Daniel Finn, trad. L. Mistral, Agone, 2023, 24 €, 384 pages.
Le livre de Daniel Finn est récemment paru en français. À partir de la fin des années 1960 et pendant trois décennies, l’Irlande du Nord a été le théâtre de la plus longue et de la plus dure lutte d’émancipation anticoloniale armée en Europe.
Avec ses six comtés restés rattachés à la couronne britannique après la partition et l’indépendance de l’Irlande en 1921, la province autonome forme aujourd’hui encore l’une des quatre entités du Royaume-Uni et sans laquelle le Royaume-Uni ne serait plus que la Grande-Bretagne.
L’ampleur du conflit
Les confrontations militaires et paramilitaires y entraînèrent la mort de 3 500 personnes et firent 48 000 blessés. Si ces chiffres paraissent faibles au regard de bien d’autres dévastations guerrières, ils sont pourtant considérables si on les rapporte à la population de ce petit territoire. Comme l’indique d’emblée Daniel Finn, rapportés à la population de la Grande-Bretagne (Écosse, Pays de Galles, Angleterre), ces chiffres correspondraient à 125 000 morts et environ deux millions de blessés, soit la moitié des pertes humaines subies pendant la Seconde Guerre mondiale.
Une telle transposition laisse imaginer la violence et l’intensité qui furent celles de cette guerre, généralement (mé-)connue sous l’euphémisme officiel britannique de « troubles », et la profondeur et la durabilité des blessures qu’elle a laissées sur une société tout entière.
Ce rappel initial du livre de Finn quant aux « troubles » en tant que guerre est d’une importance capitale pour au moins trois raisons. On vient de voir la première, qui concerne la société nord-irlandaise elle-même et le traumatisme durable auquel quasiment pas une seule famille n’a pu échapper. La seconde tient à la fonction politique de cette euphémisation elle-même : « troubles » (équivalent des « évènements » d’Algérie) contribue à l’effet d’optique grâce auquel la guerre peut apparaître sous les traits d’une terrible anomalie criminelle dépolitisée.
En cela – troisième raison –, cette prise de conscience des proportions du conflit et de sa nature entièrement politique permet de contester, plus généralement, la manière dont l’État britannique a construit le récit officiel de sa propre fin d’empire après 1945 : récit construit à partir d’effacements des traces, de destruction planifiée et systématique d’archives coloniales (Operation legacy), de lois d’immunité visant à éviter toute poursuite en justice d’officiers responsables de crimes de guerre. Peu sont celles et ceux qui en Grande-Bretagne ont jamais entendu parler des interventions militaires britanniques au Vietnam (avant même celle de la France), au Malaya, en Indonésie, au British Guyana, à Oman…
Le conflit nord-irlandais entre ainsi dans une histoire niée, repliée sur elle-même, réduite à une folie terroriste, religieuse et sectaire, se jouant à distance de Londres se présentant alors dans une simple fonction arbitrale entre deux communautés irréconciliables. Il y a peu encore, en 2019, le premier ministre Boris Johnson disait vouloir faire interdire les poursuites en justice contre les membres des forces armées impliqués dans des crimes commis en Irlande du Nord. L’Overseas Operations (Service Personnel & Veterans) d’avril 2021 a finalement inscrit cette immunité dans la loi.
