La mobilisation des opposant·es à l’A69 entre Castres et Toulouse ne faiblit pas. Malgré une répression brutale, les Écureuil·les ont gagné une première bataille des arbres ; les procédures juridiques sur le fond sont en cours et plusieurs grandes manifestations sont prévues.
L’histoire de ce projet anachronique et écocide est celle du désengagement de l’État dans l’aménagement du territoire au profit des intérêts privés des grandes entreprises de travaux publics. C’est celle d’une liaison autoroutière qui tourne le dos à tous les engagements pris pour réduire les émissions de CO2, conserver les terres agricoles et les zones humides et préserver la biodiversité.
Désengagement de l’État et privatisation : des choix politiques
Le projet de désenclavement du bassin d’emploi Castres-Mazamet date des années 1970. L’industrie textile s’est effondrée, l’industrie du délainage (traitement des peaux de mouton) qui avait fait – sans autoroute – la richesse et la réputation de Mazamet et de la vallée du Thoré a disparu totalement.
La longue histoire de ce projet reflète l’évolution des politiques gouvernementales en matière d’infrastructures. Durant ces cinquante ans, l’État s’est progressivement désengagé de l’aménagement des territoires et a confié – par concessions – les grands travaux routiers aux entreprises privées.
En même temps, le réseau ferroviaire a été démantelé, plusieurs lignes importantes ont été fermées (Castres était un nœud ferroviaire avec 700 cheminots). Ces choix structurels ont isolé le sud du Tarn.
Les élu·es de la région et des deux départements (Tarn et Haute-Garonne) sont au départ favorables au doublement de la nationale RN 126 (2x2 voies). Ils vont petit à petit se convertir au projet autoroutier actuel, en partie parce que le financement par le pouvoir central des projets régionaux se tarit.
Le faible niveau de financement des différents contrats de plan État-Région (CPER) n’a permis que 10 kilomètres d’aménagement routier en vingt ans. Dans la foulée de la privatisation des autoroutes décidée en 2006 par le gouvernement Villepin, Dominique Perben, alors ministre des Transports, valide le choix de la concession en 2007, pour accélérer les choses. Aucune étude sérieuse n’est menée pour évaluer les coûts et l’impact environnemental d’autres solutions alternatives.
Le lobbying du groupe pharmaceutique Pierre-Fabre, gros employeur du sud du Tarn, auprès de Chirac et des élu·es de tous bords, a été constant. Il n’a jamais fait mystère de son activisme en faveur du projet. Le DG des laboratoires Pierre-Fabre, Éric Ducournau (ancien collaborateur de Dominique Perben) a récemment révélé l’investissement du groupe dans la société Tarn Sud Développement, actionnaire du concessionnaire de l’A69 Atosca. Le maire de Castres propose même de nommer l’A69 « autoroute Pierre-Fabre ».
La macronie triomphante va trancher : Nicolas Hulot signe la déclaration d’utilité publique en 2018 ; Élisabeth Borne lance la procédure de mise en concession de l’autoroute ; Jean Castex, Premier ministre, dévoile le nom du concessionnaire en septembre 2021.
Le groupe français du BTP NGE remporte l’appel d’offres et crée l’entité Atosca, avec ses sociétés partenaires (exploitant de péage Ascendi, fonds Quaero Capital et TIIC). L’investissement est estimé à 389 millions d’euros, la part de financement public direct limité à 23 millions d’euros. En échange, le futur exploitant de l’autoroute obtient une concession d’une durée affolante de 55 ans.
Ce que l’on présente aujourd’hui comme un choix inéluctable est le résultat de choix politiques de privatisation et de désengagement des pouvoirs publics. Le choix d’une autoroute concédée à une société privée plutôt qu’un réaménagement public de la RN126 en est l’illustration.
Le paradoxe est que ce projet d’infrastructure routière intervient alors qu’aucun projet de territoire, aucun document local de planification ne l’intègre. Le promoteur et les défenseurs de l’A69 en ont senti l’urgence et lancé un comité de développement territorial (Codev) en novembre 2022, trois mois avant le début du chantier.
Un projet socialement injuste dont l’intérêt public est négligeable
L’argument principal des soutiens de l’A69 est le gain de temps sur le trajet Castres-Toulouse, déclencheur magique du désenclavement. Au fil des jours, ce gain diminue : on parle de quinze minutes tandis qu’on l’évaluait, en 2002, à trente-cinq minutes. Ce gain de temps a donc été manifestement surévalué, faussant l’analyse économique en raison du poids très important qu’on choisit de donner à ce facteur. Sans oublier la probable réduction de vitesse à 110 km/h sur les autoroutes.
Devant la commission d’enquête parlementaire, Julien Milanesi, spécialiste des politiques publiques et de l’environnement, s’interroge : comment un gain de temps aussi réduit peut-il générer de si grands espoirs ? Quelles activités seront structurées par ces quelques minutes gagnées ?
