Publié le Jeudi 24 mars 2011 à 22h44.

La crise de la représentation de classe et die Linke (Oliver Nachtwey, Contretemps n°2)

A l'échelle européenne, les rythmes de la gauche non social-démocrate connaissent un considérable décalage d'un pays à l'autre. Déclin, regroupement, nouvel élan, on a tout cela en même temps et, pour le moment, aucun schéma-type susceptible d'assurer le succès d'une gauche de gauche ne se laisse entrevoir. La gauche italienne, naguère lieu d'une rénovation productive, est l'exemple le plus éclatant de la façon dont l'espoir peut muter en désillusion. Mais en Grande-Bretagne aussi, après la scission de Respect, les chances d'un parti de «gauche de gauche» bien établi sont pour des années réduites à néant. A côté du Nouveau parti anticapitaliste français qui doit encore, à vrai dire, faire ses preuves, il n'y a guère, sur la scène européenne, que die Linke, en Allemagne, qui soit le produit jusqu'ici couronné de succès de la rénovation à gauche de la gauche. Toutefois, ce parti est fréquemment perçu comme une formation plus ou moins néo-réformiste, destinée – conclusion implicite – à sombrer sous peu dans la soumission aux normes, la «déradicalisation» et la participation gouvernementale 1. Ce pronostic, qui se concentre avant tout sur l'orientation programmatique du parti, sous-estime néanmoins le rôle que joue celui-ci dans la représentation des rapports de classes, sa dynamique interne et son ouverture politique.

Pour explorer la dynamique à l'œuvre dans die Linke, je commencerai par analyser les conditions dans lesquelles le parti s'est formé, celles-ci façonnant de manière déterminante son profil politique actuel. Je montrerai que la transformation du parti social-démocrate (SPD) a créé dans la représentation politique, avant tout de la classe ouvrière, un vide qui a agi comme un catalyseur dans l'émergence de die Linke. Puis j'étudierai l'évolution de die Linke et ajouterai quelques réflexions sur son caractère politique. Mon point de vue est que ce parti constitue une formation fluide reprenant dans son programme nombre d'éléments classiquement social-démocrates, mais que son avenir politique reste néanmoins ouvert, les rapports de classes et leur représentation se trouvant, en Allemagne, pris dans une période de bouleversements et les rapports de forces à l'intérieur du parti étant encore indécis. L'histoire de la gauche allemande montre, en outre, que l'hypothèse d'un processus d'adaptation et d'intégration social-démocrate de die Linke néglige un certain nombre d'éléments.

La transformation de la social-démocratie

Pour que se forme die Linke, il fallait que soit partiellement entamée l'hégémonie de la social-démocratie sur le mouvement ouvrier, déclin que l'on peut mettre en évidence en analysant la période du gouvernement de la coalition rouge-verte. Tout commença par une victoire électorale. Le succès électoral du SPD et des Verts en 1998 était avant tout dû à l'aspiration largement répandue à un changement politique qui ferait reculer une injustice sociale de plus en plus nettement perçue par la population au fil des années 1990. Au cours des six premiers mois, le nouveau gouvernement rouge-vert tint ses engagements électoraux et procéda à un tournant politique 2: ainsi furent suspendu la clause démographique de la réforme des retraites de 1997, révisé l'assouplissement des dispositions protégeant des licenciements, corrigé le forfait individuel sur les dépenses de santé, retirée la loi du gouvernement conservateur précédent qui s'en prenait au droit à percevoir un salaire en cas de maladie. Cette ligne était surtout défendue, avec fougue, par le président du SPD à l'époque, Oskar Lafontaine, par ailleurs ministre des Finances doté de compétences étendues. C'est Lafontaine – et non le chef du gouvernement, G. Schröder – qui, au début de la législature, paraissait fixer les grandes orientations de la politique gouvernementale.

Mais l'ère Lafontaine ne dura que cent soixante-trois jours. Ses projets en faveur d'une politique économique européenne, d'un renforcement de la régulation des marchés financiers et d'un contrôle politique de la Banque centrale européenne se brisèrent contre la résistance des élites économiques et du chancelier Gerhard Schröder. En mars 1999, Lafontaine démissionna de toutes ses fonctions. Après son départ, sa politique budgétaire de croissance fondée sur la demande a fait place à une ligne de consolidation annulant pratiquement toutes les augmentations de dépenses 3. En matière financière, la «politique de redistribution au profit d'une politique de compétitivité économique» a été abandonnée 4.

