À l’issue des élections européennes qui se tiendront le 25 mai prochain (le 22 mai sur les îles britanniques), il est fort probable que l’extrême droite sortira avec un poids renforcé au Parlement européen. Mais il est aussi fort improbable qu’elle pourra reproduire à Strasbourg tous les faits et gestes pratiqués « à la maison »...
Ainsi, le 13 février 2014, deux députés du Parlement hongrois ont montré qu’ils ne tergiversaient pas avec l’Union européenne. Tamás Gaudi-Nagy, député du parti fasciste Jobbik, et Balázs Lenhardt, député non inscrit mais ancien membre du Jobbik, se sont saisis du drapeau de l’Union européenne et ont jeté par la fenêtre le drapeau étoilé qui ornait jusque-là le fronton du Parlement. Ce drapeau symbolisait, selon les mots des deux députés, « la colonisation de la Hongrie » par des forces étrangères. Une démonstration « virile » qui n’est pas pour déplaire au FN français… bien que ce dernier s’y prenne par des méthodes un peu différentes de celles appliquées par l’extrême droite hongroise. Deux drapeaux de l’Union européenne se trouvaient, jusqu’à très récemment, à la mairie de Fréjus (Var), l’un placé sur le balcon, l’autre dans le bureau du maire de la ville. Or, le nouveau maire de Fréjus est membre du FN : David Rachline, 26 ans, militant depuis douze ans et admirateur de Jean-Marie Le Pen. Avant qu’il ne soit élu, Rachline avait promis d’enlever les drapeaux étoilés de la mairie : « Ils n’ont rien à y faire ! » Une fois élu, et alors qu’il tentait de montrer une image « rassurante » et institutionnalisée, il déclara cependant que ce n’était pas l’urgence de l’heure de les enlever, qu’il avait autre chose à faire. Puis on a appris quelques jours plus tard que le drapeau du balcon de la mairie avait bel et bien disparu. Deux belles illustrations des rapports à l’UE de l’extrême droite européenne, et l’occasion pour l’Anticapitaliste de se pencher sur la stratégie de cette Europe brune à quelques jours des élections européennes.
Dossier réalisé par Bertold du Ryon (Commission nationale antifasciste)Une critique réactionnaire de l’Union européenne
Nous ne sommes pas des partisans inconditionnels de l’Union européenne telle qu’elle fonctionne aujourd’hui. De notre point de vue, l’échelle institutionnelle européenne constitue un nouveau niveau de prise de décision économique et politique investi par la bourgeoisie, qui tente ainsi de contourner certains obstacles qui entravent son offensive dans les États-membres. Mais les luttes pour les droits des salariéEs, des exploitéEs et des populations en général doivent aussi être menées à ce niveau-là. C’est tout le contraire de l’extrême droite qui attaque le cadre européen car il est supérieur aux États nationaux...
En effet, les extrêmes droites de tous les pays du continent fétichise cette question du niveau où sont prises les décisions, au lieu de se concentrer avant tout sur le contenu des décisions, et donc de mettre à nu les rapports de forces politiques et sociaux dont elles sont le résultat. C’est le fait même que des choix soient effectués à un niveau « supra-national », au lieu de l’être dans le cadre des États-nations – modèle politique traditionnel de la bourgeoisie depuis 150 à 200 ans –, qui est présenté comme intrinsèquement mauvais. Comme si des choix de société, qui seraient actés par un gouvernement national au nom de la « guerre économique » (qui oppose actuellement plutôt des « grands ensembles » régionaux : UE, États-Unis ou Chine, mais qui existe de façon un plus larvée aussi entre les États membres de l’Union), seraient forcément meilleurs ! Dans l’état actuel du rapport de forces entre les classes, ils ne le seraient assurément pas, d’autant plus que cette guerre économique serait encore exacerbée entre les différents pays européens, si une majeure partie des décisions étaient renationalisées. Par ailleurs, il serait tout à fait légitime de dénoncer l’absence d’espaces véritablement démocratiques au niveau de l’Union : par exemple, le Parlement européen n’est même pas un véritable Parlement bourgeois dans la mesure où il ne possède pas l’initiative des lois. Dans l’état actuel des choses, il doit être consulté et donner son avis, parfois son accord, sur les projets de loi européens (directives ou règlements). Mais il ne peut pas proposer des textes, prérogative qui appartient au seul pouvoir exécutif : la Commission de Bruxelles qui doit saisir et le Parlement et le Conseil européen, ce dernier représentant les gouvernements nationaux.