Les réseaux autoroutiers ont développé les métropoles régionales au détriment des pays qui les entourent. La ville de Castres ne fera pas exception, elle a peu à gagner d’une autoroute la reliant à Toulouse, pôle fort de la région. Diminuer le temps de trajet entre deux villes augmente la concurrence entre leurs commerces et leurs activités de production, avec une prime pour la ville ayant le plus de diversité en matière d’offre commerciale. Une liaison autoroutière n’a pas d’effet inéluctable sur l’attractivité d’un territoire. Elle risque au contraire de renforcer le poids de la métropole, au détriment d’un développement local harmonieux, respectueux des populations et des écosystèmes.
L’autoroute accentuera les inégalités entre les habitant·es du territoire. Le prix du péage, élevé par rapport aux autres autoroutes autour de Toulouse sera hors de portée pour de nombreux habitant·es. La commission d’enquête évoque un aller-retour à 16,80 euros. Ce sont d’abord les cadres, les ingénieurs et les dirigeants d’entreprise à haut revenu qui profiteront de l’autoroute.
Ceux qui ne prendront pas l’autoroute ou effectueront des déplacements locaux verront leur temps de trajet augmenté à cause de la privatisation des 10 km de doubles voies existantes. Une forme de ré-enclavement !
Un projet totalement à contresens
Ce projet autoroutier est à rebours de tous les engagements pour le climat et la biodiversité inscrits dans la loi française et dans les stratégies « bas carbone ». Pour le CNPN (Conseil national de la protection de la nature), il ne respecte pas les objectifs nationaux : lutte contre le changement climatique (le projet encourage l’usage de la voiture), zéro artificialisation nette et zéro perte nette de biodiversité.
Le CNPN ne considère pas les arguments invoqués comme suffisants pour constituer une RIIPM (raison impérative d’intérêt public majeur) L’élargissement de l’infrastructure existante (RN126) constituerait probablement une solution de moindre impact plus acceptable.
L’autorité environnementale estime que le projet est anachronique au regard des enjeux actuels (sobriété, réduction des émissions GES, moindre pollution de l’air, arrêt de l’érosion de la biodiversité et de l’artificialisation du territoire).
Pour le climatologue Christophe Cassou, ce projet nous maintient dans une trajectoire où l’adaptation est plus complexe et pourrait devenir impossible. Le choix d’une infrastructure s’inscrit dans le temps long : il est un obstacle aux transformations immédiates, rapides et soutenues dans le temps, nécessaires pour respecter le cadre de l’Accord de Paris. Au moment où, dans sa lettre au Premier ministre du 2 avril, le Haut Conseil pour le climat (HCC) s’inquiète du recul des ambitions françaises en matière d’environnement, l’accélération de la baisse des émissions est « d’autant plus nécessaire » que l’état de santé actuel de nos forêts, à la suite des impacts du changement climatique, limite fortement leur contribution au stockage du carbone dans la biomasse : « Certains puits forestiers de métropole sont devenus émetteurs au cours de la dernière décennie »1.
En matière d’émission de CO2, la création de nouvelles infrastructures autoroutières se fait au détriment de modes de transport plus vertueux, augmente la consommation énergétique des véhicules. Chaque tonne de CO2 contribue à accroître le réchauffement. Et les mesures de compensation sont inefficaces. La complexité des écosystèmes ne permet pas de reproduire à la demande l’ensemble de leurs interactions et de leurs fonctions. Les dommages sont immédiats et durables, les effets de la compensation sont différés dans le temps et impossibles à garantir à long terme. Les arbres centenaires qui ont symbolisé la lutte contre l’autoroute ne sont pas compensables. Lorsque Atosca prétend en planter cinq pour chaque arbre abattu, c’est une provocation sinistre.
Sur ce terrain, la région Occitanie a des efforts particuliers à faire : l’Agence régionale énergie et climat (AREC) évalue à 40 % les émissions dues au transport, contre 32 % à l’échelon national.
Les mécanismes de compensation permettent d’occulter l’artificialisation des sols, les enjeux fonciers et l’atteinte portée à la biodiversité. La future emprise de l’autoroute passe par des espaces agricoles, des espaces naturels protégés et labellisés et 14 hectares d’espaces forestiers. Elle traverse plusieurs zones humides, et une partie des champs d’expansion des crues des rivières Girou, Bernazobre et Agout, en zone inondable. La préfecture autorise une dérogation à la protection de 162 espèces animales et végétales.
Pour correspondre à l’objectif de lutte contre l’artificialisation des sols inscrit dans la loi Climat et résilience de 2021, Atosca prétend que seuls 100 hectares sont imperméabilisés. Mais les 243 hectares qu’ils veulent transformer en « dépendances vertes » vont perdre leur usage agricole et seront également artificialisés. La perte d’usage agricole d’une terre est définitive.
Le débat autour du diagnostic concernant les zones humides est d’une grande complexité technique. Au-delà du jugement sévère porté sur la société Biotope par Jacques Thomas, expert en pédologie et hydrologie, devant les parlementaires, c’est le maître d’ouvrage qui n’a pas garanti les moyens intellectuels et d’investigation suffisants pour effectuer des relevés pédologiques ou des mesures sur les transferts d’eau. Ces procédures sont longues, coûteuses. Une norme Afnor fixe la quantité de sondages à réaliser selon la superficie du terrain pour établir une cartographie suffisamment précise. Les 600 sondages menés par Biotope représentent 25 % seulement de l’effort requis par cette norme et sont insuffisants.