Dans son discours du 14 mars 2003, Gerhard Schröder proclama «l'agenda 2010», prélude à «la plus vaste entreprise de diminution des prestations sociales depuis 1949» 5. La controverse la plus animée fut déclenchée par la loi dite «Hartz-IV» qu'il contenait. Celle-ci instituait la fusion de l'aide aux chômeurs et de l'aide sociale en créant une nouvelle «allocation-chômageII» qui aggravait surtout la situation des bénéficiaires de l'aide aux chômeurs avec la réduction considérable de la durée d'indemnisation par l'allocation-chômage primaire, qui passait de trente-six à douze mois pour les chômeurs de moins de cinquante-cinq ans, le durcissement des critères applicables aux«offres d'emplois raisonnablement exigibles», et la baisse du seuil concernant la protection contre les licenciements. Il est vrai – il ne faut pas l'oublier – que le gouvernement rouge-vert ne toucha pas aux institutions de base de l'Etat social allemand et que le domaine de ses attributions fut même élargi sur certaines questions (la prise en charge des enfants, par exemple).

Aucune étude empirique n'a encore été faite mais, selon toute vraisemblance, on peut faire l'hypothèse que l'agenda 2010 a miné la confiance en soi du monde ouvrier. «L'ombre portée du marché» s'est nettement alourdie et elle est devenue plus menaçante. La réduction de la protection contre les licenciements, la diminution brutale de l'allocation-chômage et donc du niveau de vie, ont affaibli la combativité du monde ouvrier et, du même coup, indirectement les syndicats. Cela apparaît entre autres dans le fait que la part des salaires, déjà basse, a brutalement reculé après la publication de l'agenda 2010. La politique financière a accentué ce cours, pour aboutir à la fin de la législature rouge-verte au plus bas niveau de la part salariale depuis cinquante ans.

Au niveau international, on utilise le concept de «social-libéralisme» pour dénoncer la mutation de la social-démocratie allemande, et plus largement de la social-démocratie européenne. Or celui-ci manque de précision pour deux raisons. D'abord, il sous-entend que la social-démocratie d'après-guerre suivait des principes fondamentalement différents des principes actuels. C'est admettre que dans le passé, le moteur des partis social-démocrates – aujourd'hui abandonné – était politics against markets6. Pourtant, il suffit d'un coup d'œil réaliste sur l'histoire de la social-démocratie européenne pour voir qu'elle a mis en œuvre de façon immanente la combinaison contradictoire et simultanée d'une «politique de marchés socialement amortis». Elle a été pour ainsi dire un facteur productif de rénovation et de préservation de l'économie de marché, tout en tentant de donner aux effets du marché et à ses risques pour l'individu une forme supportable. Si on adopte cette perspective, la social-démocratie d'après-guerre tout comme sa plus récente transformation apparaissent sous un autre jour. La mutation de la social-démocratie n'est pas alors une rupture avec les principes de la social-démocratie d'après-guerre, comme le laisse entendre la formule du «social-libéralisme», mais sa continuation par d'autres moyens. Pour cette raison, il est, de mon point de vue, raisonnable de parler d'une «social-démocratie de marché» 7. Contrairement à ce que croient beaucoup de ses critiques, la social-démocratie de marché est qualitativement différente du néo-libéralisme antiétatique et antiredistributif. La social-démocratie keynésienne voulait mettre des bornes au pouvoir des marchés tout en les maintenant. Dans la social-démocratie de marché, le rapport s'est doublement inversé : le marché doit être soutenu avec les moyens du social, et le social n'être préservé que dans la mesure où il est un appui aux effets du marché. La diminution des ressources et le renforcement des contrôles sur les chômeurs vont de pair avec des «investissements» en hausse dans l'éducation et la formation des jeunes – la sémantique de la social-démocratie de marché est, dans sa dimension de politique sociale, innervée par des schémas économiques. Cette politique se fixe pour objectif une augmentation de l'efficacité économique, tout en ayant ici ou là des effets secondaires redistributifs. Même dans sa période la plus combative, le SPD n'a jamais marqué de distance avec la version allemande de la cogestion d'entreprise – Mitbestimmung – car il y voyait une contribution productive à la croissance économique.

