Entretien. Lors de l’université d’été du NPA, nous avons rencontré et interrogé Mina Kherfi, représentante de l’USTKE (Union syndicale des travailleurEs kanak et des exploitéEs) en France et Daniel Wea, président du MKF (Mouvement Kanak en France).
Pouvez-vous nous dire comment la CCAT est née, s’est développée ?
La CCAT (cellule de coordination des actions de terrain) a été créée en novembre 2023 à l’initiative de l’Union calédonienne, qui est le grand parti indépendantiste. C’est un collectif regroupant des organisations politiques, dont l’Union calédonienne, le MOI (Mouvement des Océaniens indépendantistes), le Parti travailliste, des syndicats aussi, tels que l’USTKE, la CNTP (Confédération nationale des travailleurs du Pacifique), des associations citoyennes, etc.
Elle a été créée pour alerter sur les risques liés au dégel du corps électoral. Les militantEs ont alors fait le tour des quartiers, des tribus de toute la Nouvelle-Calédonie pendant des mois. Puis, ils ont multiplié les réunions, de plus en plus importantes, parce que les échéances portant sur le vote de la loi approchaient. Ils ont, à partir du mois d’avril, organisé des manifestations, de plus en plus massives, de 15 000, puis 30 000, jusqu’à 50 000 personnes le 13 avril 2024, avec beaucoup de jeunes. Ils ont soulevé le peuple kanak mais toujours pacifiquement, notamment la jeunesse, dans les rues de Nouméa, et fait très peur à la droite locale et au gouvernement.
Les médias n’en parlaient pratiquement pas, et l’État français restait complètement sourd à ces alertes. Alors que pour les indépendantistes, toucher au corps électoral était la ligne rouge à ne pas dépasser, un enjeu très important qui a toujours été au cœur des négociations parce que le peuple kanak est en minorité, avec des conséquences pour l’équilibre des institutions.
Ça a explosé le jour du vote, mais cette explosion n’a pas été provoquée par la CCAT. C’est parti des tirs de flashball à Montravel sur un jeune. La tension montait. Après les manifestations, il y avait des milliers de drapeaux dans les rues de Nouméa, même sur les marchés, dans les quartiers sud de Nouméa, les plages du sud : là où les Kanak ne vont pratiquement jamais. Et ces drapeaux sont restés accrochés longtemps notamment sur les voitures qui circulaient dans les quartiers… C’était un peu la route vers l’indépendance dont ils rêvaient. Cela a commencé à énerver un peu la droite, la police. Ils ont commencé à réprimer, déclenchant des échauffourées. Et cette colère a explosé et s’est propagée à tous les quartiers, le jour du vote à l’Assemblée nationale.
Où en est la CCAT, aujourd’hui ?
Il y a eu les premières assignations à résidence, les arrestations de dirigeantEs, de militantEs de l’USTKE, du parti travailliste. Ils ont été jugés responsables de ces « exactions ». Ils cherchaient des prétendus « commanditaires », persuadés que les jeunes ne peuvent pas s’organiser seuls ! Macron a annoncé dans une lettre qu’il fallait que les commanditaires de ces dégâts soient puniEs, et dès le lendemain les représentantEs de la CCAT se sont fait arrêter en allant à une conférence de presse. Les 11 premières condamnations sont tombées, des jugements en comparution immédiate expéditifs et très sévères.
Il fallait un bouc émissaire, un responsable de tout ce qui s’est passé. Le Haussaire* traitait la CCAT d’organisation de malfaiteurs, de voyous. Tout était préparé pour leur déportation en France. Ils ont été arrêtés, ont fait 96 heures de garde à vue, ont été traités comme des terroristes dans des conditions de détention inacceptables et de transport inhumaines ; ils ont été menottés pendant 48 heures. La volonté de l’État est claire : détruire toute perspective d’indépendance kanak.
Les sentences sont tombées à partir de 20 heures, mais dès 18 heures dans les réseaux sociaux la droite locale annonçait que les responsables seraient emprisonnéEs en France, montrant la complicité de l’État avec les loyalistes, la droite locale. Pourtant toutes les manifestations qui ont été organisées pendant des mois et des mois étaient complètement pacifiques, sans même un tag sur les murs. Les consignes de la CCAT ont toujours été très claires : pas de violence, ne répondez pas aux provocations quand on traversait des quartiers blancs où la droite est forte.
