« Derrière le mythe de la révolution citoyenne », était titré l’article de notre précédent dossier consacré à l’Amérique latine (« Les gouvernements "progressistes" à bout de souffle », n° 58 d’octobre 2014). Souvent, un mythe perdure pourtant bien au-delà de sa date de péremption. Mais ce n’est pas le cas en Equateur, où il a été emporté par un torrent de crise économique, de scandales de corruption et d’affrontements d’une extrême violence au sein du parti gouvernemental.
«Traître, médiocre, totalement déloyal, mauvais, pervers », « un loup déguisé en mouton »… Tels sont les mots employés par l’ancien président (2007-2017) Rafael Correa pour désigner son successeur, Lenin Moreno, c’est-à-dire celui qui avait été son vice-président de 2007 à 2013 et que leur formation commune, Alianza País (Alliance pour le pays), avait désigné – avec l’accord et le soutien du sortant – comme son candidat à l’élection présidentielle des 19 février et 2 avril 2017. De fait, la guerre entre eux et les clans qui les soutiennent est désormais totale, la plupart des commentateurs considérant imminente la rupture d’Alianza País – décrite par Alberto Acosta, l’ancien président de l’Assemblée nationale constituante de 2008, comme étant non un parti politique mais « la Cosa Nostra équatorienne ».
Que s’est-il passé ? Peut-être des désaccords politiques – quoi qu’ils n’aient jusqu’alors jamais été formulés ni apparents –, plus sûrement un choc d’intérêts, exacerbé sur fond de crise économique et sociale.
Ayant fait adopter à la fin de son mandat une loi modificatrice de la Constitution, autorisant un président à se représenter un nombre de fois indéfini, Rafael Correa aurait pu se porter à nouveau candidat à la présidentielle de 2017. Mais la forte dégradation de la situation économique et sociale l’en a dissuadé et il a donc préféré laisser la place à un autre candidat, chargé d’appliquer les indispensables mesures impopulaires avant de lui permettre, à lui Correa, de revenir en 2021 en position de « sauveur de la Nation ».
Pour remplir un tel rôle, le premier choix de Correa était celui de son ami personnel Jorge Glas, ancien ministre chargé du pétrole, des mines et de l’électricité (soit l’essentiel de l’économie du pays), devenu vice-président en 2013. Mais Glas traînait tant de casseroles et était si haï que le risque était grand de perdre, même devant le peu signifiant candidat de droite, Guillermo Lasso. C’est pourquoi Correa et Alianza País se prononcèrent finalement pour Lenin Moreno, un personnage plus consensuel et moins discrédité, qui se retrouva toutefois flanqué, à la vice-présidence, de Jorge Glas en tant que garant de l’orthodoxie « corréiste ».
Les craintes d’un revers électoral étaient justifiées, puisque Moreno ne l’a emporté qu’au second tour, avec un maigre 51,16 % des voix, tandis qu’Alianza País perdait sa majorité des deux tiers à l’Assemblée nationale (qui lui permettait de décider seule d’à peu près tout, y compris de réformes constitutionnelles), pour ne plus y compter que 74 députés sur 137.
Toujours est-il que le nouveau président n’a pas accepté de jouer le rôle que Correa lui destinait. Des heurts ont commencé à opposer les deux équipes présidentielles dès le processus de « transition », entre le scrutin du 2 avril et la passation des pouvoirs du 24 mai. Dans une intervention le 11 juillet, puis dans une allocution télévisée prononcée le 28 du même mois, Lenin Moreno a affirmé que la situation était bien pire que ce qui avait été annoncé et commencé à divulguer « les vrais chiffres » de l’économie équatorienne, notamment ceux d’une dette publique (pour l’essentiel, extérieure) incomparablement plus importante que Correa ne le prétendait.
