Publié le Vendredi 30 décembre 2022 à 16h16.

Le soulèvement en Chine : Résister aux confinements, à la répression et à la précarité

À Shanghai, de jeunes manifestants en colère ont affronté la police qui les encerclait, réclamant la liberté et criant : « N’êtes-vous pas censés servir le peuple ?! » Des centaines de personnes s’étaient rassemblées dans la soirée du 26 novembre sur Urumqi Road à Shanghai, qui a servi de site symbolique pour organiser des veillées en hommage aux victimes de l’incendie d’une tour d’habitation à Urumqi, la capitale de la province du Xinjiang.

L’incendie a entraîné la mort d’au moins dix personnes et en a blessé neuf autres appartenant à plusieurs familles. Il a fallu trois heures pour l’éteindre. Les manifestants estiment que les victimes auraient pu être sauvées si le complexe résidentiel n’avait pas fait l’objet d’un confinement Covid, malgré les affirmations du gouvernement selon lesquelles la tragédie n’avait rien à voir avec le confinement.

Ces décès ont déclenché une émeute qui a duré toute la nuit du 25 novembre à Urumqi, les manifestants se rassemblant dans les rues et les espaces publics pour demander au gouvernement d’assouplir les restrictions. Urumqi subit des bouclages répétés depuis des mois, de sorte que les gens en avaient déjà assez et craignaient que quelque chose comme l’incendie de l’immeuble résidentiel ne se reproduise.

Le gouvernement local avait imposé des mesures sévères et dangereuses, notamment le bouclage non seulement des immeubles d’appartements, mais aussi des appartements individuels avec des barres de fer et de nouvelles serrures qui empêchaient les gens de sortir de chez eux. Toutes les personnes soumises au verrouillage s’étaient déjà demandé ce qui se passerait si un incendie se déclarait.

Des manifestations nationales ont suivi dans les universités, dans les quartiers et dans les rues de Shanghai, de Pékin, de Guangzhou, de Chengdu et d’ailleurs, pour exprimer leur colère face à ces décès qui auraient pu être évités et leur propre frustration face aux mesures de confinement de la Covid. Jusqu’à présent (cet article date du 30 novembre NDLR), des actions ont eu lieu dans plus de 50 universités et collèges à travers la Chine.

Les étudiants ont lancé divers appels à la liberté, à la démocratie, à la liberté d’expression et à l’état de droit, et ont dénoncé le régime autoritaire du Parti communiste chinois. Les étudiants de la prestigieuse université Tsinghua de Pékin ont chanté l’Internationale, qui est enseignée à l’école et représente l’esprit de révolte de la base. Les étudiants de l’université Tsinghua et d’autres établissements ont brandi des morceaux de papier blanc pour symboliser leur deuil des victimes, défiant et se moquant de la censure politique.

Une étudiante de l’université Tsinghua s’est exprimée d’une voix tremblante : « Si nous n’osons pas nous exprimer par peur d’être arrêtés, je pense que le peuple sera déçu par nous. » Pour l’écrasante majorité des manifestants, il s’agissait de leur première manifestation. Il n’y a rien eu de tel à cette échelle et aussi ouvertement antigouvernemental en Chine depuis des décennies.

Un soulèvement contre les confinements

La rapidité avec laquelle les masses populaires se sont soulevées et ont défié le gouvernement et ses politiques est tout simplement stupéfiante. Il convient de souligner que cette rébellion suit de près l’obtention par Xi Jinping d’un troisième mandat lors du théâtre politique hautement orchestré du 20e Congrès du Parti à la mi-novembre.

Lors de cet évènement Xi avait rassemblé ses alliés et avait fait en sorte qu’il n’y ait aucune alternative à sa nouvelle équipe dirigeante. L’analyse politique dominante soutenait que Xi avait cimenté son pouvoir et un contrôle total sur la Chine pour les années à venir. Les travailleurs et les étudiants ont maintenant brisé cette illusion.

À la fin du mois d’octobre, des ouvriers assemblant des iPhones et d’autres produits électroniques grand public dans la méga-entreprise de Foxconn à Zhengzhou (Henan), qui emploie plus de 200 000 personnes, avaient commencé à sauter par-dessus les murs et à s’enfuir de l’usine. Les images de longues files de travailleurs marchant avec leurs sacs ont déconcerté le public, car c’est quelque chose que l’on n’avait pas vu de mémoire récente.

Ces travailleurs, dont beaucoup sont des intérimaires embauchés pour la haute saison, avaient été placés sous le régime dit du "circuit fermé". Il interdit aux travailleurs de quitter l’établissement sous prétexte de les protéger de la contraction de Covid.

