Publié le Dimanche 11 octobre 2009 à 09h23.

Le 17 octobre en mémoire...

Entretien avec Samia Mesaoudi de l'association "Au nom de la mémoire"

 

 

Comment est née votre association ?

L’association est née d’une volonté d’un certain nombre de gens issus de l’immigration face à l’absence de prise en charge de l’immigration. Avant 1981, les immigrés n’avaient pas le droit d’exister dans ce pays. C’est une loi de 1981 du gouvernement  Mitterrand qui autorise une vie associative. A partir de là, dans toute la France, de tous les horizons de l’immigration, toutes les communautés immigrées vont décider de prendre à la fois leur devenir associatif, culturel, social, politique en main, et d’avoir une expression à part entière. Ne pas être assisté, ne pas être accompagné par les réseaux de solidarité avec l’immigration…C’est l’immigration qui se prend en charge. On a donc créé cette association en 1981. Mais au départ, on n’avait pas de revendication, d’interrogation spécifique autour de l’histoire. On avait une envie d’exister, en tant que citoyens. Au départ, les revendications étaient plus sur les luttes sociales « français-immigrés », sur les droits de vote des immigrés, contre les discriminations, les injustices, la marginalisation,…Tout ce qui était la relégation de l’immigration était une préoccupation pour nous. On n’était pas dans un projet de construction de quoi que ce soit. On était dans les collectifs antiracistes, on rejoignait toutes les manifestations, tous les événements qui allaient avoir comme valeur l’égalité français-immigrés.

Vous avez fait partie de la « Marche pour l’égalité » ?

Entre 1981 et 1983, il y a vraiment une réelle volonté de construire un mouvement qui va s’appeler le « Mouvement Beur ». J’ai fait partie de la fondation de Radio Beur et de l’association « Au nom de la mémoire » (ANM). Les choses sont liées parce qu’à Beur FM, on se fait l’écho de toute la vie associative de l’immigration. Pas que beur d’ailleurs, ni que maghrébine : il y a tout un tas d’associations qui sont venues, et qui viennent encore à la radio : associations autour de revendications citoyennes, de revendications sociales d’égalité, etc.

En 1983, je fais partie de la « Marche des Beurs ». J’ai marché dans cette France raciste. Il y avait une initiative qui était portée par un curé de Lyon, Christian Delorme, et nous, à la radio, on se faisait l’écho de cette traversée antiraciste. Evidemment on n’était pas Europe 1, on ne faisait pas 3 minutes par jour. On avait « délégué » trois journalistes pour aller marcher, et j’en faisais partie. Tous les jours, on faisait des informations à la radio pour parler de la situation des marcheur-euse-s, à chaque étape, de tout ce qui était porté par cette marche et cette lutte qui allait aboutir à Paris à un véritable raz-de-marée antiraciste. C’était magnifique : il y avait près d’une centaine de milliers de personnes à Paris à l’arrivée de la marche. Quand j’y pense, on n’y croyait pas…En fait c’était porteur aussi d’espoir de faire reculer ce racisme qui s’était affiché dans toutes les villes de France, au travers d’une campagne de l’extrême-droite pendant les élections municipales notamment.

En avançant dans ce combat antiraciste, on a commencé à travailler au sein d’ANM sur des outils. On se dit qu’il ne faut pas que manifester, il faut écrire, produire, filmer toutes ces initiatives, tout ce qu’on est en train de mener comme histoire. Et on va commencer à s’intéresser à notre histoire. On est fils et filles d’immigré-e-s, il est important de construire quelque chose autour de cette double appartenance. Se construire de manière individuelle et dans l’espace collectif, c’est reconnaître son passé, c’est-à-dire un passé colonial, une immigration de nos parents. Nos parents sont nés pour la plupart dans l’immigration algérienne en France. Ils quittaient l’Algérie, mais l’Algérie était française. Ils sont arrivés en France dans les années 20. Nous sommes nés dans ce pays, de parents dits français de par la colonie, mais en réalité qui aspiraient déjà à être dans un pays indépendant. Donc, ils se battent en France pour l’indépendance de l’Algérie. Mon père était un militant de la fédération de France du FLN. Et régulièrement, il va porter cette histoire de la guerre de Libération, dans la transmission qu’il va nous faire, à nous ses enfants. Le lot pour beaucoup d’entre nous, les militant-e-s issu-e-s de l’immigration, c’est qu’on porte aussi cette histoire de nos parents.