En deuxième lieu, le concept de social-libéralisme se concentre trop sur l'orientation idéologique de la nouvelle social-démocratie et laisse dans l'ombre la représentation de classe. Les partis social-démocrates sont de par leur essence – pour reprendre l'expression de Lénine – des «partis ouvriers capitalistes» qui intègrent le monde ouvrier dans le système capitaliste, mais en même temps sont partiellement tenus de représenter ses intérêts. Leur hégémonie tient à ce qu'ils «prennent en compte les intérêts et les aspirations des groupements sur lesquels doit s'exercer cette hégémonie, à ce que se dégage un certain équilibre dans le compromis» 8.

Pendant une période donnée du capitalisme, le modèle social-démocrate a été en mesure d'intégrer le monde ouvrier et surtout le syndicalisme, et a construit des loyautés durables dont l'effet se fait sentir jusqu'à aujourd'hui. Le concept de social-démocratie de marché repose sur l'idée que – sous une forme rudimentaire – le SPD continue d'être un parti ouvrier capitaliste, tandis que la notion de social-libéralisme sous-entend qu'il est une formation bourgeoise parmi d'autres. La social-démocratie allemande a dû, certes, partiellement céder de son hégémonie sur le mouvement ouvrier (organisé), mais n'a pas encore complètement perdu sa position privilégiée.

Die Linke et la crise de la représentation de classe

Bien que les syndicats aient soutenu le SPD pendant la campagne électorale de 1998, le trouble s'était installé dans leurs relations depuis longtemps. Peu après l'entrée en fonction du gouvernement, des sociologues et des responsables syndicalistes critiques ont émis la crainte que le SPD, en adoptant la «troisième voie», ne s'éloigne encore plus du mouvement ouvrier 9. Des syndicats et des mouvements sociaux ont mobilisé plus d'un demi-million de personnes contre l'agenda 2010, il y a eu une marée de protestations dans de nombreuses villes – sans que cela ait le moindre effet sur le gouvernement.

Au printemps 2004, apparurent sur la scène publique deux initiatives indépendantes l'une de l'autre, qui devaient plus tard fusionner pour former le WASG (Alternative électorale, travail et justice sociale) : l'une émanait d'un processus franc de scission de syndicalistes membres du SPD dans l'Allemagne du Sud, l'autre d'un processus de convergence et de refondation d'intellectuels de gauche ayant leurs références dans le mouvement ouvrier, de syndicalistes, d'altermondialistes, de socialistes et de communistes organisés qui voulaient créer un parti de gauche pour toute l'Allemagne 10.

La situation sans précédent, où tous les autres partis étaient unis dans une sorte de «front unitaire des réformateurs» 11, littéralement dépourvu de toute alternative, aboutissait à la non-représentation des secteurs partisans du maintien du compromis incarné jusqu'alors par l'Etat social – c'est-à-dire la grande majorité de la population.

Seuls le WASG et le PDS – le Parti du socialisme démocratique issu du SED (au pouvoir à l'époque de la RDA) – critiquaient le démantèlement de l'Etat social et pouvaient, ce faisant, s'affirmer comme partis de la justice sociale. Die Linke a remporté alors son premier grand succès lors des élections au parlement fédéral du 18 septembre 2005. Il s'est présenté comme l'alliance électorale formée du PDS et du WASG. Il a obtenu 8,7% des voix, ce qui représentait un doublement du résultat du scrutin précédent où le PDS, avec 4%, était resté loin du seuil des 5% et n'avait pas eu d'élu. Plus de 4,1 millions d'électeurs ont voté en 2005 pour l'alliance de gauche – 2,2 millions de plus qu'en 2002. C'est surtout dans la catégorie des ouvriers que die Linke a remporté ses succès, bien au-delà de la moyenne générale, alors que le SPD perdait précisément dans cette catégorie sociale. Au début des années 1980, le SPD récoltait encore 68% des voix des ouvriers syndiqués ; en 2005, il tombait à 55% (et même 32% dans l'Est du pays). Le lien étroit du SPD au monde ouvrier – son sujet historique – s'est donc, au moins électoralement, fortement relâché. Dans l'Ouest du pays, les ouvriers ne votent plus qu'un peu au-dessus de la moyenne pour le SPD ; à l'Est, c'est même en-dessous de la moyenne 12. Le PDS, sous-représenté auparavant chez les ouvriers en raison de son rôle à l'époque de la RDA, a pu finalement, en s'alliant avec le WASG, se renforcer considérablement chez les ouvriers aussi. Cette évolution perdure encore aujourd'hui. Die Linke est fortement présent surtout chez les ouvriers, mais aussi dans les couches aux revenus plus importants 13.