Le motif sous-jacent, bien sûr, est de faire en sorte que les travailleurs fabriquent des produits pour les multinationales en vue de la prochaine saison des fêtes de fin d’année. Malgré le système en circuit fermé, certains travailleurs ont attrapé le virus et, par crainte d’une épidémie massive et d’être enfermés, ils ont fui l’usine.

Sous la pression de l’opinion publique, Foxconn s’est excusé et a autorisé les travailleurs à partir. Le gouvernement local a ensuite aidé Foxconn à recruter de nouveaux intérimaires en leur offrant des primes élevées, et a ordonné à des employés des administrations publiques de se présenter au travail pour maintenir l’usine en activité.

Mais Foxconn a modifié les termes des contrats, réduisant les salaires des travailleurs. Se sentant trompés, les ouvriers ont déclenché une émeute, se répandant à l’extérieur des portes de l’usine et se heurtant aux forces de sécurité et à la police. Le gouvernement a réagi en imposant un confinement de type Covid à toute la ville de Zhengzhou pour mettre fin à la protestation. Ce qui avait commencé comme un conflit de travail a dégénéré en une émeute qui a attiré l’attention du pays tout entier.

Alors que la poussière n’était pas retombée à Foxconn, l’incendie d’Urumqi a déclenché une émeute. La tentative du gouvernement local d’apaiser la population d’Urumqi en assouplissant le confinement n’a pas réussi à calmer la résistance. L’incendie a été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase pour un pays poussé à bout par les confinements.

Les gens se sont lancés dans des actions collectives à grande échelle dans tout le pays. Les émeutes survenues à l’usine Foxconn et à Urumqi ont montré au public qu’il était possible de résister aux restrictions sévères imposées sous prétexte de la Covid : les protestations ont forcé Foxconn et un gouvernement local à commencer à faire des concessions.

L’effusion de chagrin et de colère qui a suivi l’incendie a été comparée à la réaction à la mort du médecin lanceur d’alerte Li Wenliang, qui (dès la fin de l’année 2019) avait protesté contre la gestion initialement inepte et répressive de la pandémie par le gouvernement. Son décès en février 2020 avait provoqué une vague d’opposition au gouvernement.

Ensuite, beaucoup se sont demandés où était passé cet esprit et ont été frappés de "dépression politique" face à l’acceptation apparente de la nouvelle politique "zéro covid". Mais il s’avère que l’esprit initial de résistance n’a jamais été loin de la surface. Foxconn et Urumqi l’ont ravivé à une échelle massive.

Des vagues de résistance locale

Cette résistance est le résultat d’une confluence de catalyseurs immédiats et de dynamiques politiques et économiques à long terme. Elle a fait tomber une certaine barrière politico-psychologique chez un grand nombre de personnes, les amenant à perdre leur crainte d’être arrêtées dans un État hautement surveillé et à se joindre à des manifestations de masse. Dans un environnement où l’expression ouverte d’une opinion dissidente dans la rue expose à un risque élevé, c’est un développement remarquable.

Il est faux de croire que la Chine n’a jamais connu de formes ouvertes de dissidence telles que les émeutes, les protestations de masse et les manifestations. En fait, la Chine a connu des vagues de protestations et de grèves à grande échelle dans les années 1990, 2000 et au début des années 2010. Le gouvernement chinois avait l’habitude de documenter ce qu’il appelait les "incidents de masse", qui n’ont jamais été clairement définis mais qui démontrent néanmoins une résistance sociale contre les inégalités et les oppressions de la Chine contemporaine.

Ces incidents sont passés de 8 700 en 1993 à 87 000 en 2005 - soit 238 incidents chaque jour de l’année - lorsque le gouvernement a cessé de publier des chiffres. En 2013, deux militants ont commencé à recueillir des statistiques sur les troubles sociaux. Avant leur arrestation, ils ont enregistré plus de 28 000 incidents de masse en 2015.

Ce chiffre est certainement sous-évalué. Les militants n’avaient pas les ressources nécessaires pour documenter le nombre total d’incidents en fait bien plus élevé à travers le pays. La plupart d’entre eux sont causés par des conflits du travail, des saisies de terres et d’autres conflits ruraux, ainsi que des protestations contre les politiques de logement urbain. Il y a également eu des protestations environnementales et des confrontations avec des bureaucrates notoires de la gestion urbaine.

