En 2016, durant les fêtes de Pampelune, un groupe de 5 hommes viole une femme, se filme et partage la vidéo sur un groupe Whatsapp appelé « La Manada » (« la meute »). En 2018, la justice espagnole les déclare coupables d’abus sexuel mais ne retient pas la qualification de viol, malgré les témoignages, malgré les preuves vidéo. Cette minimisation va secouer la société espagnole et donner lieu à un mouvement féministe massif qui aboutira à l’introduction de la notion de consentement dans la loi.1
Dans la ville de Mazan, durant plus de 10 ans, Dominique Pélicot va droguer sa conjointe, Gisèle Pelicot, et la faire violer par plus de 80 hommes. Ces hommes qui n’avaient rien en commun, qui ne se connaissaient pas, forment pour 50 d’entre eux, depuis le début du procès en septembre 2024, une autre forme de meute. Réunis dans la salle d’audience, ils tissent des liens de solidarité, se conseillent, partagent des repas près du tribunal et se défendent les uns les autres.
Cette notion de meute, de violence collective, traverse l’ensemble des violences commises par les hommes contre les femmes. Le procès de Mazan permet de comprendre le continuum entre la violence conjugale souvent perçu comme le fait d’un homme isolé dans le cadre « privé » et la violence collective de la meute qui l’entoure et qu’il va solliciter.
Le viol collectif : forme exacerbée de la domination masculine
En France au début des années 2000, la question des viols collectifs (nommés par les journalistes « viols en réunion » ou « tournantes ») a été associée par la droite et l’extrême droite aux « banlieues » et instrumentalisée afin d’attaquer les populations racisées, migrantes et/ou précaires. Pour Christelle Hamel2, les viols collectifs ont été présentés comme un phénomène nouveau et « insérés dans des rhétoriques racistes, anti-pauvres et anti-jeunes » en occultant la réalité du caractère endémique des violences faites aux femmes. Pourtant, les viols collectifs sont loin d’être un fait récent et s’ils restent minoritaires par rapport à l’ensemble des viols commis, ils concernent tous les milieux.
Selon elle, loin de l’idée généralement admise d’un « rituel » ou d’une « initiation », lorsque les violences sexistes et sexuelles s’expriment de façon collective, elles sont alors l’expression d’une domination exacerbée. Elles émergent dans des groupes d’hommes déjà très soudés, solidaires et cultivant un entre-soi où on constate une forte hiérarchisation des genres, les femmes étant perçues comme inférieures et ayant moins de valeur. La victime est vue comme un objet qu’on se « partage » et profondément déshumanisée. Les hommes agissent et se pensent comme un groupe : ils diminuent leur responsabilité individuelle et mettent en scène leur virilité auprès des autres.
Les viols collectifs peuvent parfois être aussi une stratégie délibérée dans des contextes précis. Dans les processus coloniaux ou les guerres, les viols collectifs sont utilisés comme une arme.3 Au Soudan, au Congo, en Palestine, en Ukraine, entre autres. le viol est utilisé pour soumettre toute la population, réaliser un nettoyage ethnique, briser et humilier sur plusieurs générations. En Iran, les violences sexuelles ont été utilisées par les forces de sécurité contre le mouvement « Femme, Vie, Liberté » en 20224. En Égypte plusieurs viols ayant eu lieu sur la place Tahrir entre 2012 et 2014 auraient été commandités. Il s’agit alors d’une stratégie sciemment organisée visant à maintenir le système patriarcal en place. Les hommes qui les commettent font « corps » ensemble : militaires ou groupes armés, force de répression etc.
Le viol collectif est ainsi l’expression de l’écrasement d’un groupe sur un autre. Mais dans l’affaire Mazan les 80 violeurs ne se connaissaient pas entre eux et n’ont pas commis les viols au même moment. Ils connaissaient à peine Dominique Pelicot puisqu’ils ne l’avaient rencontré que sur internet, et pourtant ils ont, à chaque fois, accepté le « partage » non seulement de la victime mais aussi du silence permettant aux viols de continuer à se produire.
La violence collective des hommes et la constitution de réseaux
Au-delà des viols, d’autres formes de violences collectives peuvent exister et ne nécessitent pas que le groupe se constitue « physiquement ». Ainsi les hommes représentent la majorité des auteurs de cyberharcèlement. En 2019, l’affaire de la ligue du LOL5 rend publiques certaines de ces violences collectives masculines sur les réseaux sociaux : un groupe d’une trentaine d’hommes organise le cyberharcèlement de femmes, personnes racisées et personnes LGBTI sous couvert « d’humour ». « Rien ne justifiait notre comportement de meute » déclarera un des harceleurs des années plus tard. L’anonymat conféré sur internet renforce chez ces hommes un sentiment d’impunité et ils redoublent alors de violence. Le fait de ne pas être témoin directement des effets de cette violence sur les victimes achève le processus de déshumanisation. Selon Laurent Bègue, professeur de psychologie sociale : « La cohésion que l’on observe dans les groupes peut amener ses membres à éprouver tout simplement moins d’inhibition à agresser autrui. Le groupe est aussi significativement plus agressif que les individus pris isolément lorsque les normes en présence sont favorables à l’agression ». Le groupe s’attaque alors aux personnes qui sont socialement dominées.
