Publié le Vendredi 26 juillet 2013 à 12h26.

Égypte : un spectre hante le monde

Les coups d’État militaires de juillet 2013 et février 2011 ont les mêmes raisons, couper l'herbe sous le pied à la révolution pour l'empêcher d'aller plus loin sur le terrain social. Mais ils diffèrent aussi et cela a des conséquences. Le premier coup d’État avait surpris. Annoncé 48 heures à l'avance, le second était aussi appelé par les libéraux et les socialistes nassériens, avec le soutien critique d'une partie des démocrates. Et cela contre le moteur de la révolution populaire du 30 juin qui se faisait, elle, contre la politique sociale du gouvernement. Le soutien au coup d’État par la majorité de l'opposition, y compris de gauche, a déporté et polarisé la colère sur des affrontements laïcs / religieux, ce qui permet aujourd'hui aux Frères musulmans de mobiliser (infiniment moins toutefois que la révolution) en affichant un combat à la vie à la mort.

Joie et méfianceSi les libéraux et les nassériens sont au gouvernement, de même que trois femmes et trois coptes, c'est l'expression  tout autant de la pression révolutionnaire que de la trahison de l'opposition. Ainsi le secrétaire de la principale des nouvelles confédérations syndicales, un nassérien nommé ministre du Travail, promet des hausses de salaires mais appelle les travailleurs à travailler plus pour sauver l'économie et à renoncer aux grèves. Cela donne l'orientation de fond du gouvernement et désarçonne certains révolutionnaires frustrés d'une victoire détournée à de telles fins. La partie de l'opposition démocrate qui n'applaudit pas au coup d’État montre, elle, son absence d'influence profonde sur le mouvement. Pour eux, Morsi ne dirigeait que pour son clan, il y avait insuffisance à approfondir la démocratie, à distribuer l’excédent économique pour réduire pauvreté et inégalité... Mais la rue ne se dresse pas seulement contre un dirigeant ou une politique mais contre un régime d’accumulation des richesses et demande la fin de toute exploitation et injustice. Le fleuve révolutionnaire, quand à lui, est sans parti pour dire tout à la fois sa joie du départ de Morsi, sa méfiance de l'armée et le maintien des objectifs sociaux. Il choisit la ligne de moindre résistance : beaucoup de gens ont exprimé seulement leur joie en applaudissant l'armée, affichant moins la revendication de « pain, justice sociale et liberté », ne l'oubliant pas mais attendant de voir la suite. Ce qui se paie momentanément en temps perdu et en souffrances.

Une marche lente et progressiveEn Occident, surtout à gauche, après « l'hiver islamiste », un nouveau consensus apparaît : faire tomber des dictatures serait sans effet ou contre-productif. La rue peut faire tomber les gouvernements mais ne réussit pas à aller beaucoup plus loin, car elle n'a pas d'organisation, de programme, d'expression politique. Moubarak et Morsi sont tombés... et l'armée a toujours le pouvoir. Au nouveau gouvernement, on trouve certes l'opposition du FSN mais trois ministres du précédent, des anciens du parti de Moubarak, des technocrates et représentants de la finance inamovibles, des militaires toujours... De là percent diverses formes de déconsidération ou de soupçon. Tamarod aurait joué aux apprentis sorciers ; l'armée, l’État profond, les Feloul, la CIA, Israël, l'Arabie Saoudite et même le grand patronat copte se trouveraient derrière les foules... Tout cela n'est que peur et aversion envers le peuple (et fait monter l'anti-américanisme en Égypte). Car la révolution continue à avancer. Depuis 6 mois, le plus marquant, c'est la croissance du recours aux comités populaires, une marche lente et progressive vers l'auto-organisation. Ces jours-ci, ce sont des résidents des classes simples, de Mahalla à Kafr El-Sheikh, d'Alexandrie au Caire, qui dispersent eux-mêmes les Frères musulmans lorsqu'ils menacent leur sécurité ou leur gagne-pain par des sit-in et coupures de routes. Cette confiance des hommes et des femmes ordinaires en eux a été considérablement accrue par le 30 juin. Peu à peu, ils sont en train d'imposer leur réalité et leur révolution au pays... et au globe. Un spectre hante à nouveau le monde.

Jacques Chastaing