« L’Europe des nations » en guise de démocratieOr, ce n’est pas du tout le caractère peu démocratique de cette procédure – y compris sous l’angle du fonctionnement normal d’une démocratie bourgeoise – qui est critiquée par l’extrême droite. Au contraire, celle-ci voudrait revenir à une « Europe des nations », où les coopérations relèvent pour l’essentiel des seuls mécanismes intergouvernementaux. Cela signifie que les pouvoirs exécutifs nationaux s’arrangeraient entre eux, et éventuellement avec une administration située au niveau européen, sur les « compromis » souhaités. Au lieu de s’engager vers plus de démocratie, on s’en éloignerait encore considérablement. On peut parier que de tels arrangements seraient bien trouvés, si jamais la vision de l’extrême droite devait l’emporter à l’échelle européenne… mais à l’exclusion totale de toute « immixtion » par les Parlements, voire les populations et les sociétés civiles ! Somme tout, ce n’est pas forcément le fait de décider au niveau européen qui dérange le plus l’extrême droite. Le premier à avoir temporairement « unifié » l’Europe continentale au 20e siècle, c’était le pouvoir hitlérien, mais on sait par quelles méthodes ! Ce qui dérange plus profondément l’extrême droite, c’est premièrement le fait que l’Union européenne actuelle, historiquement fondée sur l’instauration puis l’extension d’un marché, ne reflète pas une image de volonté de puissance politique. De plus, en raison de cette primauté de l’économique, des mécanismes de la concurrence et de la liberté de circulation des capitaux, l’extrême droite réclame une composante plus « charnelle » qui manque à ses yeux. Elle pourrait se réclamer d’une Europe qui s’afficherait comme celle de « la race blanche », ouvertement fondée sur des critères de pseudo-appartenance ethnique, et/ou sur une identification « culturelle » ou « civilisationnelle » commune. Mais les interprétations divergent à l’extrême droite sur ce qui devrait fonder une telle Europe : devrait-elle être d’essence chrétienne, ou alors renouer avec une identité pré-chrétienne, païenne ?
« Moins d’UE ! » pour l’extrême droiteEn attendant qu’elle puisse imposer ses visions, l’extrême droite du continent européen se retrouve dans une dénonciation commune de l’Union européenne, telle qu’elle existe. Ses imprécations trouvent – c’est ce qu’il faut craindre en tout cas – un écho plus large dans le contexte de la crise et des politiques d’austérité exacerbées depuis 2008. Le FPÖ (« Parti de la Liberté d’Autriche ») de Heinz-Christian Strache, dont le score dépassera probablement les 20 %, a ainsi adopté toute une série de slogans de campagne qui se réfèrent au rejet de l’Union actuelle. On trouve ainsi sur ses affiches pour la campagne des élections européennes des slogans tels que (sous forme de rime en version originale...) : « L’Autriche change d’idées : Trop d’UE, c’est con ! », ou alors : « Nous comprenons votre colère – Trop d’UE, ce n’est bon pour personne ! ». Enfin, reprenant un refrain plus que classique dans toute l’extrême droite du continent : « D’abord nous, l’Autriche, et ensuite l’UE ! » Au Luxembourg, c’est le parti nationaliste ADR (« Parti réformiste d’alternative démocratique ») qui affiche le slogan : « Moins d’Europe, plus de Luxembourg ! » Quant au PVV (« Parti de la liberté » néerlandais) du tribun anti-musulman Geert Wilders, il affiche : « Moins d’UE ! » Récemment, ce parti a fait calculer par une agence de notation britannique, « Capital Economics », le prétendu gain que réaliserait les Pays-Bas en cas de retrait de l’Union européenne... Présentée le 6 février 2014 à La Haye, l’étude arrive au résultat demandé par le parti qui l’avait commandé : les Pays-Bas seraient prétendument plus riches sans l’Union européenne !
