Le livre de Christian Corouge est un grand et important ouvrage. Il représente sans doute le meilleur de ce qu’une sociologie critique est en mesure d’apporter à un public large, curieux et engagé. Comme le sous-titre l’indique, il s’agit de la retranscription d’un dialogue entre un sociologue (Pialoux) et un ouvrier, OS durant toute sa vie de travailleur. L’essentiel est composé par la retranscription des entretiens conduits durant les années 1983-1986, auxquels s’ajoute une postface réalisée, toujours sous forme de dialogue, en novembre 2010, quelques mois avant que Corouge ne parte en retraite. Ces entretiens avaient donné lieu à un rapport de recherche pour le ministère du Travail (Le militantisme ouvrier aux usines Peugeot-Sochaux dans les années 1970-1980 », 600 pages) qui est demeuré à l’état de littérature grise. Une partie avait été publiée sous la forme d’une « Chronique Peugeot » en 1984-1985, dans la revue de sociologie, Les actes de la recherche en sciences sociales, éditée par Pierre Bourdieu.
On l’a compris, l’essentiel de ce travail remarquable porte sur une période bien antérieure à l’actuelle, la fin des années
1970 et le début des années 1980. Une bonne trentaine d’années après, au-delà de l’indéniable aspect archéologique, quel est alors l’intérêt de cet ouvrage, si tant est qu’il en présente un ? Si l’on prend la peine de présenter en détail le livre, le lecteur doit se douter que la réponse est de l’ordre du positif.
Plusieurs aspects doivent être mentionnés. Tout d’abord, le lieu dans lequel se déroule le récit se situe en périphérie de l’histoire ouvrière, telle qu’elle s’est constituée dans l’Hexagone. En effet, tant la sociologie que l’histoire qui se sont penchées sur cet aspect ont privilégié les usines Renault. Et ce pour de multiples raisons : il faut mentionner que le site historique, celui de Billancourt, sur l’Île-Saint-Louis, est situé à Paris même. Il est plus facile aux érudits de franchir la Seine que de traverser la France. Ensuite, en tant qu’usine nationalisée à la Libération, Renault a servi de laboratoire pour bon nombre de modifications du processus de travail (mensualisation des salaires, allongement des congès payés, par exemple). Ces transformations ont donné lieu à d’importants travaux, références incontournables de la sociologie du travail (par exemple L’évolution du travail aux usines Renault de Alain Touraine, 1955). Le site de Peugeot à Sochaux (Doubs, dans l’est de la France) a toujours joué un rôle périphérique dans l’intérêt des enquêteurs, même si un mouvement de rattrapage s’est effectué ces dernières années1. Avec ce livre, c’est la vie ouvrière dans la plus grande usine de France qui est abordée.
Le second intérêt repose sur la méthode choisie tout au long de l’ouvrage. En effet, le livre se présente comme un dialogue, ce qui permet un accès très aisé pour le lecteur. Le texte est écrit dans une langue fluide et accessible, bien que le fond du propos soit très sérieux. Cela renvoie à la conception de la sociologie illustrée ici : celle d’un rapport égalitaire entre l’enquêteur et l’enquêté. Le sociologue ne se prétend pas en position de surplomb à l’égard de l’ouvrier, dispensateur d’informations. C’est bien un échange, sur un pied d’égalité, où la connaissance et l’analyse surgissent de l’interaction entre les deux personnes. La rencontre avec le sociologue permet à l’individu Corouge d’accéder à un statut d’analyste de son propre parcours. Le sociologue joue ainsi le rôle que la psychanalyse joue dans d’autres groupes sociaux, souvent éloignés des milieux populaires. Cette approche de nature ethnographique permet ainsi d’aborder ce qu’il y a de plus intime dans l’existence d’un homme, d’un militant.
