Par Quel Sport ? Alors que l’Empire-football, modèle inégalé du sport-business abondé par les sommes exorbitantes versées par les chaînes de télévision, les sponsors et les « partenaires officiels », est en phase de croissance maffieuse, la France accueille à grands frais, du 10 juin au 10 juillet prochains le produit commercial phare de l’UEFA : l’Euro 2016. La droite en avait rêvé et c’est aujourd’hui la gauche gouvernementale, alliée du patronat et supportrice du libéralisme, qui le réalise. Le président Hollande qui nage dans le bonheur foot et tout le gouvernement Valls aux abois avant les prochaines élections présidentielles, veulent faire de l’Euro une « cause nationale ». Ils appellent même à une « mobilisation générale » pour que cette compétition de mercenaires du crampon payés 1000 fois le smic soit « une grande fête nationale » destinée à « accroître l’enthousiasme général ». La France, essorée par les crises financières et économiques, durement frappée par des plans d’austérité drastique, livrée en proie aux politiques successives de casse du service public, de diminution des salaires et des niveaux de retraites, de licenciements massifs et de destruction des protections sociales, est ainsi sommée de « retrouver le moral » en devenant la structure d’accueil et de développement du business footballistique, et en sombrant dans le chauvinisme supportériste.
La France, paradis fiscal de l’UEFA
Les holdings affairistes du football et toute la délinquance en col blanc du capitalisme de connivence rassemblée dans les tribunes VIP des stades modernisés, sont invitées par François Hollande à faire de la France un nouvel Eldorado sous prétexte d’ériger la « fête » du ballon rond et la fusion des consciences avec les Bleus comme un rempart contre Daesh, la montée du Front National, l’explosion du chômage, la déprime des ménages et les changements climatiques ! En effet, loin de remettre en cause l’arrogance fiscale de l’UEFA, le gouvernement socialiste s’est empressé de faire voter par l’Assemblée nationale, début décembre 2014, l’article 24 du projet de loi de finances rectificative qui exempte purement et simplement la société commerciale « Euro 2016 SAS » d’impôts et de taxes pour toute la durée de la Coupe d’Europe (Lemonde.fr, 5 novembre 2014). Ainsi l’État se privait-il volontairement, en temps de crise et d’austérité, de « sueurs et de larmes » pour les salariés, de plusieurs centaines de millions d’euros de recettes fiscales. Qui plus est, s’engageant tout aussi volontiers sous les fourches caudines des diktats de l’UEFA, il acceptait de prendre en charge, via les collectivités territoriales et les partenariats « public-privé » tout au profit des grosses entreprises de bétonnage (Bouygues, Vinci, Eiffage, Fayat, etc.), les 1,6 milliard de frais de construction et de rénovation des Grands stades (et de l’acheminement vers tous ces « chaudrons ») reconnus par le Conseil d’État d’« intérêt général » en mai 2011. Le stade de Nice Allianz Rivera a coûté 243 millions, dont 69 millions sur fonds publics. Le plan de financement public-privé oblige la mairie à verser au gérant du stade une redevance de 8 millions par an pendant 27 ans, soit 216 millions (Lemonde.fr, 24 juin 2015). Même scénario à Marseille où la rénovation du stade vélodrome a coûté 268 millions et la collectivité remboursera 12 millions d’euros durant 30 ans, soit 360 millions. Le nouveau stade de Lyon a coûté 405 millions d’euros dont près de 200 millions sur fonds publics. À Lille le stade Pierre Mauroy a coûté 324 millions d’euros (lexpansion.lexpress.fr, « Football : la folie des grands stades », 2 mai 2013). La « kleptocratie » du football a encore frappé : la privatisation des profits – environ 2 milliards de recettes et près de 900 millions de bénéfice net prévus pour l’UEFA – détermine la socialisation des pertes.