Les droites sous influences...Au vu du climat politique actuel en Europe, on trouve des slogans similaires aussi chez des partis politiques bourgeois qui n’appartiennent pas à l’extrême droite. En Italie, c’est le cas du parti « Forza Italia », fondé en 1994 par Silvio Berlusconi. Il s’agit ici plus d’un parti-entreprise sans idéologie, voué au « marketing » politique, que d’une formation d’extrême droite (stricto sensu), bien que ce parti ait gouverné à plusieurs reprises avec des forces d’extrême droite. Or, pour les élections européennes à venir, le parti « Forza Italia » se présente avec le slogan suivant : « Plus d’Italie en Europe – moins d’Europe en Italie ! » Un slogan pour le moins ambigu, mais dans lequel (transposé à la France) pourrait aussi se reconnaître une partie de l’UMP. Celle-ci se présente avec un slogan non moins ambigu : « L’Europe, nous l’aimons tellement que nous voulons la changer », cela alors que toute une frange du parti se voit attirée par les sirènes d’un discours « souverainiste » qui dénonce l’Union européenne. Laurent Wauquiez, ex-porte-parole du gouvernement sous Nicolas Sarkozy et qui passait pour un « pro-européen convaincu », a ainsi largement évolué vers cette autre frange politique de la bourgeoisie française. Actuellement, il revendique ainsi un retour à l’« Europe des six », autrement dit, à la configuration de la Communauté économique européenne (CEE), l’ancêtre de l’UE, entre 1957 et 1973. Ce qui équivaut à un démantèlement de la majeure partie de l’édifice européen construit depuis... À l’intérieur de l’UMP, une fraction importante du parti dénonce désormais ouvertement la libre circulation des travailleurEs, y compris à l’intérieur de l’Union européenne, mais surtout pour les ressortissants roumains et bulgares. Aussi, les clivages actuels du parti sur la « question européenne » font se délecter les cadres du FN, qui spéculent sur une exacerbation de ces clivages politiques... Les extrêmes droites et le pouvoir
Il est assez peu probable que les différents partis d’extrême droite participeront à Strasbourg à la formation du futur exécutif européen. De plus, il est plus qu’improbable par ailleurs qu’ils obtiennent une majorité au futur Parlement européen qui sortira des urnes...
En effet, dans une telle constellation, il ne faut pas s’attendre à ce que ces mêmes partis participent à une large coalition au sein du Parlement européen en vue de former la future commission : ils y perdraient leur positionnement habituel, consistant à dénoncer le plus bruyamment possible les institutions européennes dans leur fonctionnement actuel. Une majorité des partis d’extrême droite européens n’ont pas encore participé, sur la période historique récente, à des gouvernements nationaux. Certains partis le refusent d’ailleurs actuellement, au moins tant qu’ils ne sont pas en position de force et capables de s’imposer à des alliés potentiels, en devenant d’abord la première force politique à droite. C’est cela qui constitue actuellement la stratégie du FN français.
En Italie, au côté de BerlusconiCependant, certains partis de la mouvance ont pris une part active à la formation de coalitions gouvernementales, voire ont participé à des exécutifs. C’est le cas de deux formations de l’extrême droite italienne, puisqu’à la fois la « Ligue du Nord » (parti régionaliste et raciste fondé en 1989) et les « postfascistes » de l’ancien parti MSI (néofasciste, transformé en 1995 en « Alliance nationale » – AN, puis partiellement absorbé en 2009 par le rassemblement berlusconien « Peuple de la liberté » – PDL) ont plusieurs fois participé à des gouvernements. C’était le cas des exécutifs conduits par Silvio Berlusconi entre avril et décembre 1994, puis de 2001 à 2006, et encore de 2008 jusqu’en 2013.
En Autriche, du pouvoir à l’oppositionLe FPÖ a lui aussi participé, avec des ministres issus de ses rangs, à un gouvernement fédéral. Au scrutin législatif du 3 octobre 1999, le parti alors dirigé par Jörg Haider avait atteint un score record de 27 % et dépassé (pour la première fois) légèrement le parti de la droite classique OVP. Une longue négociation avait abouti à la formation d’un gouvernement commun du FPÖ et du OVP. Ce dernier a été constitué en février 2000. Le FPÖ a plutôt mal géré (et digéré) sa participation gouvernementale, alors que ses ministres commençaient parfois à se notabiliser et à s’autonomiser totalement du parti. Par exemple, le jeune et fringant ministre des Finances, Karl-Heinz Grasser, a fini par rejoindre la droite classique (tout en s’enrichissant personnellement...). De 27 % des voix, le FPÖ a ainsi dégringolé, d’abord à 10 % des voix lors du scrutin législatif anticipé fin 2002, puis à 6 % aux élections européennes de 2004. En 2005, le parti a quitté la coalition gouvernementale, tout en se scindant en deux, le BZO ou « Alliance Avenir Autriche » issu de la scission restant encore dans l’exécutif jusqu’en 2006. Or, depuis que l’extrême droite autrichienne a retrouvé les bancs de l’opposition, elle s’est à nouveau renforcée, et la scission a été quasiment absorbée depuis que Jörg Haider a trouvé la mort en octobre 2008. Aujourd’hui, le FPÖ peut s’attendre à des scores entre 20 % et 25 %, que ce soit au niveau national ou au scrutin européen.
