Par Jean-Philippe Divès
Pour discréditer les nationalisations et en général toute forme de propriété publique, les idéologues de la bourgeoisie affirment que leur inefficacité aurait été historiquement prouvée par la dislocation de l’URSS et du Bloc de l’Est, dont les économies étaient justement basées sur la propriété d’Etat. Argument redoutable, car en partie vrai… et auquel on ne peut répondre que depuis une perspective socialiste révolutionnaire, totalement dissociée des systèmes staliniens.
Commençons par remémorer un fait. Entre 1989 et 1991, des centaines de milliers de mineurs, le cœur de la classe ouvrière soviétique, ont mené plusieurs grands mouvements de grève, le dernier durant jusqu’à deux mois. Dans ces luttes, ils ont formé leurs comités de grève et constitué un syndicat indépendant. Leurs revendications, au départ très élémentaires (le déclencheur de la première grève a été l’exigence de pouvoir disposer de… savon), se sont vite transformées en revendications politiques, tournées contre le régime bureaucratique que Gorbatchev tentait alors de réformer.
Les grévistes demandaient que la propriété des mines soit transférée de l’Etat central à ses différentes républiques (notamment la Russie) et Eltsine a ainsi pu s’appuyer sur leur mouvement pour imposer la fin de l’URSS. IIs ont également soutenu les « réformes de marché » (libéralisation des prix du charbon et autres minerais, développement de leurs exportations) dont ils attendaient une amélioration de leur niveau de vie, ce dont les sommets de la bureaucratie ont profité pour accélérer le processus de la restauration capitaliste. La très réactionnaire Hélène Carrère d’Encausse peut écrire avec quelque raison, dans son ouvrage Victorieuse Russie : « quand s’achève leur grève [la première, du 10 au 24 juillet 1989], le système soviétique parait intact. Mais en réalité, ses fondations viennent de s’écrouler. »
Bien sûr, après des décennies d’oppression et d’atomisation sous la botte stalinienne, ces travailleurs se sont et ont été, dans une large mesure, trompés : au lieu de « l’économie sociale de marché » qu’on leur faisait miroiter, sur les modèles idéalisés de la Suède et de l’Allemagne (à une époque où la contre-réforme néolibérale n’en était qu’à ses balbutiements), ils ont hérité d’un capitalisme sauvage et mafieux, qui a aggravé leur exploitation et conduit à la fermeture de dizaines de mines, avec les licenciements correspondants. Mais cela ne veut pas dire que leur instinct de classe les ait égarés en ce qui concerne la nature du système auquel ils étaient alors confrontés.
Etrangère et hostile
Le point clé est qu’à l’opposé de toute la propagande officielle, les mineurs soviétiques, comme en général les travailleurs de l’URSS et des pays de l’Est, ne considéraient pas la propriété d’Etat comme la leur. Ils ne l’ont pas défendue, et ont même contribué à son démantèlement, parce qu’elle leur était devenue totalement étrangère et hostile.
Dépourvus d’un programme et d’une perspective politiques qui leur auraient été propres, ils se sont alors retrouvés instrumentalisés par les secteurs de la bureaucratie ayant fait le choix de la restauration capitaliste. Cela n’avait pas toujours été le cas. Hongrie et Pologne 1956, Tchécoslovaquie 1968, à nouveau Pologne 1981 : à plusieurs reprises, l’opposition entre « eux » (les bureaucrates exploiteurs) et « nous » (les travailleurs) avait débouché sur de grandes révoltes, voire révolutions antibureaucratiques, dans le cours desquelles les salariés réclamaient la gestion des usines et parfois l’appliquaient, en commençant ainsi à modifier les rapports de production dans le sens de l’appropriation sociale.
Mais à cette époque, celle de la reconstruction et du boom de l’après-guerre, l’économie bureaucratique apparaissait encore, malgré ses vices (inefficacité, pénuries, gaspillage…), comme un facteur de développement dont la classe ouvrière pouvait espérer quelques bénéfices. Un changement de période s’est opéré avec l’installation de la crise à l’échelle internationale, l’envol de la mondialisation, ainsi que les reculs du mouvement ouvrier imposés par les premières offensives néolibérales. Ces années-là – la décennie 1980 – furent en URSS et dans ses pays satellites celles de la stagnation et de l’épuisement d’un modèle économique fondé sur une croissance extensive, et qui se trouvait complètement dépassé par la révolution technologique en cours dans le monde capitaliste. Non seulement les systèmes en place restaient incroyablement oppressifs, mais désormais ils n’apportaient plus à la société le moindre progrès. Le cas des mineurs soviétiques est emblématique : ils avaient de l’argent, plus que les autres travailleurs, mais pas les moyens de le dépenser, ni pour se distraire à la sortie de la mine ni même pour pouvoir se laver.