Si le SPD obtient de moins en moins de votes des ouvriers et des chômeurs, cela tient aussi à des raisons structurelles, la classe ouvrière industrielle s'étant, dans les décennies passées, déprise de ses traditions et ayant perdu son homogénéité culturelle. La relative extension du secteur des services et l'augmentation consécutive du nombre des employés avaient fait diminuer en Allemagne le tropisme de classe dans le comportement électoral. Mais cette tendance a été contrecarrée par une évolution inverse. La frontière séparant ouvriers et employés (qui était de toute façon, dans une large mesure, une construction sociale et politique) tend de nouveau à s'atténuer ces dernières années du fait de la précarisation du monde du travail. La cause structurelle en est d'abord la modification des rapports de classes en Allemagne. Elle a longtemps été un des pays européens où les différences de classe pouvaient être amorties par un Etat social développé et où existait une relative mobilité sociale ascendante dans la situation du monde ouvrier, mais cette tendance s'est retournée. La pauvreté, l'exclusion, la précarité – et avec elles de nouvelles positions de classe – reviennent en force. Attisée par un modèle de production financiarisé et par la marchandisation de l'Etat social, une nouvelle question sociale fait son apparition 14. Du point de vue social, il convient de ranger des groupes de plus en plus importants d'employés dans la catégorie ouvriers, et même, pour la première fois depuis des décennies, le nombre de ceux qui se rangent eux-mêmes dans cette catégorie augmente 15. La polarisation sociale qui en résulte a ouvert une brèche dans le vieux schéma de la représentation des classes et la représentation traditionnelle du clivage travail/capital 16 s'est érodée (bien qu'elle n'ait pas encore disparu).

Les raisons de cette évolution sont à chercher essentiellement dans la mutation de la social-démocratie de marché. La distance d'avec les besoins matériels et spirituels de sa clientèle plonge le SPD dans une crise de représentation 17. L'Alliance de gauche ne s'est pas contentée alors de tirer passivement profit de la crise du SPD. Elle a su en effet, à l'inverse du SPD, s'emparer de la question de la justice sociale, en travaillant de façon intensive avec les syndicats et les mouvements sociaux. Elle a su s'appuyer sur les convictions de la population allemande que l'Etat doit avoir un rôle social, et c'est ainsi qu'elle a pu déplacer en sa faveur la représentation des rapports de classe 18.

Profil de die Linke

Ensemble, PDS et WASG ont remporté une victoire électorale qui a servi de trait d'union à des courants extrêmement hétérogènes. Le PDS était à l'origine un parti solidement ancré en Allemagne de l'Est – où habite un cinquième environ de la population allemande – et qui, vu son passé de parti d'Etat, était empreint d'une culture de gouvernement et d'aspiration au pouvoir. En Allemagne de l'Ouest, depuis le début des années 1990, son influence restait limitée à des milieux clairement identifiés, essentiellement la gauche radicale. Il n'avait guère d'assise sociale et n'était que dans une mesure restreinte partie prenante des mouvements sociaux. De leur côté, les gauches syndicales de l'Ouest, qui se sont ensuite retrouvées dans le WASG, avaient une culture d'opposition, marquée par une certaine distance vis-à-vis du pouvoir gouvernemental 19. Parallèlement à une pratique réformiste exercée dans certains gouvernements provinciaux, le PDS s'adonnait encore à un discours socialiste très orthodoxe qui, par son éloignement de la pratique réelle, dissuadait beaucoup de sympathisants potentiels. A cela venait s'ajouter une absence de prise en compte des intérêts sociaux et ouvriers à l'Ouest. La distance programmatique, politique et organisationnelle vis-à-vis des syndicats disqualifiait le PDS aux yeux de beaucoup de militants de gauche à l'Ouest à la recherche d'une alternative. Parti socialiste, il ignorait les syndicats ; parti de gouvernement, il soutenait dans les gouvernements provinciaux – surtout à Berlin – les coupes dans les budgets sociaux. Le PDS était à l'Ouest un «parti étranger» «autiste et soucieux de participer au pouvoir». Il n'y avait pas de passerelle possible entre l'Est et l'Ouest et le WASG s'est constitué en se démarquant explicitement du PDS.

