La mobilisation sur la Palestine en France est à un moment charnière. Elle fait, depuis le début, face à des difficultés importantes. Celles-ci n’ont pas disparu mais des caps sont franchis et nous permettent d’envisager des résultats. Le succès des manifestations du 9 mars doit y contribuer.
Rappelons-nous qu’au début les manifestations étaient interdites, que de nombreux/ses militant·es ont reçu des amendes et subi une répression policière. Plusieurs réunions et diffusions de tracts ont également été interdites, encore récemment, ou ont fait l’objet de campagnes politiques de dénigrement, ou les deux, comme les réunions avec Judith Butler sur l’instrumentalisation de l’antisémitisme. Mais globalement, aujourd’hui, nous pouvons manifester et agir au quotidien avec des diffusions, des collages, des réunions, des manifestations.
La mobilisation a obtenu des victoires politiques importantes
Parmi celles-ci, il y a bien sûr la décision de la Cour internationale de Justice qui a ordonné à Israël de « prendre toutes les mesures en son pouvoir pour empêcher tout acte constitutif du crime de génocide », « prévenir et punir » toute incitation au génocide et prendre « sans délai des mesures effectives pour permettre la fourniture […] de l’aide humanitaire requis de toute urgence ». C’est une victoire politique importante, car elle nous permet de qualifier l’attaque comme génocide, dans tous les pays du monde, auprès des masses, qui comprennent la gravité de la situation. D’ailleurs, le pourcentage de personnes considérant Israël de manière positive a chuté de 18,5 points de pourcentage entre septembre et décembre, l’opinion favorable nette a fortement diminué, de – 39,9 à – 62 au Japon, de – 17,1 à – 29,8 au Royaume-Uni1. Mais nous n’avons aucune illusion sur ce que la CIJ ou l’ONU pourraient prendre comme mesures coercitives contre Israël. Elles n’en feront rien, d’ailleurs la CIJ ne dispose d’aucun moyen de faire appliquer ses décisions, et la France, les États-Unis ou la Grande-Bretagne n’agiront pas plus.
Une seconde victoire politique est le changement de discours de ceux qui nous gouvernent. Alors que Macron et son gouvernement ont justifié pendant des mois l’offensive israélienne, avec le discours habituel selon lequel « Israël a le droit de se défendre », après avoir coupé les financements de l’UNRWA, ils sont maintenant obligés de prendre des distances. Ainsi, Macron sert à Natanyahou des « Vous êtes une démocratie, vous devez respecter le droit humanitaire, le droit de la guerre » et « réponse politique au droit des Palestiniens à avoir un État ». Là encore, ne nous faisons aucune illusion, cela ne conduit pas le gouvernement français à arrêter de vendre des armes à Israël, de multiplier les partenariats économiques, mais cela montre le poids de notre mobilisation. Plus important encore, Joe Biden, sous la pression de la mobilisation aux États-Unis, est contraint à changer de discours.
Tout cela commence à mettre en difficulté le pouvoir de Netanyahou. Biden fait face à la mobilisation de millions de personnes qui refusent de voter pour lui, par le mouvement de non-engagé·es, pour marquer leur opposition à sa politique de soutien à Israël. De peur de perdre la prochaine élection présidentielle, il semble chercher la possibilité d’actions symboliques permettant de regagner ces voix. Parmi ces tentatives, il y a la tentative de décrocher un cessez-le-feu pour négocier des échanges de prisonniers ou soutenir Benny Gantz, ex-chef de l’état-major, membre du cabinet de guerre mais présenté comme un partisan de la création d’un État palestinien, contre Netanyahou qui, lui, s’y refuse absolument. Si, ajouté aux nouvelles accusations contre Netanyahou de la commission d’enquête après la mort de 45 IsraélienNEs dans un pèlerinage, cela permet la chute de son gouvernement, nous aurons obtenu une grande victoire.
En France aussi les choses évoluent, avec le changement de discours du gouvernement, mais surtout un changement d’attitude des directions des organisations du mouvement ouvrier. La CGT et La France insoumise appellent enfin à la mobilisation, et cela pourrait changer beaucoup de choses. D’ailleurs, les manifestations du 9 mars doivent en partie leur succès aux appels à la mobilisation de LFI, de Mélenchon notamment.
Des difficultés que nous pouvons franchir rapidement
Tous ces éléments sont extrêmement positifs. Conscients de nos avancées, les sionistes et l’extrême droite mènent une offensive dont l’efficacité sera limitée. En effet, le discours rodé de l’extrême droite contre les défenseurs de la cause palestinienne, assimilé·es à des intégristes et des terroristes, ne porte plus vraiment.
