Publié le Vendredi 31 janvier 2020 à 10h22.

Brexit, année zéro

Le résultat des élections législatives du 12 décembre dernier paraissait enfin conduire au terme de plus de trois années d’incertitude. Nanti d’une forte majorité parlementaire, le Premier ministre conservateur, Boris Johnson, paraissait assuré d’avoir les mains libres pour enclencher le processus de sortie de l’UE et d’honorer ainsi le slogan répété jusqu’à l’épuisement auto-parodique : « get Brexit done » (il faut faire le Brexit).

Mais ce programme ne s’arrête pas à la seule question des rapports avec l’UE. Avec Boris Johnson s’ouvre une phase réactionnaire d’une agressivité sans précédent. Il y a au moins une raison simple à cela : il y a seulement deux ans et demi, en juin 2017, le parti travailliste dirigé par une gauche socialiste pour la première fois de son existence, fut proche de l’emporter malgré des pronostics uniformément défavorables. L’éventualité cauchemardesque de voir ce scénario se concrétiser en décembre 2020 a vu une mobilisation exceptionnelle des principaux médias contre Corbyn et le Labour (comme l’a documenté une étude de chercheurs de l’université de Loughborough) et une campagne tory (conservatrice) ne craignant plus de recourir à la désinformation la plus audacieuse (faux site de factchecking, faux site de présentation du programme travailliste, entre autres).

Dans un moment de soulagement euphorique, le commentariat britannique, et français à sa suite, n’a cessé de fêter la victoire conservatrice « historique » sans trop s’intéresser à ce qui pourrait nuancer un peu les choses : par la magie du système électoral britannique, les conservateurs, avec 30 pour cent du corps électoral ont obtenu une majorité parlementaire  de 58 % des sièges quand dans le même temps, Le labour dirigé par Corbyn rassemblait plus d’électrices et d’électeurs que T. Blair remportant une majorité absolue en 2005, par exemple.

Pour être bien réelle, la défaite du Labour n’est en rien la révélation ultime de cette anomalie politique fatale que tant (dans la droite travailliste notamment) voudraient éradiquer. S’ajoute en outre à cela le fait le vote des moins de quarante ans en faveur du Labour largement plus élevé que pour les conservateurs. Les signaux ne sont rien unilatéralement négatifs.

Dans ces conditions, il paraît y avoir urgence pour cette droite ouvertement raciste et nationaliste – maintenant acclamée par les personnalités politiques et médiatiques de l’extrême droite britannique et saluée par D. Trump – à lancer une contre-offensive d’envergure contre tous les signaux de reconstruction de la gauche britannique de ces dernières années. À ce titre, il vaut de considérer que la Grande-Bretagne propose ainsi sa propre déclinaison de la lutte acharnée à échelle globale des droites radicalisées et des extrêmes-droites en phase de conquête ou de reconquête du pouvoir.

La recomposition nationaliste de la droite britannique, entre Johnson et Farrage (leader du parti pro-Brexit largement pénétré par l’extrême-droite) , a donc la conjoncture pour elle après des mois de crise parlementaire ininterrompue. Le danger de la gauche est écarté ; les coudées peuvent être franches sur plusieurs fronts et le Brexit, pour faire entendre un point d’orgue à cette hégémonie apparemment retrouvée.

Les sombres complications n’attendent pas, cependant.

Crise constitutionnelle et émancipations nationales

Johnson a déjà essuyé un triple échec à la chambre haute sur son accord de retrait le 20 janvier dernier (sur des questions relatives à la Cour suprême du Royaume-Uni, à la Cour européenne de justice et aux droits post-Brexit des ressortissants européens). Fort de sa majorité parlementaire, le Premier ministre a pu surmonter ce premier obstacle sans difficulté apparente. Cette déconvenue passagère a pris cependant un tour d’une tout autre ampleur au cours de ce même mois de janvier lorsque les trois parlements autonomes d’Ecosse (Holyrood, le 8 janvier), d’Irlande du Nord (Stormont, le 20 janvier) et du Pays de Galles (Cardiff, le 21 janvier) rejetaient tous sans appel le projet de loi de retrait défendu par le pouvoir londonien.

Le problème devient ici d’une tout autre nature et ne peut se résoudre dans ce cas que par un coup de force anticonstitutionnel : le parlement du RU (à Londres) ne peut pas « normalement » légiférer sur une question engageant la compétence des parlements autonomes Écossais, Gallois ou Nord Irlandais sans que ces assemblées lui aient permis de le faire en adoptant une motion de consentement législatif préalable, conformément aux termes d’une convention particulière : la convention Sewel.

L’Écosse se trouve donc dans la situation où sa sortie de l’UE est contrainte par un vote anglais – les Écossais s’étant prononcés à 62 pour cent pour rester dans l’UE, ou les nationalistes du SNP détiennent 48 des 59 circonscriptions parlementaires du pays, où le Premier ministre anglais rejette les nouvelles demandes de référendum sur l’indépendance émises par la Première ministre du parlement Écossais, Nicola Sturgeon, et où enfin, le pouvoir londonien se dispense de respecter les règles régissant ses relations avec les parlements autonomes du RU.

