Notre débat sur la stratégie pose la question de la place de la classe ouvrière en tant que "sujet révolutionnaire". Y répondre revêt effectivement une urgence vitale, urgence en particulier à nous dégager de la confusion ambiante qui règne dans le mouvement ouvrier et social, y compris dans nos propres rangs, et qui se traduit, entre autres, par notre incapacité collective à aborder les problèmes politiques autrement que par des positionnements de fraction stériles, comme on en a eu l'illustration avec des questions aussi cruciales que la Grèce et l'Espagne.
La situation en Grèce montre l'impasse dramatique dans laquelle s'engagent ceux qui pensent qu'un parti "vraiment de gauche" pourrait être en mesure, dans le contexte de l'Europe en crise, d'obtenir des arrangements avec les classes dominantes. Et cela dans le respect des institutions, en se drapant dans la légitimité de la "démocratie", fort de l'appui de "citoyens" armés d'un bulletin de vote...
Elle montre, en creux, qu'il n'y a pas d'autre issue, aujourd'hui, dans la résistance des peuples contre l'offensive des classes dominantes et leurs Etats, que le choix clair d'un affrontement sur un terrain de classe, international.
Se donner les moyens d'en finir avec cette confusion suppose d'en comprendre les processus de constitution, mais aussi de voir comment, aujourd'hui, se constituent ou pas, les conditions sociales pour que se développe dans l'ensemble du mouvement ouvrier la conscience que c'est notre camp social qui tient entre ses mains l'avenir de l'humanité.
Et pour cela, revenir aux fondateurs du marxisme. Non pour tirer de leurs écrits, reflets circonstanciels de leurs combats militants, des arguments polémiques assénés comme des vérités éternelles pour justifier nos positionnements fractionnels, mais essayer de nous approprier leur méthode, pour nos combats d'aujourd'hui.
Le Manifeste, prototype de la stratégie révolutionnaire
Marx et Engels concluent ainsi la première partie, Bourgeois et prolétaires, du Manifeste du Parti communiste : "... Le développement de la grande industrie sape sous les pieds de la bourgeoisie le terrain même sur lequel elle a établi son système de production et d'appropriation. La bourgeoisie produit avant tout ses propres fossoyeurs. Sa chute et la victoire du prolétariat sont également inévitables."
Marx et Engels ne posaient pas aux prophètes. Lorsqu’ils écrivent le Manifeste, en 1847, ils ont déjà établi les bases de la méthode avec laquelle ils abordent la question de l’évolution des sociétés, la conception matérialiste de l’histoire. Leur analyse, militante et révolutionnaire, des mécanismes qui régissent l’évolution des sociétés est synthétisée dans cette première partie du Manifeste. S’ils affirment que « la chute de la bourgeoisie et la victoire du prolétariat sont également inévitables », c'est en prolongement de la courbe initiée par toute l’histoire de l’humanité. Et c’est pour enchaîner immédiatement, dans la partie II, Prolétaires et communistes, sur le côté « subjectif » de l’affaire, le rôle des communistes, du parti qui se constituait alors en se dégageant des multiples courants socialistes existants.
Ils écrivent : « Les communistes ne se distinguent des autres partis ouvriers que sur deux points : 1) dans les différentes luttes nationales des prolétaires, ils mettent en avant les intérêts indépendants de la nationalité et communs à tout le prolétariat. 2) Dans les différentes phases que traverse la lutte entre prolétaires et bourgeois, ils représentent toujours les intérêts du mouvement dans sa totalité [...] Les conceptions théoriques des communistes ne reposent nullement sur des idées, des principes inventés ou découverts par tel ou tel réformateur du monde. Elles ne sont que l’expression générale de conditions réelles de la lutte de classe existante, d’un mouvement historique qui s’opère sous nos yeux ».