L’offensive des groupes sionistes autour du 8 mars visait à nous diviser. Cela a partiellement réussi avec l’acceptation de la participation de « Nous vivrons » à la manifestation parisienne, par les organisations syndicales essentiellement, mais aussi par une réaction divisée face à cette offensive. Les divergences dans les discours et les moyens de réagir face à de telles offensives ne devraient pas nous diviser, car ces appréciations sont secondaires par rapport au combat commun pour la Palestine. De la tolérance hostile à l’action concrète de rejet, toutes les orientations sont acceptables, et dépendent des rapports de forces militants et politiques… même si notre préférence va à la dernière.
L’offensive sioniste dans le cadre du 8 mars sera rapidement oubliée, d’une part parce que c’est le positif qui domine très largement les manifestations féministes, qui ont toutes pris une dimension internationaliste, et d’autre part parce que les prochaines mobilisations sur la Palestine ne seront pas confrontées à ce problème politique.
Alors bien sûr, les classes dominantes vont continuer à mener la bataille, comme elles le font en prétendant que la réunion de Sciences Po du 12 mars aurait refusé par antisémitisme l’entrée à une militante de l’Union des étudiants juifs de France, organisation connue pour son soutien indéfectible et historique à Israël. Et il va falloir se battre contre les mesures répressives envisagées par la direction de Sciences Po, comme on devra s’opposer à la répression contre les militant·es qui étaient présent·es au moment des affrontement avec « Nous vivrons » lors de la manifestation du 8 mars.
La lutte contre la répression étatique est, depuis le début, une composante incontournable de la mobilisation, même si c’est avant tout autour de leurs objectifs plus généraux que les luttes se construisent, qu’il ne faut pas céder à la tentation de courir de commissariats en tribunaux au détriment des actions de masse.
Quels objectifs politiques pour la suite de la mobilisation ?
Le 9 mars a été une grande réussite, avec des dizaines de milliers de personnes dans la rue. Pour continuer la mobilisation, pendant plusieurs mois, il faut réaffirmer les objectifs politiques de la lutte et travailler les orientations militantes.
En termes d’objectifs politiques, notre combat vise toujours l’arrêt des massacres, à Gaza et à Rafah en particulier, des moyens humanitaires massifs et le retour des réfugiéEs. À ces objectifs généraux, les ailes les plus combatives du mouvement ajoutent l’arrêt du colonialisme et de l’apartheid, la libération de toute la Palestine et donc le démantèlement d’Israël en tant qu’État des juifs, ainsi que le soutien inconditionnel à la résistance.
Nous inscrivons notre combat dans un combat plus global contre le racisme, le colonialisme, l’impérialisme, et pour une révolte dans les pays arabes, comme seule solution pour modifier durablement le rapport de forces contre l’impérialisme. En effet, la raison d’être de l’État d’apartheid est d’être l’outil militaire de l’impérialisme dans la région. Combattre et gagner contre cet État équivaudrait à bouleverser la situation globale.
Plus concrètement, il nous faut revendiquer l’arrêt des ventes d’armes à Israël par la France, le soutien de la France à toutes les sanctions internationales possibles contre Israël, la suspension de tous les accord France-Israël et UE-Israël, le jugement des citoyens français portant des armes en Israël, le refus d’accueil des athlètes israéliens aux jeux Olympiques (ou qu’ils et elles concourent sous drapeau neutre) et des sanctions contre toutes les sociétés qui commercent avec Israël.
Un « Guide des entreprises françaises d’armement complices d’Israël » vient d’être publié, rapportant que 69 licences d’exportations d’armes, en 2022, représentaient 358 millions d’euros, avec au premier plan les Airbus, le Commissariat à l’énergie atomique, Dassault, Safran, Thalès et bien d’autres.
Quels objectifs militants ?
Les moyens de mobilisation réguliers sont toujours les mêmes : manifestations de masse, actions plus locales (die-in, veillées, etc.), campagnes de boycott, diffusions de tracts, collages, réunions débat régulières, etc. Il existe encore un débat pour savoir s’il faudrait prioriser tel ou tel mode d’action mais en réalité, chacun est indispensable car c’est leur combinaison qui permet de convaincre largement, donner une visibilité et de la confiance, construire un rapport de forces politique, peser économiquement sur des sociétés comme McDonald’s et Carrefour, etc.