L’Irlande du Nord, quant à elle, a voté à 56 pour cent en faveur du maintien dans l’UE en 2016 et se trouve donc elle aussi contrainte à la sortie par le vote anglais. Le projet de loi de retrait a réussi à faire l’unité contre lui, des conservateurs du DUP (pourtant pro-Brexit) qui avait soutenu le gouvernement de T. May au Sinn Fein (républicain indépendantiste). Pour le DUP, la possibilité d’une frontière et de contrôles douaniers entre l’Irlande du Nord et le reste de la Grande-Bretagne est un point de désaccord non-négociable. Du côté républicain, le problème central est celui de la possibilité du retour d’une frontière physique entre Irlande du Nord et république d’Irlande. Une telle éventualité signifierait en outre une remise en cause directe des Accords du Vendredi saint de 1998 qui avaient mis un terme à trente années de « troubles » – selon l’euphémisme consacré.

Toujours sur ce registre, observons enfin la situation dans laquelle se trouve la monarchie britannique elle-même : refuser l’assentiment royal aurait causé un précédent constitutionnel difficile à imaginer. Mais au regard de ce qui précède, la formalité de l’assentiment royal ouvre la voie d’une crise dont une issue maintenant de plus en plus probable n’est autre que la fin du Royaume-Uni lui-même : les sentiments et la revendication indépendantistes en Écosse ne sont pas prêts de retomber et en outre, le SNP, compte tenu de sa position de force, pourra difficilement éviter la confrontation directe avec Londres s’il veut se montrer à la hauteur de la situation. Quant à la question frontalière nord-irlandaise, elle n’a qu’une seule solution juridique, logistique, politique et constitutionnelle : la réunification de l’île d’Irlande après bientôt cent ans de partition. La distance entre Cardiff et Londres ne manquera pas de croître dans ce contexte et avec le remplacement très incertain des fonds structurels européens. Du côté du pouvoir londonien, on voit mal, cependant, comment la pérennité de l’existant ne passerait pas par une régression impériale sans fard.

Tourmente commerciale internationale

En franchissant le seuil de sortie de l’UE le 31 janvier 2020, le Brexit version Johnson est d’emblée promis à un avenir fragile sur le terrain commercial international. Le problème peut se résumer de manière assez simple : Johnson ne peut se montrer à la hauteur du Brexit qu’il a défendu et apaiser les craintes entrepreneuriales britanniques qu’en cherchant à concrétiser rapidement l’alliance commerciale promise de longue date avec les États-Unis de Trump. Éviter ou mitiger les effets négatifs de la sortie de l’UE l’exige, d’autant que le ministre des finances, Sajid Javid, a déjà mis en panique le patronat britannique en déclarant au Times, mi-janvier, qu’il n’y aurait ni alignement réglementaire avec l’UE, ni marché unique, ni union douanière et que le tout serait réglé d’ici la fin de l’année 2020. La déclaration assurait de la catastrophe déjà pressentie pour le secteur manufacturier, l’automobile, le secteur agricole, les transferts de données… Des espoirs d’échange commerciaux « sans friction » entre le RU et l’UE, il ne reste dès lors rien ou presque si l’on tient compte de la légère modération de ces propos lors du sommet de Davos. Il y a donc plus que jamais urgence pour un accord entre Royaume-Uni et États-Unis.

Trump, de son côté, est à la recherche de succès qui permettront qu’il soit question d’autre chose que de sa procédure de destitution et de renforcer son bilan à la veille d’une nouvelle campagne présidentielle américaine. En dépit de ses marques de sympathie répétées à l’égard de Johnson, Trump n’est pas exactement un humanitaire et la position de vulnérabilité du Premier ministre britannique n’échappe à personne et à lui moins encore sans doute. L’avenir des liens entre le RU et l’UE étant pour l’instant bouché, Trump a tout le loisir de pousser pour l’ouverture du marché de la santé britannique aux entreprises pharmaceutiques US, ou pour la déréglementation des normes de sécurité alimentaires britanniques au profit de l’agro-alimentaire US, son bœuf aux hormones et ses poulets chlorés.

Ajoutons à cela que, malheureusement pour Johnson, les priorités de Trump ne sont pas les siennes, quelles que soient leurs connivences politico-capilaires. Suite à l’annonce britannique d’une imposition à hauteur de deux pour cent sur les revenus des grandes entreprises du Net, le secrétaire au Trésor américain, Steve Mnuchin, a d’ores et déjà réagi en promettant un début de guerre commerciale : taxez nos géants du net, nous taxerons arbitrairement vos exports automobiles. De la même manière, Trump a fait planer une menace de représailles commerciales en cas d’accord entre les britanniques et le géant des télécoms chinois, Huawei. Les divergences sont aussi marquées sur l’accord nucléaire iranien et ne faciliteront rien.

Bien d’autres questions encore promettent des jours difficiles au Brexit en version tory. On pense par exemple aux contradictions de la politique migratoire entre posture xénophobe officielle et pénurie de main d’œuvre qualifiée dans nombre de secteurs. On pense aussi aux financements censés se substituer aux fonds structurels européens pour l’emploi et la régénération urbaine dans les nombreuses régions britanniques jamais remises de la désindustrialisation et gagnées par un sous-développement et une pauvreté épidémiques et durables. La totalité du Pays de Galles est concernée au premier chef. 

Reste donc à savoir si face à ces désastres économiques et sociaux en cours et annoncés, une nouvelle direction du Labour saura rester à la hauteur en dépit de la démoralisation et de la contre-offensive de tout le camp réactionnaire hors du- et dans le Labour même. C’est tout l’enjeu de la succession de Corbyn, entre possible enracinement à gauche (autour de Rebecca Long Bailey) ou revanchisme liquidateur de l’extrême-centre. La suite dans quelques semaines.