A partir de là, l’escalade n’a pas cessé. L’affrontement s’est encore aiguisé après qu’en septembre, Moreno a démis Jorge Glas de toutes les responsabilités qu’il exerçait depuis la vice-présidence, puis que le même Glas, un parmi ceux de la garde rapprochée de Correa qui se trouvent mis en cause dans de graves affaires de corruption, a été inculpé et, début novembre, incarcéré dans l’attente de son procès.
Le véritable bilan de Rafael Correa
Comme tous les autres gouvernements latino-américains, « progressistes » ou moins progressistes, celui de Correa a approfondi le modèle extractiviste, non comme une politique transitoire destinée à financer la mise en place et le développement d’une structure productive, mais pour insérer le pays en situation de dépendance accrue dans la mondialisation capitaliste, en enrichissant davantage des élites anciennes ou nouvelles (et, tant que des marges existaient, en distribuant une part des bénéfices aux secteurs populaires). C’est ainsi que la « frontière » pétrolière a été repoussée plus loin dans le sud amazonien, où elle inclut désormais le fameux champ Yasuni-ITT, tandis que les populations indigènes qui s’insurgent contre le saccage de leur milieu naturel sont impitoyablement réprimées.
Comme ailleurs, ce modèle a cependant montré toutes ses limites dès lors qu’en 2014, dans un mouvement qui s’est avéré non conjoncturel, les prix du pétrole et des autres matières premières se sont mis à chuter. L’économie équatorienne, qui précédemment croissait à un rythme annuel de 4 %, a stagné en 2015 et est entrée en récession en 2016. Le pouvoir d’achat de la population – à un niveau très bas, seuls 40 % des travailleurs formels ou informels atteignant le minimum officiellement nécessaire de 375 dollars par mois – s’est tassé puis a commencé à reculer.
Cette situation n’a pas manqué de se répercuter sur les comptes publics, d’autant que des baisses d’impôt substantielles venaient d’être accordées aux entreprises et aux plus riches. Pour y remédier, Correa a recouru à deux types de mesures, également « classiques » : d’une part, les privatisations d’entreprises publiques, les coupes dans les services publics et l’ouverture de certains de leurs secteurs au privé, ainsi que les concessions d’exploitation du sous-sol accordées à des multinationales à des conditions préférentielles ; d’autre part, une reprise de l’endettement auprès des groupes et institutions financières internationales (une troisième solution, destinée à régler les problèmes de trésorerie courante, et qui est également utilisée au Venezuela, consiste en des ventes anticipées de pétrole – avant livraison, production voire même extraction –, à des prix très inférieurs à ceux du marché).
Il est avéré que Correa a trafiqué les chiffres de la dette publique. Depuis plusieurs années, comme dans d’autres pays latino-américains, celle-ci a en fait recommencé à croître très fortement. Alors que son paiement représentait en 2006 (avant donc l’installation de Correa à la présidence) 24 % du budget de l’Etat, cette proportion est montée officiellement à 39 % en 2016. Selon Lenin Moreno, le montant total de la dette publique ne serait cependant pas de 28 milliards de dollars comme Correa l’avait affirmé, mais en réalité de 58 milliards, soit près de 60 % du PIB. Un tel niveau est extrêmement handicapant pour un pays dépendant – les nouveaux emprunts de l’Etat équatorien se font ainsi à des taux de 9 ou 10 %, qui en Europe seraient jugés prohibitifs et usuriers.
L’autre grand facteur de la crise est l’ampleur des phénomènes de corruption touchant l’entourage proche de Correa. A la mi-2016, les Panama Papers avait déjà révélé l’existence de comptes offshore millionnaires détenus par de hauts dirigeants de l’entreprise pétrolière nationale, EP Petroecuador. Des procédures en cours concernent plusieurs affaires de pots-de-vin et de conflit d’intérêts, pour un total de 30,3 millions de dollars. Ensuite a été révélé, dans le cadre de l’opération Lava Jato menée au Brésil, le vaste système de corruption mis en place à l’échelle de toute l’Amérique latine par le géant brésilien des travaux publics, Odebrecht. Cette multinationale a avoué avoir versé en Equateur, pour l’obtention de contrats d’un montant total de 5 milliards de dollars, des faveurs s’élevant à 33,5 millions. Parmi les personnalités concernées figurent l’ancien procureur général de l’Etat, l’ancien contrôleur général des finances publiques (actuellement en fuite, « réfugié » à Miami) et, comme on l’a vu, le vice-président et bras droit de Correa, Jorge Glas.