Aujourd’hui, malgré la répression, la CCAT existe toujours et il y a encore de la tension. Les responsables sont emprisonnéEs en France, mais la mobilisation va continuer. Comme ils n’avaient pas été entendus, avec des milliers de manifestantEs dans les rues, les militantEs ont organisé des barrages, des barrages filtrants, pour commencer à alerter : attention, on va toucher aussi à l’économie du pays avec des barrages sur les axes principaux... Ils ont décidé que chaque 13 du mois, ils feraient une journée de mobilisation avec des barrages, mais en laissant passer les ambulances, urgences… des barrages filtrants. La CCAT, c’est le soulèvement du peuple.
Quel est l’impact aujourd’hui de ce qui se passe là-bas sur l’économie en général, mais surtout sur la vie quotidienne ?
C’est très difficile. Les répercussions sont considérables parce qu’il y a eu beaucoup d’incendies. 700 entreprises ont été brûlées avec comme conséquences les pertes d’emploi. Au niveau du privé, ce sont 20 000 pertes d’emploi, sur les 68 000 personnes actives, beaucoup de commerces. Au début, les concessions de grosses voitures Audi, Mercedes ont commencé à brûler, tout ce qui symbolise un peu le luxe. Comme les forces de l’ordre ont été dépêchées très rapidement, les « jeunes » ont brûlé ce qu’il y avait autour d’eux, des écoles, des centres médicaux, même aujourd’hui des églises. La CCAT a condamné ces actions, terribles pour les populations qui vivent dans ces quartiers-là, qui ont tout perdu. Aujourd’hui, c’est beaucoup de chômage, les prix ont flambé, presque 5 % d’augmentation, les marchandises ne circulent plus, des médecins, des enseignantEs quittent le territoire. Ce sont 78 médecins sur 800 qui vont quitter le territoire en quelques mois. Il n’y a plus de transports en commun, cela crée une déscolarisation avec beaucoup de jeunes qui ne peuvent plus aller à l’école, au collège, au lycée. Difficulté d’accès aux soins, pour aller à l’hôpital, pour se soigner, avec des conséquences dramatiques dans les mois à venir. Le pays est complètement à genoux. La solidarité s’exerce entre les personnes, des paniers solidaires, des associations caritatives d’aide à la personne.
Quelles sont les revendications vis-à-vis de l’État pour résoudre cette situation ?
Pour nous, ici, on rappelle la responsabilité de l’État. Parce que ce qui arrive en Kanaky, c’est une volonté de l’État colonial de mener le pays à la ruine. L’État français a failli à sa responsabilité, a rompu sa neutralité sur l’accompagnement de la décolonisation de la Kanaky. Le gouvernement du pays a demandé une aide à l’État pour pouvoir redresser le pays, pour relancer l’économie. Mais l’État donne une aide en imposant des conditions, et ce sont des prêts sur 30 années. Il faut que l’État prenne ses responsabilités et il doit payer la reconstruction de la Kanaky.
Le gouvernement (français) est responsable de la crise et a profité des Jeux olympiques pour laisser pourrir la situation, alors qu’il y a des gens qui se voient crever, les morts qui s’accumulent et la situation économique et sociale continue de se dégrader. Il faut rappeler l’État à sa responsabilité. L’État a vraiment saboté le processus de décolonisation, par le passage en force du 3e référendum sans consensus, en mettant une date de référendum en plein covid, avec la non-participation de la population kanak. Et puis, par le passage en force du projet de loi du corps électoral. C’est un sabotage du processus de décolonisation dont l’État est complètement responsable. Et tous les signaux étaient au rouge, la crise du nickel, la crise sociale indiquaient qu’on allait vers une explosion. La crise sociale conjuguée à une crise politique, voilà ce que ça donne.
Propos recueillis par Robert Pelletier et Vincent Gibelin
* Haut-commissaire de la République en Nouvelle-Calédonie.