante, de Sarkozy. L’échec gouvernemental s’explique d’abord par une situation d’ensemble, marquée par l’opposition de gauche surgissant de la rue, qui accélère le processus de dislocation de la majorité présidentielle et parlementaire.
Des formes nouvelles et anciennes, des questions de fond très classiques
Les révolutions arabes de 2011, notamment en Egypte, avaient les premières mis en évidence le rôle que pouvaient désormais jouer les « réseaux sociaux » (facebook, twitter, youtube et autres médias). Sans surprise, on retrouve cet élément dans le mouvement contre la loi travail, depuis la pétition en ligne (« Loi Travail : non merci ! ») lancée le 19 février par quelques militants dont l’ancienne socialiste Caroline de Haas, jusqu’à l’initiative #OnVautMieuxQueCa et à celle du 31 mars, « Nuit debout, on ne rentre pas chez nous ».
Pour le reste, on serait presque surpris du classicisme des problèmes politiques posés par et dans le mouvement. Dans le paysage syndical, on retrouve le même clivage que celui de 1995 entre les organisations dites « contestataires » (CGT, FO, Solidaires, FSU) et celles dites « réformistes », CFDT en tête. Et du côté des directions « contestataires », c’est la même politique des journées d’action saute-mouton, que l’on a vue et revue en 1995, 2003 puis 2010.
Les militants combatifs, des GoodYear aux postiers du 92, qui plaident pour la convergence, l’auto-organisation et la grève générale, semblent cependant avoir un écho plus important que dans le passé – en tout cas les « réseaux sociaux », dont l’existence aide à faire connaître des positions plus radicales, en décalage avec les médias et organisations institutionnels, leur accordent aujourd’hui un tel crédit. Tout l’enjeu des prochaines semaines est de savoir si la poussée de la base et l’action des équipes lutte de classe permettront d’aller au-delà de la politique traditionnelle des directions syndicales, en développant l’auto-organisation et l’unité interprofessionnelle pour construire un mouvement capable de gagner, donc prêt à œuvrer à une paralysie de l’économie du pays.
Dans la jeunesse, outre le foisonnement créatif que l’on commence à observer, on est frappé également par la similitude avec les configurations politiques de mouvements du passé, y compris lointain. Comme dans beaucoup de mobilisations précédentes, les deux questions centrales sont la massification du mouvement, qui implique la grève la plus générale et prolongée possible, et celle de l’auto-organisation en assemblées générales et coordinations souveraines, avec des comités de mobilisation ou de grève mandatés et révocables. L’une conditionnant l’autre, et réciproquement.
Quant aux forces organisées qui interviennent dans le mouvement étudiant et lycéen, c’est aussi du déjà vu avec les trois grand pôles politiques en action : anticapitalistes et révolutionnaires (dont les militants du NPA), gauche réformiste (représentée principalement par les secteurs du PS qui contrôlent l’UNEF et les « syndicats » lycéens), mouvance autonome (dont la principale expression en région parisienne est le Mili).2
Un futur « ouvert »
Personne ne peut évidemment prévoir ce qu’il adviendra de ce mouvement. Cela dépendra d’abord des grandes dynamiques sociales et politiques – qui nous échappent largement – et ensuite, dans ce cadre, des batailles concrètes où, là oui, les anticapitalistes jouent et joueront un rôle. Ce qui dans tous les cas est certain, c’est que l’on est entré dans une situation riche de possibilités.
D’autant que si le gouvernement Hollande-Valls se meurt (lentement, très lentement grâce aux institutions de la Ve République), la crise politique est véritablement générale. Il faut ajouter la cacophonie à droite, avec les onze candidats à la primaire des Républicains (et les ennuis judiciaires récurrents de l’ex-président), un scrutin que les « centristes » de l’UDI et du Modem ont d’ailleurs décidé de bouder, l’éclatement du Front de gauche et l’invisibilité persistante d’EE-LV, ainsi que l’effacement soudain du FN – qui, comme cela avait toujours été le cas jusqu’à présent, disparaît des écrans dès que se développe une mobilisation sociale d’ampleur.
Aider à reconstruire un mouvement ouvrier et social digne de ce nom, développer une alternative politique anticapitaliste : les tâches restent les mêmes, mais l’espace qui permet d’y travailler s’est sensiblement élargi.
Jean-Philippe Divès
- 1. Voir à ce sujet les études de notre camarade Jacques Chastaing, disponibles sur https ://blogs.mediapart.fr/jean-marc-b/blog
- 2. Ainsi, ces trois courants étaient déjà présents dans la grève générale des universités (qui avait duré trois mois) du printemps 1976. De même pour la problématique massification/auto-organisation. Bien sûr les époques sont différentes, tous les paramètres ont largement changé. Mais sur le fond, ce sont les mêmes questions et batailles politiques, pour les mêmes types d’orientation.