Ils se démarquent ainsi des divers courants utopistes, et fixent les bases matérialistes de la démarche stratégique du parti qu’ils veulent contribuer à construire : pas de schéma d'une société socialiste future, mais des armes pour une intervention politique immédiate, étayée par la compréhension des logiques intimes du capitalisme, de la lutte des classes, et de leurs conséquences au jour le jour. Et ils posent la nature par essence internationale des intérêts du prolétariat, et donc la nécessité d'aborder les questions de l'émancipation d'une façon globale, internationaliste et, bien sûr, d’un point de vue de classe.
C'est cette démarche qu’ont poursuivi Lénine, Rosa Luxembourg, Trotski,... en l’adaptant aux « conditions réelles [de la] lutte de classe existante, au mouvement historique qui s’opér[ait] sous [leurs] yeux… ».
Le développement de l'organisation des travailleurs, les révolutions, victorieuses ou pas, du siècle qui a suivi l'écriture du Manifeste, se sont ainsi explicitement inscrites dans cette démarche, qui pose la classe ouvrière comme vecteur du changement révolutionnaire de la société, la seule capable de sortir l’humanité de la barbarie capitaliste.
Aujourd’hui, le mouvement ouvrier des anciens pays industrialisés subit depuis un demi siècle reculs sur reculs, ses organisations traditionnelles se sont délitées, le mouvement révolutionnaire semble incapable de sortir de son isolement... Comment en est-on arrivé là ? La classe ouvrière est-elle encore à même, ou pas, de sortir l'humanité de la barbarie ? Le Manifeste peut-il encore servir de prototype à notre stratégie ? A quelles conditions ?
Un siècle et demi de "mouvement historique"
Essayer de répondre à ces questions demande tout d'abord de revenir, même si c’est de façon forcément schématique, sur les évolutions majeures du capitalisme et celles du mouvement ouvrier qui lui sont indissociablement liées.
De crise en crise, le capitalisme n'a cessé d'étendre sa mainmise sur l'ensemble de la planète. Il l'a fait de façon chaotique, dans une fuite en avant inhérente à ses propres contradictions. Chaque pas pour sortir d'une crise, faire face à l'exacerbation de la concurrence, à la chute des taux de profit, préparait inéluctablement la suivante. Et chacun de ces pas entrainait une évolution du prolétariat, de ses organisations.
Lorsque Marx et Engels écrivent le Manifeste, le capitalisme industriel, qui se développe essentiellement en Angleterre, est dans sa première phase, libérale. Puis, dès la deuxième moitié du 19ème siècle commençait le "second âge du capitalisme", celui des monopoles, de la fusion du capital financier et du capital industriel, l'impérialisme, la conquête du monde par les premières puissances industrielles. Alors que l’économie de l’Angleterre étouffait sous son propre développement, il s’agissait de trouver de nouveaux marchés pour les marchandises, des sources de matières premières bon marché, de nouveaux terrains d’investissements pour les capitaux.
La structuration de la classe ouvrière à l'échelle internationale en est profondément marquée : grandes productions industrielles dans les pays impérialistes, avec une classe ouvrière puissamment organisée syndicalement et politiquement, entrainant un développement important du mouvement ouvrier socialiste ; dans les colonies, surexploitation d’un prolétariat réduit à un quasi esclavage dans l'extraction des ressources minières et les grandes plantations agricoles et forestières ; entre les deux, des nations qui connaissent, à des degrés divers, un « développement combiné », associant un développement industriel financé par les puissances impérialistes créant un prolétariat industriel jeune et moderne, dans une société encore essentiellement féodale, comme la Russie tsariste ou certains pays d’Amérique Latine, par exemple.
Dans ce contexte, la classe ouvrière des pays impérialistes, anglaise, française, américaine et surtout allemande, avec ses puissantes organisations, constituait l’avant-garde du prolétariat mondial organisé, porteuse d’un véritable espoir révolutionnaire... jusqu'à l'éclatement, en 1914, de la 1ère guerre mondiale et l'alignement de la quasi-totalité des dirigeants sociaux démocrates, mais aussi anarcho-syndicalistes, derrière leur propre bourgeoisie nationale.