L’exploitation bureaucratique
Dès lors, les rapports d’exploitation spécifiques à ces sociétés bureaucratiques étaient mis totalement à nu. A travers son contrôle de l’Etat, juridiquement propriétaire de l’économie, la bureaucratie ne faisait pas qu’opprimer « politiquement » les travailleurs, en parasitant de façon indirecte les fruits de leur travail. Elle les exploitait en s’appropriant, sous des formes différentes de celles du profit capitaliste (très hauts salaires et « privilèges » de tout type liés au rang dans la nomenklatura), une part très substantielle du surproduit, de la plus-value étatisée non reversée aux travailleurs sous forme de salaire ou de prestations sociales.
Selon Trotsky dans son livre La Révolution trahie, l’URSS de 1936 avait déjà « rattrapé et largement dépassé les pays capitalistes » du point de vue de l’inégalité des salaires. En 1949, dans son étude titrée Les rapports de production en Russie, Cornélius Castoriadis parvenait à l’estimation selon laquelle 15 % de la population soviétique (la bureaucratie) consommait 85 % du produit consommable, tandis que les autres 85 % de la population (prolétariat et paysannerie) consommaient les 15 % restants.
Il importe ici de bien distinguer entre les deux notions de propriété et d’appropriation. La propriété juridique des moyens de production a certes son importance ; le fait que les bureaucrates n’étaient pas légalement propriétaires (ni personnellement ni collectivement) était d’ailleurs pour eux une source de frustration croissante et a constitué l’un des plus forts stimulants des tendances à la restauration du capitalisme. Mais même si elle n’avait pas la propriété juridique des moyens de production et ne les transmettait pas par l’héritage, la bureaucratie décidait des choix, des conditions et de la répartition de la production. En résumé, c’est elle qui dirigeait l’économie. Et toute classe (ou caste) qui dirige l’économie le fait à son profit.
Le pouvoir aux travailleurs !
La conclusion est double. D’une part, contrairement à ce que véhiculaient de concert les capitalistes et les bureaucrates (sans parler de l’hybride bureaucratico-capitaliste que l’on a vu émerger en Chine…), l’URSS et les autres Etats staliniens n’avaient rien de « socialistes ». D’autre part, il n’y a aucune possibilité d’un processus d’émancipation des rapports d’exploitation si celles et ceux qui créent les richesses ne prennent pas le pouvoir, tout le pouvoir – politique et économique – entre leurs mains.
La question – qui excède largement le cadre de cet article – n’est certes pas simple, d’autant que l’on manque de points de repères historiques dans la durée. Les expériences de socialisation, c’est-à-dire d’appropriation collective du travail (qu’est-ce que l’on produit, comment et pour quoi faire) ainsi que des fruits du travail, qui ont pu être menées dans le cours de processus révolutionnaires, ont toutes eu un caractère embryonnaire et parcellaire, y compris durant les premiers mois de la Révolution russe. On peut néanmoins dégager quelques principes généraux.
L’un d’entre eux est que la gestion de l’économie, depuis le niveau de l’entreprise jusqu’à celui des pouvoirs publics du pays ou groupe de pays engagés dans une transition socialiste, doit être assurée par les salariés eux-mêmes ; à l’exclusion de toute couche permanente d’administrateurs spécialisés, dont la tendance naturelle sera toujours de s’autonomiser du reste de la population.
La mise en place d’un tel système, égalitaire et rationnel, aura à résoudre des problèmes nouveaux et complexes : comment concilier et harmoniser, à l’échelle du pays ou groupe de pays, les souhaits et intérêts des différents collectifs de travailleurs ? Alors que les mécanismes de marché ne disparaitront pas du jour au lendemain, quelles mesures faudra-t-il mettre en place pour contrecarrer les différences de productivité et donc rentabilité entre les entreprises et les branches ? Quelle politique salariale et quelle affectation de la plus-value, compatibles à la fois avec l’efficacité économique et un processus d’extinction des inégalités ? Une deuxième certitude est que répondre correctement à ces questions sera impossible sans le développement d’une démocratie de type nouveau, la plus directe possible, fondée sur un réseau de conseils de salariés et d’habitants.
Enfin, une telle transformation devra nécessairement entraîner (et aller de pair avec) un processus de dépérissement de l’Etat. Non pas au sens de la disparition de pouvoirs publics et d’institutions communes, encore moins des services publics, mais dans la mesure où la séparation entre l’appareil d’Etat et l’ensemble de la population devra immédiatement et constamment se réduire. Il a été suffisamment démontré qu’à l’inverse, le renforcement d’un Etat contrôlant l’économie crée ou recrée des rapports d’exploitation. o