Die Linke a donc des origines extrêmement hétérogènes, qui entraient en collision aussi bien du point de vue politique que programmatique. Le WASG se concevait comme une formation principiellement attachée à l'Etat social, mais pas nécessairement socialiste, alors que le vieux PDS restait partisan du socialisme mais agissait avec pragmatisme. Le parti die Linke, en intégrant ces courants, était donc dès le départ une formation hétérogène. Il n'a toujours pas de programme aujourd'hui: les «principes programmatiques» adoptés lors de l'unification formelle en 2007 ont été conçus comme un document d'unification. Ils représentaient un compromis classique peu exigeant pour chacune des deux formations d'origine. Il n'a pas été question de faire une distinction programmatique entre l'antinéolibéralisme et l'anticapitalisme. Pour utiliser le langage de la science politique dominante, les fédérations de l'Est, et même la majorité de l'ancien PDS, sont constituées d'office-seeker («aspirants aux responsabilités») 20. Le but central est de conquérir le pouvoir pour, de là, imposer des réformes. Ce socialisme de gouvernement est fondamentalement prêt au compromis et adapte ses principes programmatiques pour pouvoir être considéré par les autres partis comme partenaire possible dans une coalition. Les fédérations de l'Ouest, dont le noyau coïncide avec l'ancien WASG et qui comptent de nombreux syndicalistes de gauche dans leurs rangs, sont constituées de policy-seeker : attachés à la mise en œuvre d'une politique de réformes sociales, ils n'excluent ni la participation au gouvernement, ni la transformation du système.

La fusion de deux formations réformistes, essentiellement social-démocrates de gauche, peut-elle donner autre chose qu'une formation réformiste ? Dans l'histoire, le succès des partis socialistes et social-démocrates s'est accompagné d'un processus de «déradicalisation» 21. On ne peut pas non plus l'exclure pour die Linke, mais il n'est pas encore amorcé jusqu'ici. C'est même le contraire : die Linke a évolué vers la gauche. C'est toujours une formation social-démocrate de gauche, et parfois socialiste, mais la plupart des indicateurs politiques et programmatiques sont tournés à l'heure actuelle vers la gauche. En quoi cela s'exprime-t-il et quelles en ont été les raisons?

A la base de cette évolution, il y a d'abord le retour de la question sociale en Allemagne, qui offre une puissante caisse de résonance à un parti de gauche. Cependant, on n'en est encore qu'au début de la recomposition de la représentation de classe, et la ligne de conflit ne se situe pas seulement entre die Linke et le SPD, mais traverse aussi die Linke. Les courants de gauche dans die Linke sont temporairement aidés par sa mise à l'écart presque totale dans le champ politique. La perspective de participation gouvernementale et d'exercice du pouvoir exerce ordinairement une attraction discrète qui «discipline» le parti et domestique son programme. Or, sa marginalisation à l'intérieur du système parlementaire par les autres partis et la consolidation d'une direction droitière au SPD font que die Linke n'a encore, à l'échelon fédéral, aucune option de pouvoir. L'ancien président du SPD Oskar Lafontaine, qui dirige maintenant die Linke, joue ici un rôle particulier. Pour l'ensemble de l'establishment politique, il est une persona non grata, quelqu'un à qui on ne peut s'abaisser à répondre et qu'il convient de combattre quel qu'en soit le prix.

Lafontaine ne s'est cependant pas métamorphosé de social-démocrate de gauche en anticapitaliste, mais son évolution représente de façon exemplaire celle de toute une cohorte d'anciens social-démocrates et de syndicalistes qui évoluent à gauche et ont maintenant trouvé un parti avec die Linke. Opposé au néo-libéralisme, il refuse toute diminution des budgets sociaux, de même que la participation allemande aux entreprises militaires. Il défend une ligne programmatique faite d'Etat social et de keynésianisme de gauche, celle qui pouvait trouver des partisans dans le SPD des années 1970. Il se prononce pour le droit à la grève générale – qui n'est pas reconnu en Allemagne – et contre toute privatisation de biens publics. Ce faisant, Lafontaine est avant tout un vote-seeker («pêcheur de voix») qui recourt à une rhétorique radicale pour poursuivre plusieurs buts à la fois: augmenter les suffrages en faveur du parti, aiguillonner le SPD et, ce qui n'est pas le moindre des objectifs, intégrer les secteurs de la gauche du parti pour les avoir derrière lui dans sa lutte contre les fédérations de l'Est en qui il voit, en raison de leur ligne de compromis, des obstacles à l'élargissement des succès de die Linke. Des formulations de Lafontaine contre le néo-libéralisme ont déclenché de vifs débats internes qui ont eu pour résultat que la fédération berlinoise – la seule à participer à un gouvernement – a été contrainte de s'expliquer et qu'il y a eu une scission dans la fraction municipale de Dresde. Le courant qui s'apprêtait à approuver la privatisation de sociétés locales de construction de logements a été mis en minorité et exclu de la fraction. Deux figures emblématiques de l'aile droite, les députés européens André Brie et Sylvia-Yvonne Kaufmann, ont été, au congrès consacré à l'Europe, rayés des listes pour s'être prononcés en faveur du traité de Lisbonne. Avec André Brie, c'est l'ancien maître à penser du PDS et l'un des chefs de file de la droite du parti qui a été ainsi mis sur une voie de garage. Plus généralement, ce congrès de début mars a été perçu comme un indice supplémentaire de l'évolution à gauche de die Linke, les candidats de gauche ayant en majorité réussi à s'imposer 22.