Le thème qui parcourt l’ensemble du livre est celui des conditions d’engagement pour un ouvrier qui, bien que muni de diplômes professionnels, va effectuer toute sa vie comme OS. Là aussi, il s’agit d’un déplacement important, car l’essentiel des travaux portant sur le militantisme ouvrier repose sur la catégorie des ouvriers qualifiés (OQ). Résultat, ce que rapporte Corouge est bien souvent éloigné d’une histoire magnifiée du mouvement ouvrier. À travers son parcours, c’est un pan de l’histoire ouvrière méconnu, pour ne pas dire nié, qui se révèle. En effet, après un premier engagement au sein de la CGT, puis dans foulée du PCF, dans la période de l’après-68, son histoire personnelle va se brouiller. En 1984, son destin bascule. Corouge avait déjà été exclu du PCF en 1974 pour « activités fractionnelles ». Il avait participé à la diffusion d’un film, Septembre chilien, tourné par Bruno Muel, quelques jours après le coup d’État de Pinochet en septembre 1973. Dans ce film, une protagoniste du MIR (Mouvement de la gauche révolutionnaire) déclarait aux spectateurs français qu’il fallait se méfier de la bourgeoisie et qu’en cas d’accession de l’Union de la gauche au pouvoir en France, il faudrait vraisemblablement envisager des formes de défense armée. Sacrilège pour le PCF qui ostracisa le film. Pour s’y être opposé, Corouge fut exclu. Mais en 1984, la rupture s’étend aussi au syndicat. Se déroulent alors plusieurs années où le destin de Corouge sombre dans le rouge. Le rouge de l’alcool, du désespoir à l’égard des engagements de la gauche qui ne remplit pas ses promesses. Corouge s’éloigne, pendant plusieurs années, de tout engagement. À travers son destin singulier, c’est l’histoire de la gauche, du mouvement ouvrier, du déclin du PCF qui sont ici abordés. Ce que l’ouvrier témoin raconte par le menu de la vie au travail, des rapports qui se nouent sur la chaîne, des relations à la hiérarchie, du travail épuisant, répétitif et destructeur de la santé, c’est le hiatus (pas comblé à ce jour) entre les aspirations populaires et la représentation politique incarnée par la gauche institutionnelle. On regrettera d’ailleurs que ce témoignage passe complètement à côté de la dissolution de la fédération du Doubs du PCF au milieu des années 1980 par la direction Marchais, cas rare dans l’histoire du courant communiste d’une fédération où l’opposition interne avait réussi à gagner la majorité. Durant ces années, Corouge vit une crise existentielle qui l’amène au vertige de l’alcoolisme, de la dépression et des tentatives de suicide. Crise très violente où le privé est ici directement politique. Il est rare de voir ainsi, sous une forme réflexive et non dans une espèce de pathos d’auto-apitoiement, côtoyer l’abîme d’un homme du commun.
Cependant, Corouge finira, bien des années plus tard, par « reprendre du service », acceptant de nouveau d’être délégué du personnel dans son atelier, tout en élargissant ses activités au-delà de l’usine (FCPE comme parent d’élèves ou responsable dans une association de locataires). En effet, ainsi que le lecteur le comprend, il y a dans son parcours un « accident », exceptionnel, mais qui va lui fournir des ressources rares étant donné son milieu social. En effet, comme il le raconte longuement, Corouge va faire la connaissance dans le courant des années 1970 d’un personnage décisif pour lui. À cette période, une rencontre improbable a lieu entre des intellectuels et des ouvriers militants, parallèlement à Besançon dans le prolongement de la grève de 1967 de la Rhodia et à Sochaux. Avec l’aide de cinéastes, les groupes Medvedkine vont voir le jour et réaliser plusieurs films militants (voir le DVD, Les groupes Medvedkine, Montparnasse-Iskra, 2006, ainsi que le témoignage du couple Muel2). Corouge participe activement à ce mouvement (il joue dans plusieurs des films du groupe Medvedkine), gagnant par là même une émancipation culturelle et un accès à la réflexion intellectuelle. Cette rupture dans son parcours l’amène à questionner les rapports du groupe des OS aux autres catégories ouvrières et à s’interroger, notamment, sur la question de délégation. Pourquoi les OS n’accèdent-ils que trop rarement à la parole? Comment faire, dans la pratique syndicale, pour que la parole syndicale puisse être appropriée par les plus démunis parmi les groupes ouvriers? Autant de questions essentielles, qui sont évidemment d’une brûlante actualité si l’on envisage que la rupture avec l’aliénation capitaliste doit être l’œuvre des opprimés eux-mêmes. On le constate, par le retour réflexif sur son parcours, grâce à la dynamique d’entretien, l’OS pose des questions qui sont au cœur d’une stratégie d’émancipation.
Ce livre dense nous plonge au cœur de l’évolution, des difficultés et des contradictions d’une pensée ouvrière, plus vivante que jamais si l’on en juge par les récentes grèves de l’automobile dans l’usine Toyota à Onnaing. Cette lecture renvoie donc à l’actualité la plus récente.
Georges Ubbiali
1. Haztfeld Nicolas, Les gens d’usine. Peugeot-Sochaux, 50 ans d’histoire, Atelier, 2002 ; Hatzfeld N., Durand J.-Pierre, La chaîne et le réseau. Peugeot-Sochaux, ambiance d’intérieur, Pages deux, 2002. Sur le mouvement ouvrier, on lira la thèse d’histoire, non publiée, de Claude Cuenot, Ouvriers et mouvement ouvrier dans le Doubs de la première guerre mondiale à la fin des années cinquante, Université de Dijon, 1993, le travail sociologique de Beaud Stéphane, Pialoux M., Retour sur la condition ouvrière. Enquête aux usines Peugeot de Sochaux-Montbéliard, 10-18,2005, le témoignage de Marcel Durand, Grain de sable sous le capot, Agone, 2006, initialement publié aux éditions La Brèche ou, enfin, sous une forme romanesque, l’émouvant livre de Goux J.-Paul, L’enclave, Actes Sud, 2003 Muel Bruno, Muel-Dreyfus Francine, « Week-end à Sochaux (1968-1974) », in Dammame D., et alii, dir., Mai-juin 1968, Atelier, 2008. Lire aussi l’entretien de C. Corouge, « Un cinéma militant », Regards sociologiques, 2003, n° 24, disponible en ligne.