« Quand, avec le développement multiple des individus, les forces productives se seront accrues elles aussi et que toutes les sources de la richesse collective jailliront avec abondance, alors seulement l’horizon borné du droit bourgeois pourra être définitivement dépassé et la société pourra écrire sur ses drapeaux : « de chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins ».
Dans ce célèbre extrait de la Critique du programme de Gotha (1875), Marx considérait que l’avènement du communisme était conditionné par l’essor des forces productives qui, en apportant une abondance telle qu’elle permettrait à chacun de satisfaire l’ensemble de ses besoins, rendrait caduque l’ordre bourgeois qui s’était fondé sur la répartition inégalitaire de ressources socialement insuffisantes. Force est toutefois de constater que l’histoire ne lui a pas donné raison : depuis 1875, le nombre des hommes a été multiplié par 6 et le produit mondial par 67, sans pour autant que cette augmentation considérable des forces productives ne transforme de quelque manière que ce soit l’hégémonie de la bourgeoisie et l’ordre inégalitaire qui procède à la distribution des biens de consommation. Dans les trente dernières années, la mise en place du capitalisme néo-libéral mondialisé, qui s’est accompagné d’un essor sans précédent des forces productives, a montré que celui-ci pouvait même constituer un redoutable facteur de l’accroissement des inégalités.
Malgré ce constat, il s’en faut aujourd’hui de beaucoup pour que la valorisation de la croissance des forces productives ait aujourd’hui disparu des analyses du mouvement ouvrier. En ne manquant jamais une occasion de s’émerveiller de l’essor des forces productives et du « rôle progressiste de la bourgeoisie », qui nous aurait successivement dotés de la machine à vapeur, de l’énergie nucléaire, des OGM et autres nanotechnologies, Lutte Ouvrière en donne l’un des exemples les plus caricaturaux. Loin d’être l’apanage de quelques staliniens mal dégrossis, le productivisme continue ainsi à imprégner les horizons de la gauche de transformation sociale, même lorsqu’il est vaguement repeint en vert, comme Ensemble ! l’a récemment mis en évidence en réclamant dans son dernier document programmatique « un plan de relance de l’activité écologiquement soutenable pour enrayer le chômage », considérant ainsi que l’essor des forces productives - « écologiquement soutenable » bien sûr ! – pouvait constituer en lui-même un facteur suffisant pour réduire le stock des armées industrielles de réserve.
Dans le contexte des années 1970 et des premières critiques de la croissance, l’anthropologue Marshall Sahlins avait pourtant pu soutenir que la société d’abondance n’avait finalement guère existé qu’à l’âge de pierre, lorsque chacun pouvait trouver dans la nature de quoi satisfaire ses besoins. Depuis lors, de nombreux travaux ont montré que cette analyse procédait d’une conception sans doute par trop optimiste de la réalité des sociétés premières, peut-être davantage tenaillées par la hantise de la disette que par les béatitudes de l’abondance. Pour autant le constat théorique qui fondait cette analyse n’a rien perdu de sa pertinence : la société d’abondance ne peut naître d’un accroissement tel des forces productives qu’il suffirait à absorber la demande de biens de consommation, mais d’une organisation sociale qui permette à chacune et chacun d’accéder gratuitement à la satisfaction de ses besoins.
Les mesures transitoires que nous développons dans nos programmes d’urgence doivent prendre en considération ce point, en cessant de considérer que la hausse générale pouvoir d’achat serait de nature à favoriser le processus de transformation révolutionnaire de la société. S’il faut bien évidemment soutenir les luttes pour les hausses de salaire qui s’attaquent directement à la plus-value et à l’exploitation capitaliste, s’il faut aussi se battre pour que chacun puisse jouir d’un revenu décent, la hausse du pouvoir d’achat ne constitue pas en elle-même une mesure transitoire, dans la mesure où elle ne modifie en rien le fonctionnement d’un système qui se fonde sur un modèle de consommation compétitive, afin d’entretenir en permanence l’économie de pénurie qui permet la pérennisation d’un ordre social inégalitaire.
La construction d’une société d’abondance, horizon nécessaire d’une société sans classe, ne peut passer que par la rupture avec la compétition pour l’appropriation des biens de production. C’est pourquoi un programme véritablement transitoire ne saurait se fonder sur une augmentation individuelle du pouvoir d’achat – même si celle-ci demeure indispensable pour les plus populations les plus paupérisées – mais bien davantage sur la gratuité de l’accès aux services essentiels (transport, santé, éducation, électricité, numérique etc.). Conjugué à la baisse du temps de travail, ce principe de gratuité des principaux services porte en lui un potentiel anticapitaliste d’autant plus évident que sa mise en place implique la construction d’une économie collective qui ne peut être durablement compatible avec une organisation sociale fondée sur la privatisation des moyens de production.
Laurent Ripart