Au Danemark et aux Pays-Bas, des soutiens sans participationAu Danemark et aux Pays-Bas, les partis d’extrême droite locaux sont d’essence plutôt libérale en matière économique, alors que le FN français et le FPÖ autrichien ont tous les deux effectué un tournant « national-social », vers un discours protectionniste et misant sur la démagogie sociale. Ils ont tous les deux pratiqué le « soutien sans participation ». Le DFP (« Parti du peuple danois ») de Pia Kjaersgaard a soutenu des gouvernements minoritaires de droite, depuis octobre 2001 jusqu’au scrutin législatif du 15 septembre 2011. Son score a alors légèrement baissé, de 14 % à un peu moins de 12 %. Or, depuis qu’il se trouve dans l’opposition, les intentions de vote pour le DFP ont à nouveau augmenté dans les sondages, le plaçant dans les premiers mois de 2014 entre 19 % et 25 %. Aux Pays-Bas, c’est le PVV de Geert Wilders qui est entré dans une majorité parlementaire suite aux élections législatives du 9 juin 2010. Il soutenait alors une majorité de droite constituée avec les chrétiens-démocrates (CDA) et les libéraux de droite (VVD), ces derniers formant le gouvernement. Or, au printemps 2012, le PVV a fait éclater l’alliance en s’opposant à une mesure antisociale sur les retraites... alors qu’il soutenait par ailleurs les mesures d’austérité. Il se trouve aujourd’hui dans l’opposition alors que son score a baissé de 17 % à 10 % des voix après la fin de son alliance. Aujourd’hui, il est largement remonté dans les sondages.
Le gouvernement norvégien contre l’immigrationActuellement, le « Parti du progrès » (FrP) de Siv Jensen participe au gouvernement de la Norvège, pays situé en Europe mais non membre de l’UE, suite aux élections de septembre 2013. Il a sept ministres. Le FrP étant, comme tous les partis d’extrême droite ou quasiment, un parti anti-immigration, il a imprimé sa marque à la politique norvégienne dans ce domaine. Le nombre d’expulsions effectivement pratiquées a augmenté de 30 % pour l’année 2013, passant de 3 958 l’année précédente à 5 198. Alliance internationale réactionnairePlusieurs partis d’extrême droite en Europe ont gagné une certaine « respectabilité » institutionnelle, et se montrent donc plus regardants sur leurs alliances. Ainsi, le Jobbik hongrois était allié de 2009 jusqu’en 2013 avec le FN français dans le cadre de l’« Alliance européenne des mouvements nationaux », une alliance présidée par Bruno Gollnisch jusqu’à ce que Marine Le Pen le somme de démissionner. Depuis, jugé trop fascisant, Jobbik a été exclu de l’alliance formée par les principaux partis d’extrême droite. C’est la même chose pour le parti grec « Aube dorée », trop ouvertement hitlérien pour certains... Six partis d’extrême droite se sont retrouvés le 15 novembre 2013 à Vienne pour sceller une alliance dans le cadre des élections européennes à venir : le FPÖ autrichien, le FN français, la Ligue du Nord (Italie), le Vlaams Belang (Belgique), les « Démocrates suédois », ainsi qu’un petit parti slovaque, le SNS. Ils se sont fixé comme objectif de constituer à l’avenir « le troisième groupe du Parlement européen ». Autrement dit, le groupe le plus fort derrière ceux du « Parti populaire européen » (PPE, qui regroupe la droite classique) et de la social-démocratie européenne. Un septième parti, le PVV hollandais, fera aussi partie de l’alliance, son président Geert Wilders ayant rencontré Marine Le Pen le 13 novembre à La Haye. Wilders a appelé alors les partis scandinaves d’extrême droite à rejoindre la coalition, une proposition immédiatement rejetée par le DFP danois. En effet, hors de question pour ce dernier de s’allier avec le FN français jugé trop antisémite, en tout cas tant que Jean-Marie Le Pen continue à avoir un certain poids dans le parti...