C’est donc une partie frénétique qui est désormais engagée. But du « jeu » : accueillir le moins de réfugiéEs possible, le perdant étant l’État qui, en fin de partie, en comptera le plus sur son territoire.
Il n’y a pas de règle : tout est permis, à condition à chaque coup que l’on joue pour refiler à l’État voisin une partie de « ses » réfugiéEs et de dire fort et distinctement « avec humanité ». Sinon vous êtes éliminé !
Leurs digues ont craqué
Pourquoi ce « jeu » ? Parce que, depuis quelques mois, la donne des politiques migratoires a radicalement changé. Jusqu’alors, les variations autour du thème unique « maîtrise des flux » suffisaient à donner le ton. Tant bien que mal, cela fonctionnait de leur point de vue. Bien sûr, les États savaient qu’ils ne maîtrisaient en réalité pas grand chose, puisqu’une grande partie des ces hommes et femmes qui avaient décidé de migrer pour gagner une vie meilleure parvenaient à passer en dépit des obstacles dressés devant eux. Certes, cela coûtait régulièrement quelques centaines de morts deci delà, mais on pouvait d’autant mieux s’en accommoder qu’on récoltait ainsi une main-d’œuvre endurcie pour travailler à très bon compte...
Mais voilà, le désordre mondial croissant fait que les digues ont craqué : le nombre de victimes des guerres, massacres, persécutions, qui se pressent aux frontières de l’Europe, sans autre choix, pour tout simplement survivre, a littéralement explosé. Même s’il est réduit par la proportion effroyable de morts en chemin et si l’arrivée de quelques millions de migrantEs serait soutenable par une Europe riche qui voudrait s’en donner les moyens, la situation n’est plus gérable dans les mêmes conditions.
Vous avez dit « quotas » ?
Tout en invoquant la solidarité européenne, chaque État ne cherche qu’à tirer son épingle du jeu. Ceux qui reçoivent déjà le plus de réfugiéEs souhaitent que les autres prennent une plus grande part de l’accueil ; en clair, ils demandent des quotas.
C’est d’abord le cas de l’Italie, géographiquement en première ligne, avec pour partenaire la France qui s’empresse de bloquer les réfugiés à Vintimille, mais surtout le cas de l’Allemagne. Celle-ci a reçu le plus de demandes d’asile en 2014 – plus de 200 000, avec réponse favorable dans près de la moitié des cas –, loin devant par exemple le « pays des droits de l’homme » qui en a vu arriver trois fois moins (64 000) la même année et ne répond positivement qu’à 30 % d’entre elles... Et, en août dernier, le ministre de l’Intérieur allemand annonçait s’attendre au dépôt de 800 000 demandes pour 2015 !
Dans ces conditions, la chancelière a beau jeu de se livrer à une somptueuse leçon de morale, assortie de menaces : « Les droits civils universels étaient jusqu’ici étroitement associés à l’Europe et à son histoire. Si elle échoue sur la question des réfugiés, ce lien étroit se briserait et ce ne serait plus l’Europe telle que nous nous la représentons. (...) Si nous ne réussissons pas à répartir de manière juste les réfugiés, il est évident que la question de l’espace Schengen sera à l’ordre du jour pour beaucoup. (...) Je ne veux pas sortir maintenant tous les instruments de torture. Nous voulons trouver une solution en bons camarades ».
Non aux petits calculs sordides
La France reste, elle, réticente par rapport à l’idée de quotas, puisqu’on sait que la part qui lui est impartie, calculée sur la base du nombre d’habitantEs et de la richesse du pays, serait augmentée. Comme à son habitude, Hollande louvoie et, tandis que sa police continue de réprimer, cède tout de même peu à peu. On finit toujours par dire oui à « maman Merkel », mais aussi parce que les dirigeants français ne voient sans doute rien d’autre à proposer. Hollande réussit juste à obtenir la renonciation (provisoire ?) à l’évocation de « quotas » en bonne et due forme, et de parler de « répartition » opérée « équitablement et dans un esprit de solidarité entre les États membres », via un « mécanisme permanent et obligatoire de relocalisation ».
De beaux jours tout de même pour les comptes sordides, d’autant que d’autres pays peuvent encore perturber le « jeu » telle la Hongrie dont le Premier ministre peut continuer à sortir des abominations : « Nous avons le droit de décider de ne pas avoir un grand nombre de musulmans dans notre pays »... Dans le climat actuel, il devrait bénéficier d’une certaine indulgence.
La Grande-Bretagne, elle, bénéficie du double atout d’être une île, extérieure à l’espace Schengen de surcroît. Elle peut donc adopter une position apparemment dure, tout en sachant qu’étant en avance d’une case sur la destruction de tout ce qui ressemble de près ou de loin à un droit du travail, elle demeure terre d’attraction pour cette main-d’œuvre à moindre coût dont elle n’entend certainement pas se passer.
Il n’y a donc dans la situation actuelle qu’un motif d’espoir, c’est le début de revirement de ce qu’il est convenu d’appeler l’opinion. À nous de faire que de l’émotion à l’indignation et à la révolte, la prise de conscience se fasse : ce sont bien les frontières qui tuent.
François Brun