Mais les réseaux ne sont pas uniquement le lieu d’expression de harcèlement, ils sont aussi le lieu de recrutement et de partage de cette violence entre hommes. Ainsi, c’est bien sur le site coco.fr que Dominique Pelicot recrutait ses co-accusés, sur un forum intitulé « À son insu » dont l’objectif consistait notamment à partager des photos volées de femmes nues. Ce type de groupe permettant à des hommes de partager des contenus volés n’est pas nouveau. En 2017, Facebook suspendait un groupe où 52 000 hommes s’étaient retrouvés pour partager des photos volées de femmes nues6. On retrouve ici la même logique de « partage » entre hommes de contenus concernant des femmes qui sont alors perçues comme des objets. Cette façon de collectiviser cette violence joue aussi un rôle crucial dans le développement de la pédocriminalité. En 2024, le documentaire Pédocriminels, la traque revenait sur ce phénomène : « en 2022, quelque 88 millions d’images pédocriminelles circulaient dans le monde et, chaque seconde, au moins deux images de viol d’enfant sont échangées sur Internet ». Début novembre 2024, un ancien graphiste de Disney était condamné à 25 ans de réclusion pour avoir notamment commandé sur internet des viols d’enfants7.
Le continuum des violences faites aux femmes : de la culture du viol aux violences collectives
C’est un double mouvement de co-construction : d’une part les violences collectives (comme les viols collectifs) sont le fruit et l’aboutissement d’une société patriarcale où les femmes sont vues comme des objets à la disposition des hommes et qu’ils peuvent « s’échanger et se partager ». D’autre part ces violences collectives donnent lieu à la construction de réseaux déployant une idéologie masculiniste et renforçant le système patriarcal. À l’instar de ces réseaux masculinistes qui se spécialisent dans le partage et l’enseignement de techniques de harcèlement de meute, de manipulations et de haine des femmes, allant jusqu’au passage à l’acte terroriste.
De toute évidence, en dépit des clichés véhiculés par l’extrême droite, les hommes sont loin de vivre une crise d’isolement et de solitude. Au contraire, ils sont tout à fait capables de créer et maintenir des réseaux, des amitiés et de la solidarité lorsqu’il s’agit de commettre des violences sexistes et sexuelles, parfois même, comme dans le cas du procès de Mazan, de manière rétrospective. À l’inverse, le fait de reléguer les femmes à la sphère domestique et privée construit leur isolement. En Afghanistan cet isolement organisé a pris une forme extrême : les communications entre femmes sont de plus en plus restreintes et contrôlées8.
L’impunité généralisée achève le sentiment de toute puissance dans le groupe. Car autour de la meute on retrouve tout un système et ses acteurs que les agresseurs savent mobiliser : le silence des proches, collègues, amis et famille, le système policier qui n’enquête pas suffisamment (combien d’enquêtes ont été menées sur les 52 000 participants du groupe Facebook de partage de photos volées? Combien de poursuites ?), le système judiciaire qui joue systématiquement contre les victimes, les avocats parfois inutilement dégradants et humiliants (on se souvient de cette avocate qui demanda à Gisèle Pelicot si elle n’aurait pas « des penchants exhibitionnistes », ou encore l’avocate de Nicolas Bedos déclarant que son client avait été condamné pour une « main posée sur un jean »), les réactionnaires qui veulent préserver l’ordre établi, les politiques qui se soutiennent lorsqu’ils sont accusés de violences, les éditorialistes et les médias bien trop pressés de jeter le doute sur les l’intégrité des victimes...
Face à cela nous n’avons d’autre choix que de nous battre pour une transformation en profondeur de la société et en particulier pour remodeler la façon dont les hommes relationnent entre eux : plutôt que de construire des meutes solidaires dans l’expression de la violence, construire des cadres collectifs visant à sortir de l’entre-soi masculin.
- 1. Romane Laignel Sauvage, L’affaire de « la meute » en Espagne : « Ce n’est pas un abus sexuel, c’est un viol ». INA.fr, 13 septembre 2024
- 2. Christelle Hamel, « Faire tourner les meufs ». Les viols collectifs : discours des médias et des agresseurs. Gradhiva : revue d’histoire et d’archives de l’anthropologie n°33, 2003.
- 3. Contre Attaque, Soudan, Ukraine, Syrie, Palestine : le viol comme arme de guerre. Contre-attaque.net, 2 novembre 2024.
- 4. France Info, Iran : « Les forces de sécurité ont eu recours au viol et à d’autres formes de violences sexuelles pour écraser le soulèvement » en 2022, selon un rapport d’Amnesty International. Francetvinfo.fr, 6 décembre 2023.
- 5. Hélène Combis et Pierre Ropert, « Ligue du LOL » : les mécanismes de l’effet de meute. France Culture, 12 février 2019.
- 6. Claire Digiacomi, Facebook suspend « Babylone 2.0 », un groupe secret où 52 000 membres s’échangeaient des photos volées de femmes nues. Huffington Post, 7 janvier 2017.
- 7. France Info et AFP, Viols et tortures sur des enfants philippins : un ex-graphiste de Disney français condamné à 25 ans de réclusion. Francetvinfo.fr, 1er novembre 2024.
- 8. Anaelle Jonah, En Afghanistan, le régime taliban réduit désormais les femmes au silence. France24, 30 octobre 2024.