L’Irlande du nord, école de l’impérialisme contre-insurrectionnel
La guerre en Irlande du Nord n’était en rien une anomalie et s’inscrivait à sa manière, certes singulière, dans la très longue et très dense histoire des guerres invisibles et sans histoire de cet autre empire qui ne voulait pas mourir. En 1967, à la veille de l’éclatement du conflit en Irlande du Nord, le colonel J. Paget expliquait sans détour : « Au cours des vingt dernières années, l’armée britannique a été théoriquement en temps de paix, et s’est cependant trouvée engagée dans plus de trente opérations de guerre […] et au moment où nous rédigeons ces lignes (1966), les forces britanniques sont déployées dans pas moins de onze campagnes militaires, ou zones opérationnelles potentielles ». Et : « Depuis 1945, les troupes britanniques n’ont pas connu un seul moment où elles n’étaient pas en opération quelque part dans le monde. »
Finn rapporte en passant cette étrange anecdote, si révélatrice de la place de l’Irlande du Nord dans cette immense histoire impériale secrète : « De ses lointaines guerres coloniales, l’armée britannique n’avait pas rapporté que les méthodes. À Belfast et à Derry, deux unités avaient étourdiment brandi des panneaux antiémeutes qui avaient servi lors d’une opération récente à Aden. Les ordres de dispersion destinés aux émeutiers étaient écrits en arabe… ». Dans l’avant-propos du document du ministère de la défense britannique de 2006, Operation Banner1, consacré à l’analyse des opérations militaires en Irlande du nord, on peut lire : « Les leçons tactiques immédiates de l’Opération Banner ont d’ores et déjà été exportées ailleurs, avec un succès considérable. Les opérations dans les Balkans, en Sierra Leone, au Timor oriental, en Afghanistan et en Irak, ont déjà illustré tant les techniques particulières que les niveaux d’expertise, fruits d’une expérience difficile acquise dans les rues comme dans les champs de l’Irlande du Nord. »
Tout ceci devrait donc nous suggérer à quel point la lutte armée dans la province d’Ulster se trouve au cœur d’une histoire aussi globale que l’a été et que demeure l’ambition impériale britannique.
L’IRA : croissance, scissions, entre lutte armée et combat politique
Daniel Finn (rédacteur en chef adjoint de la New Left Review, et chroniqueur régulier pour le site de gauche radicale Jacobin) propose une histoire politique de l’organisation paramilitaire au centre de toute cette histoire : l’armée républicaine irlandaise, l’IRA. Le livre de Finn, d’abord paru en anglais en 2021, reprend et prolonge une thèse universitaire rédigée quelques années plus tôt et appuyée sur nombre d’archives et de témoignages nouveaux. Autant le dire sans faux suspens : Par la poudre et par la plume est un travail magnifiquement documenté, passionnant et d’une lecture agréable ne nécessitant pas de connaissance préalable de l’histoire de l’Irlande et du Royaume-Uni.
Cette histoire politique de l’IRA nous fait d’abord entrer dans le monde social et politique de cette Irlande du Nord issue de la partition de l’île d’Irlande en 1921. Placée sous administration britannique et sous domination orangiste, la vie politique des six comtés organisa la discrimination systémique de la minorité catholique : restriction du droit de vote aux seuls propriétaires fonciers majoritairement protestants, suppression de la représentation proportionnelle, découpage électoral en défaveur des quelques secteurs où les catholiques étaient encore majoritaires, instauration de « pouvoirs spéciaux » autorisant l’interdiction de journaux, de manifestations, permettant les détentions sans jugement, instauration d’une police armée quasi-
intégralement protestante assistée d’une force d’appoint supplémentaire (le B-specials). À ces mesures s’ajoutaient l’ensemble des discriminations à l’embauche confinant la classe ouvrière catholique dans les emplois non qualifiés, les exposant au chômage et à la pauvreté et, au bout du compte, induisant une migration forte au point de compenser la natalité plus importante de leur propre milieu.
L’IRA, qui avait rejeté la partition de 1921 et s’était trouvée engagée dans une guerre civile avec le pouvoir qui en était issu à Dublin, était une organisation épuisée au début des années 1960, après l’échec de la guérilla menée à partir de 1956 pour restaurer l’unité de l’Irlande. L’organisation entra dans une nouvelle phase de développement suite aux marches pour les droits civiques lancées à partir d’août 1968 par l’Association nord-irlandaise pour les droits civiques. Modestes dans un premier temps, ces marches prirent une signification décisive et marquèrent un véritable tournant historique, explique Finn, avec l’interdiction que voulut lui imposer le Premier ministre nord-
irlandais de l’époque, puis avec les attaques de loyalistes protestants contre les manifestants, puis par la vague de répression anti-catholique de la police (RUC).