C’est, pour Lénine, « La faillite de la IIème Internationale ». Il en explique ainsi les causes : « De 1852 à 1892 Marx et Engels ont parlé de l’embourgeoisement d’une partie des ouvriers (à savoir les dirigeants, les chefs, "l’aristocratie" ) en Angleterre par suite de ses privilèges coloniaux, de ses monopoles. Il est clair comme le jour que les monopoles impérialistes devaient, pour toute une série de pays au XXe siècle, provoquer le même phénomène (...) Dans tous les pays avancés, nous voyons la corruption, la vénalité, le passage dans le camp de la bourgeoisie des chefs de la classe ouvrière et de ses couches supérieures achetés par les aumônes de la bourgeoisie qui distribue à ces chefs de petites places lucratives, qui distribue à ces couches supérieures des miettes de leurs profits... »
L'affrontement stratégique, « réforme ou révolution », avait fait rage, pendant des dizaines d'années, au sein de l'Internationale socialiste. L'alignement de chacun de ses partis derrière leur propre impérialisme au déclenchement de la guerre est l'expression concrète de la victoire du réformisme et du chauvinisme sur le courant révolutionnaire et internationaliste. Une « victoire » aux conséquences catastrophiques : des millions de prolétaires qui hier encore militaient au sein d’une même internationale conduits par leurs anciens dirigeants devenus pour certains ministres à s’entre-massacrer pour les intérêts des impérialismes aux abois.
Au déclenchement de la guerre, le courant révolutionnaire se retrouve réduit à une faible minorité. C'est pourtant cette minorité qui, en 1917, a mené les ouvriers et paysans russes à prendre le pouvoir en Russie, initiant un renouveau du mouvement ouvrier révolutionnaire et internationaliste en rupture avec la social-démocratie réformiste et chauvine. Mais la dégénérescence bureaucratique de l'URSS ne tarda pas à y mettre un terme. Le pouvoir dictatorial de la clique stalinienne finit par s'étendre à l'ensemble du mouvement communiste international.
Le « débat » entre réforme et révolution s’était mené au sein de la 2éme Internationale sur le plan littéraire. Il est désormais remplacé, en URSS, par la déportation et l'élimination physique de masse des militants révolutionnaires, des « trotskystes », tandis qu'à l'extérieur ils sont soumis à la chasse meurtrière des agents de la 3ème Internationale stalinienne. Au moment de l'assassinat de Trotski, en aout 1940, il ne subsiste de cette opposition révolutionnaire qu'une minorité isolée, coupée des masses.
La dictature stalinienne trouve ses racines dans la bureaucratie qui s’est développée au sein de l’Etat soviétique épuisé par la guerre civile et isolé par le recul de la situation révolutionnaire internationale. Mais les méthodes de gangster du mouvement stalinien ne peuvent expliquer comment il a pu s'imposer aussi au mouvement ouvrier international. Il a certes bénéficié de l'aura de la révolution russe, de l'immense espoir qu'elle avait fait naître dans les masses. Mais il a aussi pu s'appuyer sur l'existence de l'aristocratie ouvrière des pays impérialistes et a fini, comme son prédécesseur social-démocrate, par rejoindre les rangs du réformisme. Les PC ont gardé de leurs débuts dans l’Internationale Communiste de Lénine et de Trotski un langage « lutte de classe » radical, ses "intellectuels" ont continué à se revendiquer du marxisme. Mais ce langage s'est associé, avec l'avènement de la politique de Front populaire en 1935, à la défense de la « démocratie » et de la « nation », autrement dit à la collaboration avec les Etats impérialistes. On en connaît les conséquences dramatiques : dévoiement du grand mouvement social de juin 1936 en France, politique catastrophique qui conduit à la victoire de Franco en Espagne, etc., pour, finalement, aboutir au déclenchement de la 2ème guerre mondiale. L'alignement des PC des pays impérialistes derrière leur propre bourgeoisie se poursuit au cours et à la sortie de la 2ème guerre mondiale, où ils ont contribué à remettre en marche l'ordre social bourgeois, la classe ouvrière au travail...