Ces études nécessitent un degré d’expertise en pédologie. Si les équipes de Biotope disposent d’écologues, de naturalistes et de spécialistes des espèces protégées, elles ne disposent pas d’une culture de génie écologique en matière de fonctionnalité des écosystèmes (terrestres et au sol).
Enfin, un problème plus général en France affecte la sincérité des bureaux d’études. Le pétitionnaire sollicite les services d’un bureau d’études, le rémunère et in fine rédige et signe le rapport, ce qui a des conséquences sur le degré de dépendance. Au final, que ce soit en matière de diagnostic ou de mesures de compensation pour les zones humides le dossier d’Atoca est largement déficitaire. L’OFB (Office français de la biodiversité), le CNPN, l’Autorité environnementale, la DDT (Direction départementale des territoires), la DREAL (Direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement) et les syndicats de bassin ont déjà alerté Atosca et Biotope sur le caractère illusoire des mesures proposées.
Aux conséquences directes de la construction de l’autoroute s’ajoutent les effets nocifs des centrales à bitume et l’impact sur les gravières. Les besoins en bitume pour réaliser les 53 km de la future autoroute A69 sont colossaux : 500 000 tonnes de revêtement sont nécessaires.
Pour couvrir ces besoins, plusieurs centrales de fabrication d’enrobés doivent être implantées au long du tracé, entre Puylaurens et Villeneuve-lès-Lavaur. Ces structures entraîneront l’émission de GES pendant leur construction et de particules fines pendant leur fonctionnement. Elles présentent un danger certain pour les habitant·es. L’étude d’impact met aussi en avant des risques d’infiltration des sols en cas d’écoulements accidentels et sur lesquels Atosca est resté discret.
La construction de l’autoroute nécessite 2,6 millions de tonnes de granulats. On en extrait 1,4 million de tonnes par an des gravières en Ariège. L’A69, ce sont deux années complètes d’extraction. Une situation alarmante pour les militant·es ariégeois·es : l’exploitation des gravières perturbe le cycle de l’eau par évaporation, pollution et baisse des nappes phréatiques.
Le sable et les granulats sont en voie d’épuisement à cause de leur surexploitation par le BTP. Il faut en réduire l’emploi et les réserver par exemple à l’entretien et à la construction de voies ferrées.
Le divorce consommé entre scientifiques et politiques
Ce long conflit a accentué le divorce entre scientifiques et politiques. Parce qu’ils considèrent que l’autoroute A69 est « un projet auquel il faut savoir renoncer », 1 500 scientifiques, dont les auteurs du Giec Christophe Cassou et Valérie Masson-Delmotte, appellent à son retrait. Au cœur de la mobilisation des scientifiques, l’Atécopol (Atelier d’écologie politique) travaille et réfléchit aux multiples enjeux liés aux bouleversements écologiques. Leur implication pluridisciplinaire aux côtés des opposants à l’A69 est constante : conférences, interventions, rencontres avec les élu·e·s.
La rencontre le 11 octobre 2023 avec Carole Delga, présidente de la région Occitanie, leur a fait entrevoir le gouffre entre les données scientifiques et les décisions politiques. Christophe Cassou reconnaît avoir pris conscience de cette incompréhension profonde : « Nous avons compris que de manière délibérée et donc assumée, les faits scientifiques sont soit minorés soit tout simplement non pris en compte »2. Les politiques, jusque dans la commission d’enquête parlementaire, opposent aux avertissements des scientifiques leur légitimité électorale, dans « une logique dangereuse de confrontation avec la réalité scientifique ». Il déplore la persistance d’un puissant déni de la gravité de la situation chez les élu·e·s soutenant l’autoroute, une forme de « climato-cynisme » : « Les discours politiques sont de plus en plus verts, mais on voit avec l’A69 qu’ils s’effondrent quand vient le temps de la décision politique. »3
Le bilan est sans appel, pour un gain de temps négligeable, la construction de l’A69 va accumuler les dégâts environnementaux, artificialiser des centaines d’hectares, augmenter les risques pour la santé des riverains…
Contre ce scandale, les collectifs luttent depuis près de vingt ans. Après les débuts des travaux, la mobilisation s’est étendue, les modes d’action ont évolué face à la répression brutale. Rendez-vous le 21 avril à Toulouse pour accueillir le Cycloretour et à la manif-action de la saison 7 des Soulèvements de la terre le week-end des 8 et 9 juin.
- 1. Lettre au Premier ministre.
- 2. Christophe Cassou : « Le projet de l’A69 est emblématique car il coche toutes les cases de ’’l’impossible bifurcation’’ », Libération, 13 octobre 2023.
- 3. Sébastien Billard, « A69, l’autoroute à contresens : “Une fracture est en train de se creuser entre scientifiques et politiques” », le Nouvel Obs, 26 octobre 2023.