Entretien avec François Desriaux, rédacteur en chef de la revue Santé et Travail1, dont les 4es rencontres ont porté sur le thème « La politique peut-elle changer le travail ? »Pourquoi cette revue et quel objectif pour ces rencontres ?
Il s’agissait de désenclaver le thème de la santé au travail, qui était réservé aux seuls spécialistes. Il y avait alors très peu de démarches à la fois citoyennes et de santé publique. Cette question était en quelque sorte confisquée par le paritarisme : on ne parle que des sujets sur lesquels on est d’accord et pas ou peu de ceux qui font débat et notamment débat social.
Au contraire, nous abordons surtout des sujets qui font controverse, en essayant de les éclairer par l’intervention de professionnels, avec un travail rédactionnel pour que ce soit accessible à des non-spécialistes et en nous positionnant du côté de la défense de la santé des salariéEs. Il y a déjà suffisamment de personnes pour défendre l’économie. L’autre limite que nous nous fixons c’est d’éditer des choses discutées scientifiquement. D’où la composition d’un comité scientifique : chercheurs, médecins du travail, ergonomes... experts reconnus, essentiellement de la sphère publique.
Ces rencontres annuelles sont un rendez-vous avec nos lecteurs. Pour cette année électorale, après la présidence de Sarkozy et sa campagne sur le travail et sa revalorisation, le thème du travail et de la politique s’imposait. Son discours avait « pris », probablement avec une vision morale du travail et de l’effort, plutôt qu’une réelle interrogation sur le travail en lui-même.
Alors que le travail a été plutôt malmené, la politique pouvait-elle s’intéresser à son contenu ?
En échange d’un salaire, d’un temps de présence, d’un contrat, peut-on demander aux salariéEs de faire n’importe quoi, quitte à ce qu’ils y laissent leur santé ? Il nous semble que cette question n’est pas bien, voire jamais posée, en tout cas toujours mal traitée par les politiques. C’était donc pour nous un moyen de peser un peu sur le débat public, sur la réflexion des partis politiques, des parlementaires, des syndicats, des salariéEs.
Pendant ces heures où l’on est à disposition de l’entreprise, que ce se passe-t-il, que nous demande-t-on de faire ? Est-ce compatible avec un épanouissement, avec ce que chacun vient chercher dans le travail et pas seulement une rémunération ou est-ce – le travail étant alors considéré par nature toxique et désagréable – un lieu d’aliénation, de souffrance ? Du coup, la seule façon de le supporter serait-elle de travailler moins ? Ou au contraire, peut-on espérer que le travail devienne un lieu d’accomplissement de soi, dans lequel on puisse se reconnaître ? Questions essentielles pour nous et que l’on a voulu mettre en débat lors de deux tables rondes.
La première consistait à regarder comment le travail traverse les politiques publiques sous la responsabilité directe de l’État : l’inspection du travail remplit-elle sont rôle de prévention des risques professionnels ? Mais aussi, quelle prise en compte du travail, de son contenu en matière de santé publique, d’environnement, de formation professionnelle ?
La seconde a traité la dégradation du travail du fait de son intensification et de la standardisation des modes opératoires, génératrices de la souffrance, du mal-être, des suicides.
Autant on peut interdire l’amiante, autant il semble difficile d’interdire la souffrance au travail. D’où la question de la démocratie dans l’entreprise, en termes de contre-pouvoir des institutions représentatives du personnel et également de rétablissement des capacités et du droit d’expression des salariéEs.
Inspection du travail et médecine du travail présentent de graves problèmes d’effectifs, qui rejaillissent sur la prise en compte ou non de la santé au travail.
Dans les cinq ans qui viennent, du fait des départs en retraite, il y aura une pénurie très importante de médecins du travail. Il faut plus de dix ans de formation. La médecine du travail va disparaître, simplement parce que l’on ne forme plus.
Pour l’inspection du travail c’est un peu différent. Il y a eu un plan de modernisation avec pour conséquence l’augmentation significative du nombre d’inspecteurs du travail. Nous revenons à peu près à la moyenne européenne. En revanche, les outils et moyens nécessaires sont-ils mis à leur disposition pour qu’ils jouent pleinement leur rôle ? Parmi les outils, a été abordé celui des politiques de contrôle et pénales. Quels moyens de coercition ont-ils à leur disposition ?
Le travail ne peut se résumer au salaire et au temps de travail. Quel est alors cet autre aspect du travail qu’il faut aussi changer ?
Tout le reste. Vous arrivez le matin et vous repartez le soir et entre-temps vous avez fait quelque chose. Vous avez créé, monté des pièces, usiné... Tout cela vous l’avez fait avec des contraintes de temps par exemple. Mais aussi des contraintes liées à la coopération ou aux difficultés de coopérer.
Tout ce à quoi s’intéresse l’ergonomie et notamment la différence entre le travail prescrit par l’organisation, tel qu’il est imaginé par les concepteurs, et le travail réel. Cet écart demeure même dans les travaux les plus rationalisés, les plus répétitifs, les moins inventifs.