Avec la fin de la guerre commence une nouvelle période pour l’impérialisme. Les impérialismes européens s’avèrent incapables de faire face au vaste mouvement de révoltes coloniales qui suit la guerre, tandis qu'un immense chantier de reconstruction relance leur économie, avec les capitaux du plan Marshall. Une production de masse de produits de consommation courante se développe, exploitant une classe ouvrière nombreuse et organisée, bénéficiant d'un quasi plein emploi. C'est la période, en France, du développement des « bastions ouvriers » dont l'industrie automobile était le symbole, massivement organisés au PCF et à la CGT. Sur la base d’un rapport de forces dégradé, la bourgeoisie trouve encore les moyens d'acheter la paix sociale, de continuer à entretenir une aristocratie ouvrière, d'assurer les bases matérielles et sociales du réformisme.
Le mouvement ouvrier semble alors puissant, organisé, conscient de ses intérêts de classe. Mais cette « conscience de classe » est profondément pervertie par le chauvinisme et une perspective politique où la révolution sociale a depuis longtemps laissé place à l'illusion réformiste. En France, dès le milieu des années 1930, le drapeau tricolore et la Marseillaise ont rejoint, dans les rangs du PC et de la CGT, le drapeau rouge et l'Internationale. L’appartenance juridique à la nation prime sur les rapports sociaux : on est "citoyen" avant d'être "prolétaire" ou "bourgeois". La notion d'opposition de classe est reléguée au terrain de la lutte économique, syndicale, à la lutte des ouvriers contre leur patron pour les salaires, les conditions de travail. L'affrontement politique se joue, lui, sur le terrain institutionnel, "républicain", électoral. Les notions de "droite" et de "gauche" prétendent refléter, sur ce terrain, les oppositions sociales de classe. Mais cela revient, en pratique, à les reléguer aux oubliettes. Cela et la soumission aux faux-semblants de la "démocratie", qui place l'Etat au dessus des classes et masque, en conséquence, sa nature de classe, place le mouvement ouvrier dans une situation de dépendance totale aux règles institutionnelles, c'est-à-dire à la dictature de la bourgeoisie.
Et les « trente glorieuses » n'ont évidemment pas échappé aux contradictions du capitalisme : miné par l'effondrement des taux de profit, le "3ème âge du capitalisme" s'est achevé dans la crise mondiale des années 1970. Un fois de plus, le capitalisme a cherché une issue. Il l'a trouvée avec l'ouverture des frontières à la libre circulation des capitaux et des marchandises. C'est le début de la mondialisation libérale, de la création de grandes entreprises multinationales dont les filiales exploitent la main d'œuvre « low-cost » des anciennes colonies, phénomène qui s’accentue avec la chute de l’Union soviétique en 1991, ouvrant de nouveaux territoires à la "concurrence libre et non faussée", autrement dit à la rapacité des holdings financières. C'est aussi le début de l'offensive « néolibérale » des bourgeoisies impérialistes contre leur propre classe ouvrière. Aux Etats-Unis et en Grande Bretagne, Reagan et Thatcher mènent une offensive frontale extrêmement violente contre le mouvement ouvrier et ses organisations. En France, c’est la « gauche », PS et PCF avec la complicité des directions syndicales, qui s’attelle à faire avaler la pilule aux travailleurs.
Trente cinq années de "mondialisation" de la classe ouvrière
Cette "4ème période" a débouché sur la crise de 2007-2008, crise globale qui se prolonge aujourd'hui dans une quasi-stagnation, l'exacerbation de la concurrence internationale, une montée de la militarisation et des guerres. La situation du mouvement ouvrier aujourd'hui, ses organisations, aussi bien réformistes que révolutionnaires, la structuration de la classe ouvrière, sa "conscience" sont le produit de ces trente cinq années de « mouvement historique ».