Les différences de sensibilité politique du PDS et du WASG ont trouvé leurs prolongements dans la structure fédérale et pluraliste du parti. Le parti est fragmenté en différents courants et groupes.

Le plus fort groupement de la droite est le «forum socialisme démocratique», dans lequel se retrouvent les partisans de la participation gouvernementale issus – surtout, mais pas exclusivement – des fédérations de l'Est, qui veulent faire du parti un «parti de gauche des droits civiques». Outre qu'ils ne rejettent pas les privatisations et qu'ils plaident pour l'équilibre budgétaire, les socialistes de gouvernement s'efforcent d'atténuer la position de principe contre la guerre prise par die Linke, car ils voient précisément dans ce champ de la politique étrangère le trou de souris par où pourrait passer une future participation gouvernementale. Mais ils ont jusqu'ici échoué sur toutes ces questions dans les débats internes, et même perdu beaucoup de terrain. De plus, leurs forces vont diminuer à moyenne échéance. Le vieillissement prononcé du parti à l'Est ne cesse de faire perdre des adhérents et donc du poids à ces fédérations, alors que les fédérations de l'Ouest croissent sans discontinuer.

En face, on trouve la «gauche anticapitaliste» (AKL) et la «gauche socialiste» (SL). La première regroupe les secteurs marxistes et radicalisés du WASG ainsi que quelques vieux marxistes venus du PDS. La deuxième est surtout marquée par des intellectuels, des syndicalistes, d'anciens social-démocrates keynésianistes de gauche et quelques marxistes révolutionnaires. AKL et SL sont les courants majoritaires dans les fédérations de l'Ouest et ont dans les mois passés imprimé une marque très visible dans le programme, dans la politique et dans le choix des responsables du parti. Par exemple, l'AKL est dominante dans la fédération de Rhénanie-du-Nord-Westphalie, une région dont la population est numériquement aussi importante que celle de la totalité des Länder de l'Est. Il y a dans les deux courants un fort contingent d'anticapitalistes, qui ne sont pas pour autant des marxistes révolutionnaires, mais qui voient le dépassement du système capitaliste comme l'aboutissement cumulatif d'une politique de réformes et de luttes pour des réformes. Dans l'ensemble, aucun des deux courants n'est encore stabilisé. Une «déradicalisation» est toujours possible. Mais, jusqu'ici, tant les opportunités favorables que la violence de la crise économique mondiale ont plutôt contribué à une radicalisation.

L'un des secteurs les plus intéressants dans le parti est celui des anciens adhérents du SPD: ce qui les a décidés à le quitter n'était pas que le SPD ait trahi le socialisme, mais qu'il ait trahi l'Etat social. C'est précisément ce qui les rend particulièrement vigilants face à toute politique de soumission se dissimulant derrière une rhétorique socialiste. Ce sont souvent les anciens social-démocrates qui, en dépit du keynésianisme de gauche qui est leur philosophie de base, veulent le moins entendre parler d'une coalition avec le SPD et représentent un bastion contre la politique des fédérations de l'Est.

Le regroupement le plus important – et celui qui se développe le plus rapidement dans le parti – est cependant le «groupe de travail entreprise et syndicat», où se rassemblent des élus des comités d'entreprise, des syndicalistes et des militants de base dans les entreprises. Ce phénomène est symptomatique du déplacement de la représentation de classe tant dans le paysage des partis allemands que dans le parti die Linke lui-même (dans l'ancien PDS, rares étaient les syndicalistes).

