Avec près de 56 % des voix, Gabriel Boric à la tête de la coalition de gauche a battu le candidat pinochétiste José Antonio Kast, gagnant dans 10 régions sur 16, en obtenant le plus important nombre de suffrages d’un président depuis la fin de la dictature. Il a même réussi en partie à augmenter la participation en particulier dans la jeunesse, mais l’abstention est restée élevée (46%).
Les scènes de liesse ont été nombreuses et massives dans la capitale Santiago et en province, sans toutefois être une explosion de joie majoritaire dans les milieux populaires. La page de la dictature est provisoirement tournée, et on ne boude pas le plaisir de voir l’extrême droite battue, mais l’écart entre les illusions d’une partie de ses électeurEs et la politique concrète de Boric va être une source de tensions tant les chocs sociaux à venir s’annoncent importants.
Tièdes promesses électorales
L’entre-deux tours a été tendu sur le plan symbolique, et a vu le recentrage des discours des deux candidats sur les thèmes de fond comme la stabilité économique, la sécurité et l’apaisement politique – en contraste avec la polarisation sociale manifeste et l’effondrement de secteurs entiers dans une précarité généralisée. La victoire de Boric repose sur un quiproquo qui ne sera pas sans conséquences. La différence entre les deux camps est au bout du compte d’un million de voix. Fort de son crédit d’ancien leader étudiant, il a su jouer sur la carte du moindre mal en s’adressant en permanence aux secteurs centristes de l’ancienne Concertation (alliance entre démocrates chrétiens et socialistes), en délaissant des pans entiers des revendications populaires de l’Octobre 2019, y compris en promettant de refuser l’amnistie aux émeutierEs, en se tenant à distance du processus constituant en cours.
Si bien des secteurs de son électorat saluent sa victoire et la voie équilibrée et raisonnable de ses tièdes promesses électorales, le piège le plus important n’est pas tant celui d’une absence avérée de volonté de lutter contre l’économie de marché que celui de démobiliser les travailleurEs et les secteurs populaires. Et là, le rôle de contention du Parti communiste, partie prenante de la coalition, sera décisif malgré ses reculs dans la jeunesse et la principale centrale syndicale la CUT. Les collectifs féministes et Mapuche, pour l’instant moins intégrés, tempèrent leur enthousiasme et se préparent aux jeux de pressions pour élargir l’agenda du nouveau président qui prendra ses fonctions début mars. Une bonne partie de la jeunesse qui se rendait en métro aux rassemblements de la victoire de la gauche à Santiago, a sans doute moins d’illusions, elle chantait avec ironie : « Todo bien, todo gratis » (« Tout va bien, tout sera gratuit »).
Réorganisation du capitalisme et chocs sociaux à venir
Mais pour le partisan de la voie institutionnelle d’une sorte de Nouvelle Majorité 2.0, les obstacles seront nombreux. Pour parvenir à une majorité parlementaire il lui faudra 78 députés. La somme des 37 du Front large, des 37 du Nouveau pacte social, trois « Humanistes » et deux écologistes font bien 79 mais l’obtention d’un accord avec les cinq derniers semble laborieuse. La droite réduite à 68 députés pourra néanmoins, via le Sénat, user d’un pouvoir de blocage non négligeable. Mais c’est sur le terrain social que le test sera le plus cinglant. D’un côté, une partie de son programme électoral est dépendant des cours du cuivre alors qu’il veut sortir dans les mots du modèle extractiviste, et de l’autre il n’a pas de solution concrète pour sortir de la sur-exploitation de la force de travail (une récente étude montrait que sur 8 heures travaillées seules 3 revenaient sous forme de salaire au Chili). La légalité ne suffira pas à faire plier le patronat de choc formé à l’école des Chicago Boys et aux solutions casquées. Le vent de la révolte sociale est retombé, mais en repoussant l’extrême droite, on devine un potentiel prometteur, à condition de sortir enfin des solutions institutionnelles.