Une chose est tout d'abord certaine : au cours de cette évolution, les rapports sociaux qui, pour les marxistes, fondent la société capitaliste, non seulement n'ont pas changé de nature, mais se sont étendus à l'ensemble de la planète.
Ils n’ont pas changé en ce sens que la société est plus que jamais divisée en deux classes aux intérêts diamétralement opposés et inconciliable : d’une part la bourgeoisie, la classe de ceux qui possèdent les moyens de production et d'échange, d’autre part le prolétariat, la classe ouvrière, celles et ceux qui n'ont que leur force de travail à vendre, qu'ils y réussissent ou pas. Cette classe ouvrière a certes changé d’allure, depuis Marx comme depuis la fin des « trente glorieuses ». Les grandes concentrations d'ouvriers industriels ont pratiquement disparu, du moins dans les pays impérialistes. Elle est divisée en de multiples catégories, hiérarchisée aussi bien à l’intérieur d’un même pays qu’à l’échelle internationale. Mais les prolétaires, de l'ingénieur au manœuvre, avec ou sans travail, restent unis, qu'ils en aient conscience ou pas, par une même réalité sociale : la nécessité, pour subsister, de vendre leur force de travail à la bourgeoisie. Bourgeoisie elle-même divisée, hiérarchisée, dominée par la poignée d'oligarques qui règne sur les sommets de la finance internationale.
Et ils se sont étendus à l’ensemble de la planète avec la mondialisation impérialiste qui, profitant de la libre circulation des capitaux et des marchandises, a permis aux multinationales de déplacer leurs pôles de production au plus près des réserves de main d’œuvre bon marché, sans tradition de lutte, inorganisée.
Ce faisant, et contrairement à ce que l’on pourrait déduire des reculs qui frappent la classe ouvrière des anciens pays industrialisés, la classe ouvrière s’est considérablement renforcée à l’échelle internationale, du fait d’un double mécanisme :
- le développement de la production et des échanges à l'échelle mondiale a amené une masse considérable de nouveaux prolétaires sur un marché du travail devenu international, y accentuant fortement la concurrence. Concurrence qui a donné les armes aux gouvernements et au patronat des pays impérialistes et leur a permis d'imposer à leur propre classe ouvrière reculs sur reculs.
- en même temps, ces nouveaux prolétaires, confrontés aux conditions de l’exploitation, se sont organisés, ont commencé à se construire en tant que classe. A intervenir aussi sur le terrain politique avec leurs propres armes de classe comme on a pu le voir en Tunisie, par exemple, au déclenchement du Printemps arabe.
L’OIT a publié en mars 2015 un « Rapport mondial sur les salaires 2014/2015 - Salaires et inégalités sociales » qui donne des bases statistiques utiles pour caractériser d'une façon globale ces évolutions.
Ce rapport ne parle bien évidemment ni de « classe ouvrière » ni de « bourgeoisie ». La classification qu’il utilise est celle de la richesse relative, divisant la population en 10 catégories, des « 10 % les plus pauvres » aux « 10 % les plus riches ». Entre les deux navigue une « classe moyenne » aux contours flous… Une autre clé de classification est celle de la façon dont sont acquis les revenus : « salaire », « revenu du travail indépendant », « allocation chômage », « autres transferts sociaux », « pensions de retraite », « revenus du capital »… Les pays sont classés en « développés », « émergents », « en développement », selon une "vision" propre à l'idéologie dominante, celle d'un capitalisme évoluant de façon harmonieuse, étendant petit à petit ses bienfaits à l'ensemble de l'humanité...
Cette façon d’aborder les choses n’a bien sûr rien de neutre. Les rapports sociaux sont masqués dans la mesure où aucune mention n’est faite à la propriété. La notion de « salaire » intègre ceux des patrons de grandes sociétés, façon de masquer un des biais par lesquels ils s’accaparent le surtravail social. Tout comme on trouve dans la rubrique « revenus du capital » la part de salaire distribuée sous forme de « participations » par certaines entreprises à leurs salariés. La classification des pays élimine toute approche historique, passant à la trappe toute référence aux relations de domination coloniale et impérialiste, passées et présentes…
Et si le rapport prétend critiquer l’augmentation des inégalités sociales, c’est parce qu’elles « nuisent à la croissance », autrement dit aux « revenus du capital », et qu’elles mettent en cause la « cohésion sociale »… Quant aux méthodes qu'il préconise pour y mettre fin, elles relèvent de l’appel aux bonnes intentions et au sens de la responsabilité des pouvoirs en place et des institutions internationales...
