Entretien. L’épidémie de coronavirus menace tout le monde, mais plus durement les plus vulnérables, pauvres, discriminés. Et tout particulièrement les Gitans et les Roms, victimes séculaires d’ostracisme et de violences racistes, contraints de survivre pour les premiers dans des ghettos insalubres et délabrés, comme à Perpignan, et pour les seconds dans des bidonvilles aux conditions sociales et sanitaires inhumaines. Le bidonville des Acacias à Montreuil (93) était un de ceux-là. Avec l’épidémie de coronavirus, ses 400 habitantEs, sans réelles mesures prises par la municipalité pour les soutenir et protéger, se sont retrouvés dans la détresse. La grande partie des familles ont dû abandonner leur baraquement dans la précipitation. Celles qui sont restées ont vu – sans en avoir été informées préalablement - leur campement rasé par les bulldozers le lundi 23 mars. Nous nous en sommes entretenus avec Judith Pavard qui y intervient depuis plusieurs années.
Peux-tu nous expliquer l’activité de l’association à laquelle tu participes ? Notamment à l’égard de la communauté rom ?
J’ai créé la Compagnie Koshka Luna en 2012 avec plusieurs artistes, elle crée et produit du spectacle vivant en grande partie des spectacles musicaux « Pierre et le loup », des comédies musicales, de la création contemporaine, nous intervenons depuis cinq ans sur le bidonville Acacia à Montreuil, il « hébergeait » environ 400 familles roms.
Au départ, l’ASET93 (Association de scolarisation des familles tsiganes) est venue me chercher pour mener ces ateliers, je suis une ancienne clown des hôpitaux de la ville de Paris, et magicienne pour Emmaüs dans les centres d’hébergement d’urgence.
Sur le bidonville de Montreuil nous avons monté des spectacles à la suite de stages et ateliers théâtre et musique avec les enfants.
Nous en avons monté trois, un premier en collaboration avec une chorale de Montreuil, la compagnie Les Oies sauvages. Un second en déambulation dans les quartiers du haut-Montreuil pour briser les peurs et tabous envers ces populations, essentiellement tourné vers la magie et des acrobaties, le dernier, « #Carmen, opéra contemporain », a été montée en collaboration avec le Théâtre Berthelot à Montreuil et les enfants des cités voisines de communauté malienne ; nous avons chanté en soninké, bambara, roumain et romanes en plus des grands classiques de cet opéra.
Ma volonté était d’épater le public en leur faisant chanter de l’opéra et surtout réconcilier ces deux communautés qui se faisaient un peu la guerre sur le territoire. Et ça l’a fait, ils ont été formidables et tellement fiers d’eux.
Des mois de travail avaient été nécessaires, des stages sur des semaines organisées au théâtre des Roches et Berthelot.
Peux-tu nous parler des conditions de vie, de survie, dans ce bidonville des Acacias ?
Jusqu’à aujourd’hui, ce bidonville n’a jamais eu d’eau courante, ni d’installations sanitaires, c’est dommage, le bidonville était présent depuis 6 ans, les familles ont inscrit leurs enfants à l’école, il avait été question à un moment donné de leur installer au moins des toilettes sèches, malheureusement ce projet est resté dans un tiroir…
Sans eau, ni toilettes, les conditions sanitaires étaient désastreuses, il n’est pas rare qu’un rat ait mordu un enfant durant la nuit, des épidémies d’hépatite A se sont abattues car ils faisaient leurs besoins autour du bidonville.
Première Urgence intervenait sur place afin de vacciner les populations et leur donner la possibilité d’accéder aux premiers soins.
Récemment ils n’avaient plus de benne à ordures ce qui détériorerait encore plus la situation sanitaire.
Je suis passée quelque fois avec du savon, des bouteilles d’eau durant le confinement car ils devaient aller chercher de l’eau assez loin dans des jerricanes pour leur minimum vital et sans avoir toujours une attestation sur eux, c’était compliqué.