C’était important pour nous d’évoquer le 17 octobre 1961. Quand il y a eu la « Marche des Beurs », elle a commencé un 17 octobre à Marseille. Nous, à Paris, on a aussi symboliquement rappelé qu’on marchait contre le racisme, mais qu’on marchait aussi contre une loi discriminante, la loi qu’appliquait Papon pour les Algériens. Nous étions sur le canal Saint-Martin pour symboliquement jeter des fleurs à la mémoire des Algériens qui ont été jetés dans la Seine le 17 octobre 1961. Parce que la Seine a charrié des corps, du pont Saint-Michel jusque dans les canaux de Paris et de la région parisienne, au lendemain de la manifestation. C’était la première visibilité de cette jeunesse issue de l’immigration qui allait marquer son territoire à Paris, dans l’engagement autour de ce passé colonial.

Comment s’est effectué votre travail associatif ?

On n’a eu de cesse, chaque année, de poursuivre sur cette thématique, travailler sur cette mémoire coloniale. On n’est pas revanchard du passé. On se dit que ce 17 octobre 1961 est dans la mémoire des Algériens et des Français. Elle est enfouie, elle n’est pas un oubli, elle existe. A Beur FM, chaque 17 octobre, je donne rendez-vous, avec les auditeurs qui ont manifesté. Les souvenirs reviennent. Ils n’ont pas oublié, ces Algériens qui sont au téléphone chaque année. Le travail qui nous semble intéressant à faire est un travail de transmission citoyenne. Il faut avoir une reconnaissance ici en France. On travaille pour que cette reconnaissance soit juste, au sens vrai du terme, c’est-à-dire qu’elle ne soit pas anecdotique ou symbolique, etc. C’est bien les symboles, ça fait avancer le schmilblick, mais ce n’est pas suffisant. On a une plus grande exigence que ça. On s’est dit qu’il fallait des outils pour ça. Donc on a décidé de travailler ces témoignages, on a publié un livre, fait un film et une exposition en 1991. De 1983 à 1991, chaque année, des rendez-vous sur le pont Saint-Michel, avec d’autres associations (la LDH, le MRAP, l’Amicale des Algériens en France, …), des citoyen-ne-s. L’important pour nous est cette visibilité, cette connaissance du 17 octobre 1961, pour qu’il n’y ait plus de confusion avec la manifestation de Charonne qui arrive plus tard, mais qu’il y ait une réelle reconnaissance. En 1991, on est au 30ème anniversaire du 17 octobre 61. Là il faut vraiment taper du poing sur la table en disant : « ça suffit ». Ca fait trente qu’on ne sait pas ce qui s’est passé, que les citoyens lambdas ne savent pas qu’il s’est passé, sur le pavé parisien et dans cette Seine, un drame, un crime d’Etat. Cela ne nous satisfait pas de dire que c’était la guerre, etc. On a décidé de reprendre des interviews d’Algériens qui manifestaient. Et là, on a travaillé avec un historien. On a avancé dans cette idée de faire un travail citoyen, de livrer à tou-e-s, cette histoire du 17 octobre 61 au travers d’un film, d’une exposition, d’un livre. C’est pour cela qu’on va dans un centre social, on va dans un café, on va à la bibliothèque de quartier de Saint-Denis, on est allé à Bobigny, on est allé dans des tas d’endroits depuis 91. Le film, « Le silence du fleuve », c’était le premier documentaire en Franc sur la question du 17 octobre 61. Il est au rendez-vous chaque année sur Paris Première, sur TV5, et depuis sur des tas de télés.