Ceci étant dit, les informations qu'il présente permettent de confirmer plusieurs tendances générales, et d'en évaluer l'ampleur. Une de ces tendances est celle de l’augmentation globale des inégalités sociales, les revenus de « 10 % les plus riches » ne cessant de progresser au détriment de ceux des autres catégories. Et ce rapport permet surtout d’appréhender l’évolution du prolétariat au niveau mondial, selon les diverses catégories de pays.
Concernant les pays « émergents » et « en développement », l’augmentation du pourcentage des travailleurs salariés, pris sur la tranche des « travailleurs indépendants » de la catégorie la plus pauvre, autrement dit la paysannerie pauvre et arriérée, se poursuit, dans un processus similaire aux transferts de la campagne vers la ville connus en Angleterre au cours de la révolution industrielle. Le ratio de salariés s'y établit actuellement aux alentours de 30 à 40 % de la population active, augmentant avec l'ancienneté de l'entrée du pays dans le club des pays "en développement", puis "émergents", autrement dit du choix fait pas les multinationale d'y développer leurs filiales. Dans les plus anciens, comme la Chine, les salaires ont considérablement augmenté en quelques années. C'est que malgré la pression de la masse de paysans pauvres qui quittent les campagnes vers les villes dans l'espoir de devenir, eux aussi, salariés, les travailleurs ont su imposer, par leurs luttes, des augmentations de salaire très importantes aux multinationales qui les exploitent. Du coup, ces dernières vont chercher ailleurs, dans d'autres pays, de nouvelles sources de main d'œuvre bon marché, essaimant leurs filiales dans de nouveaux pays. Renault, qui avait lancé la production de ses voitures Dacia en Roumanie puis en Turquie, exploite maintenant la main d'œuvre marocaine, trois fois moins chère. Des entreprises chinoises investissent en Ethiopie...
Les classes ouvrières des pays « développés », elles, ont payé et continuent de payer, au prix fort, l'apparition de cette concurrence. D'après le rapport de l'OIT, le pourcentage de salariés s'y établit à 80-90 % de la population active, mais il baisse au profit d'une augmentation de la proportion de « travailleurs indépendants », plus particulièrement dans la tranche des « 10 % les plus pauvres ».
Une bonne partie de ce phénomène se cache en France derrière l'écran de fumée entretenu par gouvernement et patronat autour du secteur dit de l'auto-entreprise. Selon un article récent de la Tribune, le nombre d'auto-entrepreneurs a augmenté de 11,3 % en un an, pour atteindre 982 000 fin 2014. A peine un peu plus de la moitié, 58 %, sont "actifs", autrement dit trouvent à vendre leur force de travail et à dégager un revenu ; 42 % d'entre eux sont donc en réalité des chômeurs... ayant disparu des listes du chômage ! Question "revenu", un tiers seulement de ces 58 % d'"actifs" a dépassé 4500 euros sur l'année. Moins qu'une misère, à laquelle il faut ajouter le fait qu'un auto-entrepreneur ne cotise à aucune caisse de chômage... C'est une régression sociale catastrophique que le gouvernement érige pourtant en "progrès", vantant "l'esprit d'entreprise" et le "courage" de tous ces travailleurs qui se dévouent pour créer leur propre emploi ! Comme s'ils avaient un autre choix !