C’est dans cette conjoncture qu’émergent et se cristallisent l’ensemble des questions qui vont déterminer la suite de cette histoire politique dominée par l’enjeu de la lutte armée, d’abord pour la protection des quartiers catholiques, ouvriers et pauvres : la lutte pour les droits civiques peut-elle ou non conduire à la réunification, ou risque-t-elle au contraire de renforcer le statu quo ? Faut-il ou non siéger une fois élu (dans les parlements d’Irlande du Nord, d’Irlande et de Londres), ou faut-il pratiquer « l’abstention » au titre de la dénonciation de l’administration britannique et du système discriminatoire auquel elle préside ? Quelle place accorder à une politique de classe orientée vers la construction de solidarités ouvrières intercommunautaires entre catholiques et protestants (loyalistes, unionistes) ? Ou, la classe ouvrière protestante est-elle irrémédiablement acquise à l’ascendant suprémaciste que lui garantit le système politique existant ? Et la question qui subsume toutes les autres : un équilibre est-il possible entre lutte armée (pour la réunification) et lutte politique (sur une base de classe pour un projet socialiste) ? Faut-il mener les deux ensemble ? Ou l’une a-t-elle vocation à être la précondition de l’autre ? Ou l’alternative n’offre-t-elle qu’un choix entre isolement militariste élitiste et compromission institutionnelle ?
Au-delà de l’IRA, le portrait d’un moment de politisation à grande échelle
Chacune de ces questions était porteuse des priorités autour desquelles s’articulaient toute une variété d’orientations en tension et en conflit les unes avec les autres.
En 1970, la direction de l’IRA décida de mettre fin à sa politique d’abstention. La décision entraîna une scission et la création d’une seconde IRA, appelée « IRA provisoire » (les « provos »), par distinction avec l’IRA officielle, chacune des deux organisations ayant en outre leur aile politique : le Sinn Féin provisoire et le Sinn Féin politique. Les années qui suivirent furent marquées par une tension permanente entre « politique » et lutte armée, tension qui donna lieu à une importante scission supplémentaire et la création de l’Irish Republican Socialist Party, en 1975, qui défendit le premier l’articulation plus étroite des deux modalités, politique et paramilitaire. L’IRSP se dota lui aussi d’une branche paramilitaire : l’Inla (Irish National Liberation Army). L’IRA provisoire devait à son tour connaître deux scissions supplémentaires en 1986 et 1997.
En racontant les aléas complexes de cette histoire, Daniel Finn va cependant bien au-delà des fractures et reconfigurations souvent tragiques des différentes IRA. Au fil de l’analyse, Finn dresse le tableau de l’extraordinaire vitalité politique si caractéristique de toute cette conjoncture dont l’IRA provisoire n’est au bout du compte que la part la moins mal connue. On découvre que celle-ci était partie prenante d’une multiplicité de groupes, associations, partis de gauche, de gauche communistes, trotskistes, qui, même minoritaires (à l’image du groupe People’s Democracy qui traverse une grande partie du récit) furent à l’initiative de mobilisations populaires larges, combatives et politisantes, et virent l’émergence d’un ensemble de figures dirigeantes d’envergure.
Au cours des vingt dernières années, et avec le reflux de la lutte armée, le Sinn Féin a connu une ascension électorale remarquable. Il est depuis deux ans la première force électorale dans les deux parties de l’Irlande. Si Sinn Féin reste un parti de gauche réformiste, la rhétorique socialiste et marxisante a quant à elle été considérablement révisée même si le discours a pu retrouver une certaine vigueur suite à la crise de 2008 et à la montée de la gauche grecque, espagnole puis britannique au cours des années 2010. Il faut alors se demander avec Finn, dans un esprit de solidarité bien comprise, jusqu’où la priorité donnée à la réunification – toujours plus imaginable depuis le Brexit – peut avoir raison des orientations politiques à gauche, au risque d’en arriver aux derniers accommodements institutionnels avant intégration finale au jeu politique d’une république et d’institutions nord-irlandaises autonomes, l’une et les autres en proie aux dislocations sociales et environnementales du capitalisme en version irlandaise, qu’aucune réunification ne saurait résoudre sans un projet socialiste à même de se confronter à la brutalité des temps.
- 1. « Operation Banner » fut le nom de code donné aux opérations de l’armée britannique en Irlande du Nord de 1969 à 2007.