Des centaines de milliers de peronnes ont défilé aujourd’hui en Algérie, avec des chants rythmés par les jeunes dans une logique ambiance de stades, la présence en force des femmes. Mais on peut dire dès maintenant que cette dynamique va aller au dela des enjeux du 5e mandat. Idir Achour, militant du Parti socialiste des travailleurs et Kamel Boubker, professeur de français et membre du syndicat Conseil des lycées autonomes ont répondu à nos questions.
IA. Toutes les Wilayas du pays se sont mobilisées pour cette journée. Il y avait des milliers de personnes qui ont manifesté dans les rues de chaque Wilaya, pratiquement pacifiquement partout, sauf à Alger où il y a eu de petites émeutes, des tirs de lacrymogènes, de la répression. Des rumeurs d’un mort et de blessés à cause des grenades lacrymogènes restent à confirmer.
La majorité des Algérien·ne·s a donc manifesté contre un cinquième mandat d’Abdelaziz Bouteflika et tout le monde est dans l’attente du 3 mars. En effet, ce jour est le dernier délai de dépôt des candidatures pour l’élection présidentielle. Ça reste un point d’interrogation : vont-ils déposer sa candidature officiellement ou vont-ils renoncer ? Cet élément est déterminant pour les jours à venir et l’évolution de la mobilisation. Plusieurs hypothèses sont possibles.
Quel est le bilan de la journée ?
IA. C’est une mobilisation en évolution positive par rapport à vendredi dernier. Il y avait plus de monde est mobilisé ce vendredi 1er mars. Cela dénote que le rejet du cinquième mandat est l’opinion de la majorité des Algérien·ne·s, et c’est une mobilisation qui va continuer à faire ses effets vers un probable changement en Algérie.
L’état d’esprit à Bejaïa, où je suis, est que cette ville adhère à la logique de rejet du cinquième mandat et d’une nouvelle candidature du président Bouteflika, une ville qui sentait l’humiliation d’être gouverné par une personne physique incapable de se prononcer, de bouger, etc. et ensuite, cela se développe sur d’autres revendications. Au-delà, les gens évoluent vers de nouvelles revendications qui s’inscrivent dans le changement du système.
KB. Il y a un état exceptionnel, c’est du jamais vu, c’est historique ce que nous vivons. Il y a une prise de conscience terrible des Algérien·ne·s dans tout le territoire. Les gens ont pris conscience de l’importance de s’impliquer directement dans la vie politique.
Il y avait toutes sortes de gens : des islamistes opposés au cinquième mandat, des laïcs qui en ont marre de ce système. Il y avait des gens de gauche, des gens de droite, un mélange de tout le monde. Il y avait toutes sortes de slogans, contre le système, pour la Kabylie indépendante, etc.
Quels étaient les mots d’ordre de la manifestation ?
IA. Les mots d’ordre étaient clairs : il y en a marre de ce pouvoir, de ce régime, de ce système. En parallèle, au-delà du fait que les manifestants savent ce qu’ils n’aiment pas, il y a de la nouveauté, ils commencent à exprimer ce qu’ils veulent. Plusieurs mots d’ordre sont avancés : la Constituante, pour une nouvelle politique qui garantit les besoins sociaux des Algériens, qui installe de nouvelles libertés pour les Algériens, que ce soit des libertés individuelles ou collectives, syndicales, politiques, etc. et le droit de s’organiser comme on veut, là où on veut.
Pour réaliser cela, il y a des propositions, au-delà des marches chaque vendredi, d’autres modalités, comme la grève générale, la désobéissance sociale, occupations… L’objectif du mouvement est de proposer des moyens pacifiques pour arriver au changement souhaité.
Pourquoi cette revendication de Constituante prend-elle de l’ampleur ?
IA. La Constituante est un moyen de règlement de conflits prérévolutionnaires dans les sociétés en lutte. C’est un moyen de transition dans le cadre d’un changement de système ou de régime. Un tel changement nécessite une période de transition, qui est gérée par un gouvernement provisoire, vers une nouvelle constitution qui permet un consensus au sein de la société en révolte. C’est pour cette raison que cela fait consensus chez la majorité des personnes qui sont dans la rue.
Que peut faire le pouvoir ?