Toujours selon le rapport, c'est dans la « classe moyenne » que se concentre l'essentiel de ceux qui vivent d'un "salaire" dans les pays développés. Mais ces salaires y glissent vers le bas, tandis que les CDI laissent la place aux contrats précaires, aux temps partiels. Le rapport met des chiffres sur une évolution que nous connaissons bien et qui est la conséquence du démantèlement de pans entiers de la production industrielle, des services publics et des grandes entreprises d’Etat, des politiques antisociales menées sans discontinuer par gouvernements et patronat au cours des trois dernières décennies. C’est ainsi l’« aristocratie ouvrière » des anciens pays impérialistes qui, avec plus ou moins de brutalité selon les pays, fait les frais de ce processus et laisse place à un prolétariat réduit à des contrats de plus en plus précaires et à des conditions de travail et de salaire bien inférieurs.
Avec cette "aristocratie ouvrière" s'étiole la base sociale du courant ouvrier réformisme, auquel la bourgeoisie a par ailleurs supprimé ses bases matérielles. Le fait que la bourgeoisie ait dû à certains moments de l'histoire lâcher ses "miettes" parce qu'elle y était contrainte par un rapport de forces qui lui était défavorable, a donné sa légitimité politique au mouvement ouvrier réformiste. Ce fut en particulier le cas avec la phase de collaboration entre le PCF, la SFIO et la droite gaulliste dès la sortie de la guerre dans le cadre du Conseil national de la résistance, où la bourgeoisie a lâché une série de réformes importantes en échange de la solidarité active du PC et de la CGT pour restaurer l'ordre social, remettre la classe ouvrière au travail. Mais aujourd'hui, il n'y a plus de "grain à moudre" pour les syndicats, que leur logique réformiste conduit au "diagnostic partagé", au "dialogue social", à "négocier pour éviter le pire"... qui finit toujours par arriver ! Et trente cinq années d'alternance au pouvoir de la gauche PS-PC avec la droite de Chirac et Sarkozy ont clairement montré que le mot "réforme" - aussi bien utilisé par les uns que par les autres -, a depuis belle lurette perdu tout sens de progression sociale pour prendre celui de régression, d'attaques contre les travailleurs. La bourgeoisie, par le biais de ses gouvernements, reprend opiniâtrement tous les acquis sociaux lâchés dans les périodes précédentes, lorsque la politique réformiste avait un sens parce qu'elle avait une base sociale et matérielle.
De nouvelles perspectives révolutionnaires et internationalistes
Constater le recul, voire la disparition des bases du réformisme n'est pas contradictoire avec le fait que certains partis s'en revendiquent toujours, comme le Front de gauche en France, même s'il préfère parler d'antilibéralisme, voire d'anticapitalisme. Bien au contraire, l'incapacité de ce courant à retrouver une base électorale significative dans le cadre de sa politique "d'opposition de gauche", "antilibérale", au gouvernement, est une manifestation concrète de ce recul.
En Espagne et en Grèce, Podemos et Syriza ont certes su trouver d'importantes minorités électorales autour de programmes qui s'inscrivent dans une logique réformiste. Mais c'est sur la base des forts mouvements sociaux qui se sont opposés aux politiques d'austérité et qui ont cru trouver dans la constitution de mouvements comme Podemos et Syriza et les discours de leurs dirigeants un débouché politique à leur révolte. Mais la situation de la Grèce aujourd'hui, en aout 2013, est la démonstration vivante de l'impasse dramatique à laquelle ces politiques ne peuvent que conduire. La démonstration que les sommets de la finance internationale, par le biais de leurs institutions et de leurs laquais politiques, Hollande comme Merkel, entendent affirmer leur dictature de classe, quelles qu'en soient les conséquences. La démonstration concrète qu'une issue aux conséquences de cette dictature ne peut se concevoir en dehors d'un affrontement de classe, qui plus est sur un plan international.
Mais en même temps que la nécessité de cet affrontement s'impose, les conditions pour qu'il puisse se concrétiser se réalisent également. Cela peut paraitre paradoxal, mais c'est pourtant de ce recul des vieux « bastions ouvriers », de cette disparition des bases du réformisme qui en est la cause, que peuvent naitre de nouvelles perspectives pour la classe ouvrière des vieux pays impérialistes.