L’état d’urgence footballistique
Alors qu’une grande partie des forces de la gauche dite « insoumise » ou « indignée » a mobilisé ses troupes et ses forces pour protester contre la prolongation de l’état d’urgence à la suite des pires vagues d’attentats terroristes que la France ait pu vivre, elle ne prononce aujourd’hui pas un mot, ne formule aucune critique et n’organise bien entendu aucune contestation contre l’état d’urgence footballistique. Afin de sécuriser les intérêts de l’UEFA en protégeant de la menace djihadiste et des violences ordinaires des meutes supportéristes les troupeaux de touristes transhumant des stades aux divers lieux de consommation (hôtels, cafés, « fans zones », centres commerciaux, lieux culturels, etc.), les principales villes de France, qui ne comptent pas l’argent « par amour du foot » et des « ambiances festives », ressembleront à des fourmilières de policiers, de militaires, d’agents spéciaux, de milices privées, de drones et de caméras de vidéo-surveillance. Elles seront, de fait, transformées en vastes laboratoires géants des techniques d’observation, de manipulation et de contrôle politique des masses, comme dans n’importe quel État militaro-policier. Plus encore pour cet Euro que pour les précédents, la prétendue « fête des peuples » se fera donc dans un périmètre quasi carcéral quadrillé par les forces de l’ordre ! Mais ni Jean-Luc Mélenchon qui compare l’expérience du foot à celle de l’opéra, ni Pierre Laurent qui ne manque jamais l’occasion de féliciter l’équipe de France, encore moins Noël Mamère, supporter de l’AS Saint-Étienne et de Bègles, ou Daniel Cohn-Bendit gaga du ballon rond qui explique depuis des années que le foot est populaire et que s’il est un opium du peuple il en assume sans honte la consommation régulière, n’opposent à ce rassemblement de grands enfants footolâtres, qui acceptent docilement d’être traités comme de la chair à stadium, l’idée de liberté que par ailleurs ils prétendent défendre. Quant à trouver scandaleux et indigne d’un gouvernement de gauche de dilapider l’argent public pour enrichir la holding du football-business et les consortiums de monopolisation des stades, au lieu de construire des logements de qualité, d’ouvrir de nouvelles crèches, de rénover des écoles, des Universités, des bibliothèques et des centres culturels qui tombent en ruine, d’humaniser les hôpitaux et les maisons de retraite ou d’étendre les services publics sur tout le territoire, il ne faut plus compter pour cela sur les « degôches » – selon l’expression de Guy Debord – accrochés au football comme des moules à leur rocher.
Perspectives
« Le rendez-vous de l’Euro 2016 » qui s’impose comme un matraquage publicitaire et un pilonnage médiatique dignes des propagandes d’État des ex-pays socialistes, fonctionne comme une immense campagne de diversion politique et d’encadrement idéologique. Il est vain d’espérer des intellectuels hypnotisés, captivés et abrutis par le foot qu’ils combattent cette vaste entreprise mercantile de massification des esprits qui « tend à rapprocher les peuples de l’état des batraciens1 ». Incontestablement, depuis la divine victoire des Bleus au Mondial 1998, toute une équipe de short-intellos, avec vedettes médiatiques et remplaçants, s’est progressivement constituée pour applaudir un football qui exsude le fric, les combines et les violences. Ainsi l’intelligentsia participe-t-elle, en déniant, en euphémisant ou en déplaçant le problème, de la destruction de la culture au profit de la seule valeur que le football impose aux jeunes en manque d’identification : gagner de l’argent par tous les moyens !
Dans un contexte social de plus en plus tendu par les multiples provocations du gouvernement Valls à l’égard des travailleurs et des étudiants (« détricotage » du code du travail, criminalisation des luttes syndicales, abandon des agriculteurs, etc.), il serait éminemment souhaitable que les organisations politiques et syndicales engagées dans les luttes contre les lois pro-patronales Macron/El Khomri de « flexibilisation » et de libéralisation du travail utilisent la menace d’un boycott politique et moral de l’Euro afin que la résistance aux mesures scélérates et rétrogrades de François Hollande se confonde stratégiquement avec celle contre la machine à cash du football. Que l’on ne s’y trompe pas, les deux combats sont profondément liés : tant que les millionnaires en crampons seront applaudis par les smicards, les chômeurs et les « travailleurs jetables », les dirigeants du CAC 40, les actionnaires et les banquiers imposeront le cynisme de leur loi qui noie les intérêts du peuple « dans les eaux glacées du calcul égoïste2 ». Nous appelons également l’opinion démocratique à boycotter à titre individuel le spectacle indécent des riches parvenus du ballon rond. Éteignons les écrans pour ne pas être voyeuristes d’une opération de propagande. Refusons les produits des partenaires officiels de l’Euro pour affaiblir le marketing footballistique. Réclamons à nos élus des comptes précis sur les investissements de l’argent public et les retombées économiques liés à la « fête du foot » afin de conditionner nos votes futurs à l’absence de nouvelles taxes-football plus ou moins déguisées.
Quel Sport ?
Vient de paraître : Quel Sport ?, n° 30/31 (« Le football, une servitude volontaire. Manuel de résistance à la massification »), mai 2016. En vente à la librairie La Brèche.
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