Une intelligence est développée en permanence par l’agent, l’opérateur pour adapter son travail à des choses qui ne sont pas visibles, non envisagées par l’organisation, pour que cela marche malgré tout.
C’est tout ce que le salarié va mettre de lui-même dans son travail qui va lui permettre de se reconnaître dans ce qu’il fait et même en éprouver une certaine satisfaction. Le travail c’est tout cela.
La question est alors de savoir si ce que l’on demande aux personnes, les conditions dans lesquelles on les fait travailler leur permettent de se réaliser, d’en retirer du plaisir ou au contraire, si le travail devient alors une contrainte, une souffrance, quelque chose que l’on fuit, où l’on va à reculons, la peur au ventre. Les psychodynamiciens appellent cela la centralité du travail, élément essentiel de la construction psychique de la personne.
Les groupes d’expression peuvent-ils être un moyen ?
Il y a deux ans, nous avions lancé un appel : « Reprendre la parole sur le travail », toujours d’actualité. C’est le 30e anniversaire des lois Auroux (1982) qui ont créé les CHSCT et instauré un droit d’expression sur le travail et son organisation. Le droit est resté, mais n’est plus du tout utilisé. Récupéré par la hiérarchie, les salariéEs et les syndicats n’ont pas réussi à se l’approprier.
La rédaction de Santé et Travail estimait d’une part que les gens qui souffrent au travail sont souvent isolés et qu’un des moyens de rompre cet isolement consiste à mettre le travail en discussion. D’autre part, si l’on veut que chacunE puisse se réapproprier le travail, il faut qu’il ou elle puisse soutenir une position sur le travail, par rapport à la hiérarchie, penser sa situation, s’exprimer en mettant des mots sur ce qu’il fait et pourquoi il le fait. Ce qui ne saute pas évidemment aux yeux de la hiérarchie et de ceux qui conçoivent l’organisation, mais qui n’est pas également d’une formalisation immédiate pour les salariéEs. Il n’est pas facile d’expliquer, de justifier tous ses choix, même dans des travaux très automatisés, « robotisés ». Pour être en capacité de soutenir un point de vue, il faut en avoir discuté collectivement, chacunE vivant différemment le travail. Permettre la controverse sur le travail.
Pourquoi les politiques s’intéressent-ils si peu à la question du travail et de son organisation ?
Un certain nombre de militantEs de ces partis s’y intéresse. Par contre, dans quelle mesure les dirigeants s’y intéressent et sont capables d’en parler ? Ils ne viennent par forcément du monde de l’entreprise, en s’étant confrontés à ces questions. Leur recrutement, la formation des dirigeants politiques font qu’ils sont plus à l’aise pour discuter d’économie, d’emploi, de macroéconomie que du travail.
Il y a également une certaine gêne, une retenue pour aborder ces questions, estimant que c’est plus du domaine de l’action syndicale. De notre point de vue, c’est une question de société qui ne peut pas échapper aux politiques. Ils ne peuvent s’en désintéresser au prétexte que ce serait l’apanage, l’exclusivité des syndicats.
Après la catastrophe de l’amiante, alors que les suicides du fait du travail se multiplient, ces problèmes sont devenus d’intérêt général et la question de l’emploi est intiment mêlée au contenu du travail. La situation du chômage de masse va de pair avec une détérioration du contenu du travail.
Chaque fois qu’il y a des plans « sociaux », il y a d’abord course à la productivité, à la rationalisation du travail à outrance et du coup destruction d’emplois. Chaque fois, cela se traduit par du malheur frappant les personnes qui perdent leur emploi et des conditions de travail plus mauvaises pour celles et ceux qui vont rester et avoir « la chance » de conserver leur emploi. Il y a une très grande difficulté à en parler. Ceux qui restent sont très vite culpabilisés : « Toi tu as la chance d’avoir gardé ton boulot, donc tu fermes ta g... ».
Les documentaires, les films sur le travail et ses conditions se multiplient. Il existe aussi le festival « Filmer le travail » à Poitiers. Y-a-t-il un renouveau de l’intérêt porté sur le travail ?
En effet le cinéma, qui est assez sensible aux phénomènes de société, a bien capté qu’au-delà de la fermeture des usines et des drames humains que cela entraîne, il y a les suicides, le mal-être et que c’est une formidable scène. Comment cette société financiarisée nous conduit-elle à dégrader le travail comme on peut le voir dans la « Mise à mort du travail » ?
Le cinéma permet une mise en visibilité. C’est aussi l’objectif de nos rencontres et de la revue.
Les vidéos prises lors de cette rencontre sont disponibles sur le site : http://www.sante-et-trav…
Propos recueillis par Alain Jacques
- La revue Santé et Travail a été lancée il y a 20 ans dans le cadre de la politique de prévention de la Mutualité française. Elle est maintenant éditée par différentes mutuelles (Mutualité française, Macif, Matmut, Mutuelles de France, Chorum) qui la diffusent gratuitement aux syndicalistes, membres des CHSCT et CE des entreprises qu’elles ont en assurance complémentaire maladie. Elle tire selon les numéros entre 20 et 30 000 exemplaires et est vendue à des médecins du travail, acteurs de prévention, etc. qui s’abonnent.