D’autres camarades l’ont noté : ça n’est pas le calme plat sur le plan des luttes sociales en France. Tandis que les directions syndicales s’enlisent dans un « dialogue social » vidé de tout contenu, que « gauche » et « droite » sont renvoyées, à juste titre, dos à dos, une classe ouvrière jeune, dans laquelle se trouvent de nombreux travailleurs immigrés, de nombreuses femmes, lève la tête, lutte pour les salaires, les conditions de travail, les embauches... Et elle cherche à s’organiser, rejoignant les syndicats existants, en particulier la CGT.
Ce changement de peau de la classe ouvrière des pays impérialistes sous le coup de l'évolution du capitalisme mondialisé fait qu’elle se retrouve dans une situation de plus en plus proche de celle des travailleurs des autres pays qui, un peu partout dans le monde, affrontent le capitalisme mondialisé. La concurrence sur un marché du travail mondialisé a créé une tendance à l'égalisation des salaires, des conditions de travail, dans un mouvement de balancier qui n'a rien d'automatique, mais est le produit de la lutte des classes et des conditions dans lesquelles elle se déroule. Les bases sociales d’un nouvel internationalisme prolétarien se constituent, renforcées par le fait que partout se côtoient des travailleurs de multiples origines, avec ou sans papiers. Par le fait, également, que tout cela se produit dans un contexte technologique qui démultiplie les capacités de communication et d’échange entre individus, entre organisations, avec un total mépris des frontières.
La mondialisation de la production et des échanges a développé de façon considérable la division internationale du travail, sur la base des nouvelles technologies de communication. Ce faisant, elle a mis en place les bases matérielles de la coopération internationale des prolétaires. Autrement dit les conditions pour développer un internationalisme qui ne se conçoive plus comme une solidarité plus ou moins formelle entre travailleurs "citoyens" de nationalités différentes, mais bien comme l'appartenance à une seule et même classe, sans frontière, celle des "prolétaires".
Prolétaires, ou citoyens ?
La bourgeoisie continue indiscutablement de créer, comme l'écrivaient Marx et Engels il y a plus de 150 ans, « les armes qui la mettront à mort », ainsi que « les hommes qui manieront ces armes, les ouvriers modernes, les prolétaires », et à un niveau qu'ils ne pouvaient imaginer. Reste, bien évidemment, posée la question de la conscience de classe, de notre rôle de communistes.
Vaste chantier ! S'y engager suppose tout d'abord que nous nous émancipions des scories idéologiques du mouvement réformiste et stalinien, que nous assumions pleinement la lutte de classe sans la masquer, autrement dit que pour nous, un travailleur soit, fondamentalement, un prolétaire et pas un citoyen, parce que ces deux mots en apparence anodins résument deux politiques inconciliables.
Cela suppose aussi que nous prenions conscience que les conditions matérielles permettant au prolétariat de renouer avec les idées de l'émancipation sont réunies, comme jamais auparavant. Nos perspectives s'enracinent dans cette réalité sociale, qu'il s'agit de rendre consciente. Le parasitisme de la classe dominante, de ses sommets financiers, n'a jamais été aussi patent. Tout comme il est patent qu'il ne peut appartenir à personne d'autre qu'aux travailleurs, manuels et intellectuels, de faire l'histoire, parce qu'ils produisent toutes les richesses, que toute l'organisation de la production et des échanges, à l'échelle internationale, repose sur une coopération entre prolétaires, au delà de toute hiérarchie de compétences, par dessus toutes les frontières. Cette coopération est un fait établi, même si elle est pervertie par la concurrence entre capitalistes, autrement dit par la propriété privée. C'est bien pourquoi la question de la révolution sociale, de l'émancipation des travailleurs par eux mêmes se pose ainsi toujours comme celle de l'abolition de la propriété privée, de la socialisation des moyens de production et d'échange entre prolétaires associés.
Le 20 aout 2015, Daniel Minvielle