Bien sûr, c’est dans les classes populaires que l’on trouve l’énergie nécessaire à la mobilisation. C’est donc en priorité dans les quartiers populaires, les cités et les lieux de travail que l’activité doit être organisée. Regrouper les personnes les plus motivées, voire déjà militantes, dans un quartier, permet de créer une force de lancement pour constituer des collectifs militants capables d’intervenir dans les quartiers puis, petit à petit, dans la jeunesse et sur les lieux de travail.
Construire des collectifs
Sur le plan local, nous avons donc besoin de matériel pour mettre en place les actions : autocollants, notamment pour le boycott, affiches dénonçant le génocide, la complicité du pouvoir et la répression, modèles de tracts courts, faciles à lire, drapeaux, banderoles pour les manifestations ou des déploiements sur les ponts, etc. Il faut collecter de l’argent pour acheter ce matériel, être autonomes. Nous avons besoin aussi d’une présence sur les réseaux sociaux, notamment de vidéos pour toucher les jeunes, argumenter et donner confiance.
Sur le plan national, nous avons besoin de nouvelles échéances : manifestations nationales, manifestations régionales devant les conseils régionaux, à Bruxelles, à Lannemezan en solidarité avec Georges Ibrahim Abdallah, ou ailleurs. En effet, il faut rythmer, comme dans toute mobilisation, et articuler actions locales et actions centrales.
Pour tout cela, les cartels d’organisations sont insuffisants, car leurs rythmes sont trop lents et ils sont pris dans les contradictions des grandes organisations qui craignent de se mettre à dos une partie de leur base. Ainsi, les organisations syndicales mobilisent très peu, en raison des pressions qu’elles subissent : soit de l’appareil d’État, soit de sionistes convaincu·es, soit de militant·es confus, associant le soutien à la Palestine à l’islam, à l’intégrisme, au terrorisme et à l’antisémitisme. Mais on peut constater qu’en réalité, dans le monde du travail, le débat sur la Palestine recoupe les clivages de classe : plus on est haut dans la hiérarchie plus on s’identifie à Israël – et à l’Occident, selon la « compassion narcissique » décrite par Gilbert Achcar – et plus on est en bas de l’échelle, plus on s’identifie à la résistance des Palestinien·nes. Que les syndicats croient possible d’esquiver la question de la Palestine est un double drame : il est moralement inacceptable de fermer les yeux sur un génocide sous prétexte de garder ses adhérent·es et de toute façon, dans le contexte d’exacerbation des conflits de classe et de montée de l’extrême droite, il est absolument indispensable de donner confiance aux couches populaires du salariat, celles qui doivent former l’avant-garde de la lutte pour les intérêts des exploité·es.
Nous avons donc besoin, en plus des cartels permettant d’obtenir des dates d’actions unitaires sur des mots d’ordre consensuels, de collectifs locaux de mobilisation, à l’image d’Urgence Palestine. Urgence Palestine est le cadre le plus dynamique au niveau national, il cherche à combiner radicalité et cadre large (sans toujours y parvenir, mais l’intention est là), autour de militant·es palestinien·nes pleinement investi·es. Construire cette coordination, au niveau national, permet de donner une cohérence de fond et sur les actions militantes. Et on peut dire que cela fonctionne bien : des collectifs se montent dans plusieurs villes, en particulier en région parisienne.
Un espoir pour l’humanité
Face aux massacres en cours, les Palestinien·nes ont plus que jamais besoin de notre action. Celle-ci se combine avec la résistance, là-bas, qui ralentit l’offensive d’Israël, qui limite les possibilités de deal avec l’Égypte pour expulser les Gazaoui·es.
Et, au-delà, la résistance mondiale travaille les contradictions de la situation. Nous sommes dans un monde en guerre, et les grandes puissances jouent avec le feu et avec nos vies, tout en développant des politiques antisociales sans précédent. David McNally, dans un article à paraitre en avril dans Inprecor, nous encourage : « Il se pourrait donc que nous soyons confronté·es à une période beaucoup plus longue de mobilisation mondiale de solidarité avec la Palestine. Si cela est vrai, nous devons alors réfléchir à ce à quoi ressemble l’organisation d’un mouvement social sur une période de plusieurs années ». « Nous ne devons pas sous-estimer ce que signifierait un mouvement mondial de solidarité avec la Palestine capable d’une mobilisation du même type et du même niveau que le mouvement contre la guerre du Vietnam pendant des années. »2 il explique en quoi, lorsque la classe ouvrière est en difficulté, des luttes politiques de masse peuvent permettre une reconstruction de la gauche et de contestations politiques décisives face à l’ordre bourgeois. À nous d’y contribuer.