Entretien. Dans plusieurs ouvrages parus depuis la fin des années 2000, Pierre Dardot et Christian Laval explorent les ressorts du néolibéralisme, l’œuvre de Marx, ainsi que les jalons d’une stratégie de dépassement du capitalisme. Dans leur dernier livre Ce cauchemar qui n’en finit pas, ils fournissent une analyse des différentes facettes et conséquences désastreuses du néolibéralisme, et explorent les ressorts de la nécessaire contre-offensive. Nous les avons rencontrés.
Vous écrivez que le projet néolibéral est foncièrement antidémocratique, même si les gouvernants sont élus. Pouvez-vous préciser ce point ?
La vieille question « qui gouverne ? », que se pose la science politique, se repose de façon aiguë aujourd’hui. Remarquons que les « gouvernants » ne sont pas élus mais nommés. Seuls les « représentants » le sont, ainsi que le chef de l’État dans un régime présidentiel. C’est le néolibéralisme qui réduit la démocratie à une procédure de désignation des dirigeants.
Dans quelle mesure les gouvernants gouvernent-ils et dans quelle mesure sont-ils eux-mêmes gouvernés ? Voilà la vraie question. Le projet néolibéral y a répondu de façon très claire : le gouvernement n’a pas à satisfaire les aspirations et les demandes du peuple, toujours potentiellement totalitaires. Il est d’abord et avant tout l’organe qui doit mettre en œuvre les principes constitutionnels du droit privé, ceux de la libre concurrence et de la propriété privée.
On assiste depuis trente ans, avec une accélération notable depuis la crise de 2008, à la mise en place d’un véritable système institutionnel et politique qui exclut toute participation populaire effective aux choix collectifs, donc toute véritable démocratie.
Selon vous, le néolibéralisme n’est pas un ultralibéralisme qui voudrait faire dépérir l’État ?
C’est une profonde erreur d’analyse que de confondre néolibéralisme et ultralibéralisme. Elle entraîne des conséquences politiques très nocives, comme par exemple de penser que tout interventionnisme gouvernemental est une bonne chose... Ce qui alimente un étatisme toujours très ancré dans la gauche dite de gauche ou radicale, laquelle a parfois du mal à se débarrasser de sa croyance dans les « vertus » de l’État. Certains auteurs en viennent même à faire de l’État un invariant anthropologique. Cette attitude procède d’une dérive intellectuelle et politique qu’il convient de combattre.
En réalité, le néolibéralisme est un nouveau type de libéralisme qui ne rechigne pas à utiliser les moyens étatiques pour imposer partout la logique de marché, c’est-à-dire la logique de la concurrence, au-delà même du marché des biens et des services. Mieux, c’est un interventionnisme gouvernemental d’un genre très spécial puisqu’il est tourné vers la transformation managériale de l’État lui-même afin de le mettre au diapason de la rationalité capitaliste. C’est cette transformation qu’il faut aujourd’hui regarder en face au lieu de se payer de mots sur le recours à l’État.
Vous expliquez que les stratégies politiques fondées sur le « retour de l’État » sont des impasses. C’est évident surtout quand elles se doublent d’une idéalisation du passé. Mais en même temps, cette aspiration existe parfois dans les luttes sociales ?
Nul doute qu’il y a une aspiration dans les luttes, et plus largement dans l’opinion, à contrer les mécanismes aveugles du capitalisme par des lois et des politiques économiques différentes. En même temps chacun peut voir que les États ne sont pas du tout des remparts contre la pression de la finance, les instruments de lutte contre l’évasion fiscale, ou les lieux de résistance aux pouvoirs oligarchiques.
Au contraire, les États sont dans les mains des oligarchies, ou, plus exactement, sous la direction de ce que nous appelons le « bloc oligarchique ». Qu’une lutte oppose à l’intérieur de l’État les agents des services publics « en bas », et une haute administration oligarchique « en haut », est évident. Mais cela ne fait pas des États de simples instruments immédiatement disponibles pour faire une autre politique.
Il convient de saisir au contraire que l’État, par sa séparation même d’avec la société, est structurellement solidaire de la domination du capital sur le travail. C’est ce qu’il y a encore de précieux dans la pensée de Marx, ô combien trahie par la gauche étatiste et nationaliste depuis des décennies. Et c’est ce que le néolibéralisme, comme interventionnisme gouvernemental étendant la raison du capital bien au-delà de la seule sphère économique, démontre de façon de plus en plus radicale.
Vous ne semblez pas penser comme John Holloway que l’on peut « changer le monde sans prendre le pouvoir ». C’est un point d’accord essentiel mais, pour vous, comment prendre le pouvoir sans « ramener toute la vieille merde », pour reprendre l’expression de Marx ?
C’est toute la question de la révolution qui doit être reposée. Certes on nepourra faire l’économie d’un affrontement avec le pouvoir d’État. Mais une révolution n’est pas une « prise du pouvoir » qui débouche dans un deuxième temps sur un changement institutionnel. Cela laisse entendre que ceux qui ont « pris le pouvoir » voudront bien le remettre entre les mains du peuple ou du prolétariat. On a vu ce que cela pouvait donner...
Une révolution sociale est une « ré-institution » de la société. C’est la construction de nouvelles institutions, et donc de nouveaux pouvoirs, plus que la « prise du pouvoir », qui importe. Dès que les individus se mettent à inventer des institutions ou à mettre en œuvre des façons nouvelles d’habiter les institutions anciennes, il y a amorce et même effet de révolution. En ce sens, la révolution est permanente. Nous appelons cela la praxis instituante.
Cela met forcément en débat ce qu’on appelle un parti révolutionnaire. Est-il un petit État se préparant à prendre et à exercer le pouvoir d’État ? Est-il un lieu d’invention et de propagation de formes d’action et de vie différentes ? L’aspiration des mouvements récents comme Nuit debout est assez claire : il n’est plus possible de séparer le but et le moyen. La démocratie ne se prépare pas en dehors de la démocratie.
Propos recueillis par Henri Wilno