On a travaillé sur cette question-là parce qu’elle nous semblait essentielle pour comprendre l’histoire de la guerre de Libération, à Paris précisément, mais aussi au niveau national, de la reconnaissance des Algériens immigrés qui étaient sur le sol français et qui étaient, avec des indépendantistes Français épris d’indépendance et de la fin de la guerre d’Algérie. On travaille toujours avec Benjamin Stora. On a travaillé aussi avec lui sur un autre pan de l’histoire, avant la guerre d’Algérie, mais pendant la période coloniale : les massacres de Sétif, le 8 mai 45. Là aussi, un massacre colonial qui ne dit pas son nom.

Comment jugez-vous l’évolution du débat sur le sujet ?

Depuis 1991 on avance petit à petit dans ce cheminement de reconnaissance. En 2001, une plaque commémorative a été déposée sur le Pont-Michel et dans le marbre est gravé : « Ici sont morts des Algériens tués lors d’une manifestation pacifiste le 17 octobre 1961 par une répression sanglante ». Nous étions en partie satisfaits seulement, parce que n’est pas nommé le responsable de cette répression sanglante et n’est pas nommé le plus haut responsable de l’Etat, qui était le responsable au-dessus de Papon c’est-à-dire De Gaulle. Mais bon, on a eu ça, comme dirait l’autre, et on le prend quand même. Parce que c’est déjà ça, et ça marque au moins sur ce pont Saint-Michel à Paris la reconnaissance et la dignité des Algériens qui sont morts. Il y a de plus en plus de villes, après Paris, qui ont décidé d’apposer une plaque commémorative sur le 17 octobre 61, sur une rue, un passage, un centre social, une place… Et ça, ce n’est pas banal, c’est même très important, fondamentalement, parce que ça veut dire qu’il y a une prise en compte politique. Tou-te-s les habitant-e-s d’Aubervilliers, de Bobigny, de Bagnolet et de Sarcelles ne peuvent pas échapper à cette date dans leur ville. Et ça, ça a du sens. Il y a un peu d’hésitation, on ne dit pas tout, peut-être, sur cette rue du 17 octobre 61, mais en tous cas, ça fait avancer le schmilblick.

Après la reconnaissance du mouvement citoyen et du mouvement politique, il y la reconnaissance dans les manuels scolaires, dans l’enseignement. On travaille avec des historiens, avec Benjamin[Stora], avec Olivier Le Cour Grandmaison, avec Gilles Manceron de la LDH. C’était une demande pressante qu’on avait faite quand on a célébré les quarante ans du 17 octobre 61 : on voulait que soit inscrite dans les manuels scolaires cette date, qui n’existe quasiment pas. Le passé colonial n’est pas très présent dans les manuels scolaires. Ca avance un peu puisqu’il y a des livres, on en parle, il y a des documentaires destinés à la jeunesse où on parle de la guerre d’Algérie, dans l’immigration, ... Mais cela reste encore un combat. L’information est parcellaire, il n’y a pas l’ouverture des archives, il n’y pas de travail qui peut être mené jusqu’au bout. Et puis, nous, on n’aura pas les informations. Pourtant, les archives devraient être à la portée du citoyen.

Sur le pont Saint-Michel, le 17 octobre, il y a beaucoup de militant-e-s, on se connaît tous, toujours là, fidèles. On se voit vieillir, on se voit changer. Mais c’est assez émouvant cette histoire, ces rendez-vous où tu te retrouves toujours avec des gens qui vont jusqu’au bout d’une cause. C’est très noble. Chaque fois qu’on nous sollicite parler du 17 octobre le 17 octobre, on dit non car on est sur le pont Saint-Michel. Et mon père, quand il est en France (là il est reparti au bled), vient toujours sur le pont aussi. Avant 81, il allait tout le temps avec l’Amicale des Algériens. Il y avait un rassemblement, ils déposaient des fleurs. Personne ne savait ce que c’était, mais les Algériens, eux, ils savaient. Un groupe savait pourquoi ils étaient là. Ils allaient au canal Saint-Denis, dans plein d’endroits où ils savaient qu’il y avait des gens qui avaient été tués, qui n’étaient pas revenus, qui n’étaient pas à l’usine le lendemain. Le lendemain, il fallait compter les absents. Et il y en avait, des absents.