Perspectives

En Allemagne, l'électorat soutient par son vote ceux qui s'opposent au démantèlement des acquis sociaux et à une politique économique allant à l'encontre des intérêts du monde ouvrier. Participer à un gouvernement qui promeut l'austérité affaiblit un parti de gauche. C'est ce qui est arrivé à la fédération berlinoise de die Linke qui, aux dernières élections régionales, a perdu presque 9 % parce qu'elle était partie prenante de la coalition gouvernementale régionale. L'absence de toute perspective de coalition au niveau fédéral est pour cette raison une barrière de sécurité qui protège de la soumission à la norme. Mais ce phénomène ne peut être et ne sera que temporaire. Plus die Linke aura de succès, plus le parti sera l'objet de pressions.

Pour l'heure, cependant, le projet de recomposition de la représentation de classe est un succès, avec un parti évoluant en permanence vers la gauche et prenant à rebours le cours de l'ancien PDS en voie de «social-démocratisation». Die Linke est assurément, du point de vue programmatique, un parti réformiste, voire social-démocrate de gauche. L'essentiel n'est cependant pas son ancrage programmatique actuel, pas plus que la composition de sa direction, mais le sens dans lequel il évolue. Il a brisé le monopole du SPD sur le mouvement ouvrier organisé et fait bouger la représentation de classe. Il est pluriel sur sa droite comme sur sa gauche, mais les secteurs de gauche et les anticapitalistes sont actuellement à l'offensive. Les anticapitalistes sont, pour l'essentiel, partisans d'un mouvement qui, par l'accumulation des réformes, débouche sur le socialisme. Mais pour réaliser leurs objectifs, ils sont contraints – la crise économique mondiale les y poussant – de soumettre en permanence leurs moyens à de nouveaux examens. Ils n'ont pas encore tranché la question de savoir dans quelle direction ils veulent aller.

A l'heure actuelle, die Linke, comme parti, assure la représentation passive du besoin largement répandu de justice sociale. Il donne une expression au mécontentement présent dans la population, mais ne lui donne pas une forme durable, et ne montre que peu les alternatives à la crise du capitalisme. Mais le nombre élevé d'intellectuels organiques réels dans et autour du parti, et surtout de délégués aux conseils d'entreprises et de syndicalistes, ouvre la possibilité d'une poursuite de l'évolution du parti vers la gauche dans la tourmente de la crise économique. On assiste à un développement des secteurs qui tendent à passer d'une représentation passive à une pratique active de classe, à une remise en question de la variante allemande du compromis de classes. C'est un processus ouvert dont on ne peut prédire l'issue.

L'histoire de l'adaptation des partis de gauche à l'ordre social existant est longue et abondante. Pourtant, malgré tous les exemples historiques négatifs, il y a quand même aussi une autre histoire des partis de gauche. Quand l'Association générale des travailleurs d'Allemagne et le Parti ouvrier social-démocrate ont fusionné en 1875 pour former le SPD, l'orientation programmatique initiale était désastreuse. La fureur que le programme de Gotha déclencha chez Marx en est un témoignage éloquent 23. Mais la situation économique et politique fit évoluer le SPD dans les années qui suivirent et le transforma en un parti marxiste. Ce ne fut qu'un chapitre dans l'histoire du SPD car, bientôt, les forces révisionnistes prirent le dessus. Mais quand l'USPD (Parti social-démocrate indépendant) se détacha du SPD majoritaire en 1917, il entraîna quelques-uns des dirigeants du vieux SPD comme Rudolf Hilferding, Karl Kautsky ou Eduard Bernstein. Les dirigeants de l'USPD sont ensuite retournés au SPD mais la majorité des adhérents a fusionné avec le KPD (Parti communiste). L'histoire ne se répète pas, mais elle montre quelle dynamique peut, en temps de crise, surgir des processus de recomposition.

Oliver Nachtwey. Traduction : Gérard Billy. Pour s'abonner à la revue Contre temps :http://www.contretemps.eu/node/56

Notes

1 François Sabado, «Building the New Anti-capitalist Party» International Socialism, n°121, 2009, p. 143-152 ; Georg Fülberth, «Doch wenn sie die Dinge ändern», Die Linke, 2008, Köln

2 Christoph Egle et al. (dir.), Das Rot-Grüne Projekt. Eine Bilanz der Regierung Schröder 1998-2002, Wiesbaden, 2003, p. 193-214

3 Reimut Zohlnhöfer, «Rot-grüne Finanzpolitik zwischen traditioneller Sozialdemokratie und neuer Mitte» in Christoph Egle et al. (dir.), op. cit.