Ils brûlaient dans des bidons de métal les déchets en bois de la déchèterie attenante pour se chauffer, l’odeur en était insoutenable, mélangée à l’odeur des excréments, il fallait avoir le cœur accroché.
Pourtant ils avaient conscience que le virus était dangereux, la situation en devenait d’autant plus stressante.
La mairie de Montreuil a ouvert un gymnase pour accueillir les plus démunis durant la journée afin qu’ils puissent se doucher mais il est tellement loin que je n’ai pas réussi à en convaincre un seul de se déplacer jusque là-bas, il préférait se faire des toilettes de chat dans des casseroles chauffés avec du matériel de camping.
L’idée est bonne mais avec les amendes pour déplacement sans attestation cela devient un véritable casse-tête.
Comment ont été appliquées les mesures de confinement [décidées le 17 mars] dans ce campement, avant sa destruction le 23 mars ?
Il n’était pas possible pour ces familles de rester à un mètre les uns des autres, ils sont tellement entassés, imaginez : une famille vit souvent à six dans 10 mètres carrés et les allées dans le campement font toujours moins d’un mètre de large, je ne parle même pas de se laver les mains aussi souvent.
Les familles ont fui sans vraiment réfléchir à la vue du confinement, surtout après les premières amendes mais elles se sont retrouvées pour certaines bloquées aux frontières de l’Allemagne, de la Hongrie…
En Roumanie, leurs conditions sont encore pires, ici, ils peuvent se nourrir en fouillant les poubelles, ils y trouvent des objets à revendre sur les vides-greniers, de la ferraille ou bien tout simplement des restes de nourriture.
Comment s’est passée la démolition de ce bidonville ? L’évacuation de ses occupantEs ? Ton Facebook* publie plusieurs vidéos du bidonville mais aussi une vidéo d’une jeune fille avec qui tu travailles depuis plusieurs années sur ce campement et dont la famille a été relogée. Est-ce le cas pour touTEs les occupantEs ? Que sont-ils/elles devenus ?
Les familles ayant fui durant le week-end du 21-22 mars, le bidonville a été déserté pour une grande partie. Je ne sais par quel miracle cela s’est su aussi vite, de façon quasi instantanée, il y a des caméras non loin…Toujours est-il que le dimanche soir les dernières familles quittaient le campement, il n’en restait que quatre ou cinq le lundi matin quand les pelleteuses sont venues démolir de bon matin le camp.
Les familles restantes ont surgi de leurs bicoques pour alerter de leur existence, les machines ont donc détruit les autres baraques mais pas les leurs, jusqu’ici impossible d’identifier d’où venait l’ordre et qui étaient ces gens car il n’y avait ni service de police avec eux, ni papiers.
Avec Action contre la Faim et l’Armée du Salut, je fournissais chaque jour des repas sur le camp aux familles afin d’assurer le minimum, j’avais eu des dons de matériel d’hygiène, des savons, serviettes hygiéniques, couche et lessive.
Le 27 mars, la mairie viendra après mon passage de maraude pour emmener les familles restantes dans un car vers un hôtel à Bondy. Les familles sont parties sans rien, juste le strict minimum comme d’habitude, le lendemain, je devais de nouveau retrouver des feutres, livres, cahiers, savons, lessives etc. pour ces familles. Je suis passée à l’hôtel, il ne restait plus qu’une famille paniquée, les autres avaient fui. Nous avons discuté, chanté, je les ai rassurés. Evidemment que ce n’est pas simple de se voir déloger avec peu.
Aujourd’hui cette famille est soulagée d’être à l’hôtel et fait tout pour y rester, si elle pouvait bénéficier d’un logement social, je serais vraiment soulagée, elle le mérite tellement. Des gens généreux et simples. Isabelle leur fille a joué dans tous les spectacles de ce programme et est le personnage principal du film « Magic Platz », un documentaire retraçant ces cinq années passées avec eux dans le bidonville que je suis en train de monter.
Propos recueillis par Jean Boucher