Quand en 1910 la droite maurassienne, monarchiste, antisémite et ultra-catholique avait fait une première tentative pour le récupérer, Charles Péguy avait publié Notre Jeunesse, une riposte éblouissante et un retour sur l’« immortelle affaire Dreyfus » : « Nous sommes littéralement les derniers représentants de la grande mystique Républicaine. […] Il y a un honneur dreyfusiste. […] Nous fûmes des héros. […] Le christianisme […] est embourbé dans la boue des mauvaises mœurs économiques, industrielles. […] Elle est devenue dans le monde moderne presque uniquement la religion des riches. […] Le christianisme n’est plus qu’une religion de bourgeois, une religion de riches, une espèce de religion supérieure pour classes supérieures de la société, une misérable sorte de religion distinguée pour gens censément distingués par conséquent tout ce qu’il y a de plus superficiel, de plus officiel, de plus inexistant, de misérablement formel. » Et dans les dernières lignes de ce texte, il s’adresse directement à Charles Maurras : « ça ne prend pas !... […] Mais le jour où les menaces théoriques deviendraient une menace réelle, ils verraient ce que nous sommes encore capables de faire pour la République. »
Aujourd’hui, on a honte à droite de se réclamer de Charles Maurras, alors on a trouvé une bonne idée : se réclamer de Gramsci ! Le militant communiste est cité avec délectation dans tous les reportages du Figaro (le dernier est daté du 18 avril) comme un des inspirateurs de la partie la plus réactionnaire de la Manif pour tous : les Veilleurs. Gramsci, théoricien de l’« hégémonie », deviendrait bon à penser pour la droite extrême. Il faut évidemment, au passage, oublier que chez Gramsci l’hégémonie est justement indissociable de la lutte des classes, du combat révolutionnaire du prolétariat, du socialisme.
La camelote que Le Figaro et les Veilleurs tentent de nous refiler n’a rien à voir avec cela. Ce qu’elle entend par hégémonie c’est plutôt « l’intelligence [qui] s’efforcerait de respecter et d’appuyer nos vieilles traditions philosophiques et religieuses, de servir certaines institutions comme le clergé et l’armée, de défendre certaines classes, de renforcer certains intérêts agricoles, industriels, même financiers. » Ou encore : « Le plus certain des faits est que nous vivons sous un gouvernement d’opinion ; or cette opinion, nous en sommes les extracteurs et les metteurs en œuvre. Nous la dégageons de l’inconscient où elle sommeille et nous la modelons en formules pleines de vie. Mieux que cela. A la lettre, nous la faisons, nous la mettons au monde. ». Désolé, mais il ne faut pas confondre : ça, c’est du Maurras pur jus et ça n’a rien à voir avec la pensée de Gramsci !
Évidemment, Maurras dont la carrière commence et se termine dans l’ignominie (contre Dreyfus et pour Pétain) est devenu infréquentable. Alors on lui a grossièrement substitué le militant antifasciste, prisonnier de Mussolini. C’est abject.
Marcel Proust avait pu le pressentir dès 1920 quand il écrivait : « Ils considéraient Dreyfus et ses partisans comme des traîtres, bien que vingt-cinq ans plus tard les idées ayant eu le temps de se classer et le dreyfusisme de prendre dans l’histoire une certaine élégance, les fils, bolchevisants et valseurs, de ces mêmes jeunes nobles dussent déclarer aux "intellectuels" qui les interrogeaient que sûrement s’ils avaient vécu en ce temps-là, ils eussent été pour Dreyfus. » nous y sommes !
La droite n’a pas de mémoire. Les positions ignominieuses qui ont été les siennes l’en empêche : elle doit toujours essayer de voler la mémoire de ceux qui l’ont combattu.
Maurras vous appartient ! Laissez Gramsci en paix !
Philippe Pignarre
Président de la Société Louise-Michel