4 Christoph Egle, «Deutschland», in Wolfgang Merkel et al. (dir.), Die Reformfähigkeit des Sozialdemokratie. Herausforderungen und Bilanz des Regierungspolitik in Westeuropa, Wiesbaden, 2006, p. 154-196

5 Rüdiger Soldt, «Hartz IV – Die größte Kürzung von Sozialleistungen seit 1949», Frankfurter Allgemeine Zeitung, 30 juin 2004

6 Gosta Esping-Andersen, Politics against Markets. The Social Democratic Road to Power, Princeton, 1985

7 Oliver Nachtwey, Marktsozialdemokratie. Die Transformation von SPD und Labour Party, Wiesbaden, 2009

8 Antonio Gramsci, Gefängnishefte [Cahiers de prison], Hamburg, 1991, p. 1566-1567

9 Horst Schmitthenner, «Zum Verhältnis von SPD und Gewerkschaften» in Arno Klönne et al. (dir.), Der lange Abschied vom Sozialismus. Eine Jahrhundertbilanz des SPD, Hamburg, 1999, p. 187-192 ; Birgit Mahnkopf, «Formel 1 der neuen Sozialdemokratie. Gerechtigkeit durch Ungleichheit» in Prokla (30) 121, p. 489-525

10 Oliver Nachtwey, «Im Westen was Neues? Die Entstehungsgeschichte der Wahlalternative Arbeit & soziale Gerechtigkeit», in Tim Spier et al. (dir.), Die Linkspartei. Zeitgemäße Idee oder Bündnis ohne Zukunft?, Wiesbaden, 2007, p. 155-184

11 Franz Walter, Die ziellose Republik. Gezeitenwechsel in Gesellschaft und Politik, Köln, 2006, p. 29

12 Oliver Nachtwey, «In der Mitte gähnt der Abgrund», Blätter für deutsche und internationale Politik, n°8, 2008, p. 58-68

13 Martin Kroh, Thomas Siedler, «Die Anhänger der "Linken": Rückhalt durch alle Einkommensschichten», DIW-Wochenbericht (75) n°41, 2008, p. 628-639

14 Robert Castel, Klaus Dörre (dir.), Prekarität, Abstieg, Ausgrenzung. Die soziale Frage am Beginn des 21. Jahrhunderts, Frankfurt a.M., 2009 ; Stephan Lessenich, Frank Nullmeier (dir.), Deutschland. Eine gespaltene Gesellschaft, Frankfurt a.M./New York, 2006

15 Rainer Geißler, Die Sozialstruktur Deutschlands, 4. Auflage, Wiesbaden, 2006 ; Statistisches Bundesamt, Datenreport 2006, Berlin, 2006

16 Seymour M. Lipset, Stein Rokkan (dir.), Party Systems and Voter Alignments, Cross-National Perspectives, New York/London, 1967

17 Michael Vester, Peter von Oertzen, Heiko Geiling, Thomas Hermann, Dagmar Müller, Soziale Milieus im gesellschaftlichen Strukturwandel. Zwischen Integration und Ausgrenzung, Frankfurt a.M., 2001, p.13

18 Oliver Nachtwey, Tim Spier, «Political Opportunity Structures and the Success of the German Left Party», Debatte. Journal of Contemporary Central and Eastern Europe (15), n°2, 2007, p. 123-154

19 Herbert Schui, «Gehört die deutsche Linke zusammen?», Neue Zürcher Zeitung, 21 décembre 2005

20 Robert Harmel, Kenneth Janda, «An integrated Theory of Party Goals and Party Change», Journal of Theoretical Politics (6), n°3, 1994, p. 259-287 ; Michael Koss, Dan Hough, «Between a Rock and many Hard Places – the PDS and Government Participation in the Eastern German Länder», German Politics (15), n°1, 2006, p. 27-52

21 Adam Przeworski, John Sprague, Paper Stones. A History of Electoral Socialism, 1986, Chicago/London

22 Mechthild Küpper, «Mit roten Wangen – Die Linkspartei offenbart ihren Ost-West-Konflikt», Frankfurter Allgemeine Zeitung, 2 mars 2009

23 Karl Marx, «Randglossen zum Programm der deutschen Arbeiterpartei»[Notes marginales sur le programme du Parti ouvrier allemand], Karl Marx, Friedrich Engels: Werke, tome 19, Berlin, 1962