Ajoutons, à l’intention des thuriféraires hexagonaux de la « révolution citoyenne » (pour beaucoup, irrésistiblement entraînés par leur désir de nouveau modèle réformiste, mais pour d’autres, simples gogos), que le gouvernement Correa a également (entre autres) fait passer à la demande du patronat une série de mesures de dérégulation du droit du travail ; et, surtout, qu’il a mené une politique autoritaire et de criminalisation des mouvements sociaux au regard de laquelle nos Sarkozy, Hollande, Valls et Macron font figure d’enfants de chœur. Sous l’administration corréiste, ce sont près de 850 militants – sociaux, syndicaux, politiques – qui ont été condamnés en justice. Et des dizaines de dirigeants du mouvement indigène croupissent toujours en prison.
Que va faire Lenin Moreno ?
Jusqu’à son élection, le nouveau président n’avait jamais fait partie de la direction exécutive d’Alianza País et, depuis 2013, il résidait et travaillait en dehors du pays en tant qu’envoyé spécial de l’ONU sur les questions de handicap (Moreno est lui-même handicapé, en chaise roulante depuis une agression en 1998). Il semble donc plausible qu’il ne savait pas tout – même s’il en savait forcément beaucoup – et il apparaît certain qu’il a refusé de « porter le chapeau ».
Pour l’instant, peu de décisions ont été prises. Lenin Moreno se distingue d’abord par son « style ». Il ne cesse de répéter qu’il « préfère la négociation à la confrontation » et que sa « main est tendue vers qui veut la saisir ». Cela s’adresse à tous, mouvements sociaux réprimés et dissidents du corréisme qualifiés de « traîtres », tout comme opposition de droite, organisations et fractions patronales. Sur à peu près cette seule base, il bénéficie aujourd’hui de l’opinion favorable de 70 % de la population…
Son but est manifestement de parvenir à une forme d’union nationale, afin de traverser la tourmente en appliquant les mesures d’austérité et de réduction des droits que le capital exige. C’est dans cette perspective qu’il a appelé à un « grand dialogue national » et que viennent de se tenir une série de tables rondes sectorielles ou thématiques, associant « tous les acteurs » de la vie politique, économique et sociale. Si l’ancien gouvernement avait déjà renoué avec le FMI, ce tournant a été confirmé sous le nouveau, avec la réception officielle à Quito d’une délégation du Fonds chargée d’une mission « d’évaluation ». Lenin Moreno sera peut-être un président plus décent que Rafael Correa, mais il ne sera sûrement pas – n’en ayant de toute façon pas les moyens – plus « social ». Autre indice en ce sens, ses déclarations récentes critiquant une loi visant à limiter la spéculation immobilière, qui selon lui favorise le marasme économique en « décourageant les investisseurs ».
Pendant ce temps, la guerre fait rage au sein d’Alianza País. Depuis son exil bruxellois, Correa ne cesse de dénoncer son successeur comme un traître, allié et agent de l’oligarchie. Moreno, qui après son accession à la présidence avait été automatiquement nommé président du mouvement gouvernemental, vient de se voir démis de cette fonction. Il a cependant reçu – intérêts bien sentis obligent –le soutien de la majorité des députés et des gouverneurs de province d’Alianza País.
Après dix années de « révolution citoyenne », le mouvement social et la gauche se trouvent quant à eux désarticulés et sans perspective. La tâche est maintenant de les reconstruire, dans la plus complète indépendance et en opposition aux deux fractions de l’appareil d’Etat dont l’affrontement continue de polariser la vie politique du pays.
Jean-Philippe Divès