IA. On ne peut répondre que par des hypothèses. Première hypothèse, il peut pousser au pourrissement, mettre en place un état d’urgence et, dans cette situation, il peut imposer la tenue des élections avec les candidats qui sont validés, ce qui risque de provoquer une situation de guerre civile. Il peut également, dans le cadre de l’état d’urgence, reporter les élections, se donner du temps pour gérer la situation. Deuxième hypothèse, il tente de répondre à moitié au mouvement populaire, retire la candidature de Bouteflika, permet une élection semi-démocratique avec les candidats autorisés à se présenter, qui sont des candidats du système. On ne sait pas quelle sera alors la réponse du mouvement populaire. Troisième hypothèse, le décès du président-candidat. On sera alors dans une nouvelle crise, ils essaieront de reporter les élections et préparer un plan qui se fera en fonction des rapports de forces, de la mobilisation sur le terrain. On ne sait pas encore comme ils vont évaluer les choses.
KB. Le pouvoir est à l’affut. Il attend, il est déstabilisé. Je pense même qu’il y a une aile dans l’armée qui soutient le mouvement, des gens intelligents et jeunes. Le pouvoir essaie de tout faire pour salir ce mouvement pacifique. Les gens veulent aller jusqu’au bout mais de façon pacifique. On a vu ce qui s’est passé ce qui s’est passé lors du printemps arabe, on ne veut pas que ça se passe comme en Syrie ou en Lybie, les Algériens ont déjà vécu la décennie noire, ils ne veulent pas revivre ces moments de violence.
Comment vois-tu la suite du mouvement ?
IA. Plusieurs corporations se mobilisent actuellement. Des syndicats commencent à se prononcer, des secteurs également. La contestation s’élargit. Mais l’essentiel est de savoir comment les marches de vendredi vont évoluer. Il est possible que cela évolue vers une occupation de la présidence, d’une maintien chaque vendredi, d’une augmentation à deux manifestations par semaine, etc. Pour l’instant, on ne sait pas, cela dépend aussi des réactions aux actions du gouvernement, qui aujourd’hui fait semblant d’être à l’aise. Il dit que la population a le droit de manifester, qu’il va gérer les choses pacifiquement et calmement, mais on ne sait pas quelles contradictions il y a à l’intérieur du système dirigeant et comment elles vont évoluer.
KB. Le pouvoir cherche la violence pour légitimer ces interventions. La mobilisation va se développer de plus en plus. Les gens prennent de plus en plus conscience de l’enjeu. Il n’est pas question de revenir en arrière. Il faut agrandir le mouvement.
Le 3 mars, le dépôt de candidature, on attend. On espère qu’il n’y aura pas de dépôt de la candidature de Bouteflika, mais si c’est le cas on s’en fout, on va continuer à combattre, à lutter jusqu’à satisfaction totale de nos revendications. Le peuple Algériens est décidé, veut prendre son destin en main.
D’où vient la crise ?
IA. La crise est le résultat de la politique menée par ce gouvernement depuis vingt ans. Ça a produit une misère sociale exprimée par une perte de pouvoir d’achat vertigineuse pour la majorité des Algérien·ne·s, suivie par un blocage de toute sorte de liberté et d’expression.
Quand on est dans une telle misère sociale, accompagnée de la fermeture de toute forme de discussion et de débat, cela débouche vers une explosion sociale injugulable. C’est ce qui se passe aujourd’hui et ça a été déclenché par l’annonce de la candidature de Bouteflika pour un cinquième mandat. Ceci dit, au-delà de l’incapacité de Bouteflika, les Algérien·ne·s ne veulent plus continuer avec la politique qui a produit ce résultat. Donc les Algérien·ne·s expriment au fond le rejet de cette politique qui n’a pas répondu à leurs attentes et à leurs besoins quotidiens.
La solution pour résoudre la crise ?
IA. Il n’y a pas de solution au-delà des questions des rapports de forces sur le terrain et des enjeux politiques et de changement de régime qui vont se présenter à l’avenir. Il faut répondre à la situation sociale des algériens, leurs besoin sociaux, et sur la question des libertés. Il faut un système ouvert qui assure toutes les libertés pour tous les Algériens.
Propos recueillis par Sam Wahch
Plusieurs dizaines de journalistes ont été arrêtés pendant les manifestations.