Ces actions sont restées locales et les manifestants ont eu tendance à éviter de critiquer le gouvernement national, rejetant plutôt la faute sur les fonctionnaires ou les employeurs locaux dans l’espoir d’éviter la répression et de persuader le gouvernement national de prendre leur parti dans les conflits. Néanmoins, ils démontrent que la population chinoise a l’habitude de protester contre les injustices.

La fin d’une ère de paix sociale relative

Vue sous cet angle, la vague nationale de protestations contre les confinements, les appels à plus de liberté et de démocratie et les dénonciations de l’autoritarisme sont extraordinaires et sans précédent dans l’histoire récente. Les protestations ne se limitent pas aux restrictions imposées par le Covid ; elles s’opposent à l’intrusion croissante du gouvernement dans la vie quotidienne des gens. C’est un fait nouveau.

À partir des années 2000, l’État chinois s’est retiré de la sphère privée, du moins pour la classe moyenne urbaine et certaines sections de la classe ouvrière industrielle. Le gouvernement s’était retiré de cette sphère pour permettre à une société de consommation bourgeonnante de se développer, dans laquelle la consommation de biens et de divertissements était vécue par les gens comme une libération de l’ingérence du gouvernement.

Au cours de la même période, des années 2000 au début des années 2010, la société civile a semblé s’épanouir, des organisations se faisant davantage entendre sur les questions sociales, et la presse écrite et les médias sociaux étant plus agressifs dans leurs efforts pour demander des comptes au gouvernement. Bien sûr, des millions de travailleurs restaient exploités par l’État et les entreprises privées et entravés par les politiques publiques régissant leur mobilité tandis que le parti-État restreignait l’activité politique.

Mais pour le reste, les membres de la classe moyenne et de secteurs de la classe ouvrière ne craignaient pas l’ingérence de l’État dans leur vie privée. Et comme l’économie était encore en pleine croissance à cette époque, l’augmentation du niveau de vie de la plupart d’entre eux semblait compenser le déni rigide de liberté et de démocratie de l’État.

Confinement et précarité économique

La politique du zéro-covid de Xi Jinping et les confinements ont changé la donne. Soudain, la liberté de mouvement et la vie quotidienne des gens ont été soumises au contrôle direct de l’État, et le ralentissement de la croissance de l’économie chinoise a compromis la confiance des gens quant à leurs perspectives d’avenir. Mais l’opposition à l’intrusion de l’État a mis du temps à se développer.

Les politiques du gouvernement en matière de Covid étaient initialement tolérées dans le cadre de l’effort collectif visant à vaincre la pandémie. En fait, la colère initiale face à la propagation du Covid était dirigée contre le manque d’action de l’État pour contenir le virus. Il y avait une véritable crainte d’être infecté, ce qui non seulement pouvait rendre les gens malades, mais aussi les faire entrer dans des hôpitaux et des installations de quarantaine pendant des périodes prolongées.

Ainsi, le confinement à Wuhan dans les premiers mois de 2020 et les confinements ultérieurs dans tout le pays ont été largement acceptés, voire célébrés. Ils étaient considérés comme des sacrifices nécessaires pour protéger la vie des gens. Mais en réalité, l’État imposait ses nouvelles politiques de zéro-Covid non seulement pour stopper la pandémie, mais aussi pour réprimer l’escalade des conflits sociaux qui avaient émergé dans les années 2010, et pour sauver le capitalisme chinois.

La plupart des politiques de l’État chinois dans la dernière période, hormis le zéro-Covid, ont visé principalement à freiner les excès spéculatifs dans les secteurs de la haute technologie et de l’immobilier et à soutenir la croissance économique. L’État a également joué un rôle plus actif en incitant les couples à avoir plus d’enfants afin de surmonter la crise démographique imminente en Chine, précipitée par le faible taux de natalité et le vieillissement de la population.

Tout cela a entraîné une intervention accrue de l’État dans l’économie et la société. Zero-Covid a alors porté cette intrusion à un niveau sans précédent. La nouvelle politique draconienne de l’État, à savoir le confinement, n’était certainement pas la seule option.

Dans les premiers mois de la pandémie, les réseaux d’entraide à Wuhan et ailleurs ont montré qu’il existait une alternative. Les gens ont livré des équipements de protection, transporté des travailleurs médicaux et soutenu les résidents dans le besoin. Ils se sont efforcés de combler le vide laissé par l’inaction de l’État.

Tout cela s’est arrêté lorsque l’État est intervenu et a pris en charge la lutte contre la pandémie. Depuis lors, il a utilisé ses capacités pour mobiliser du personnel et des ressources afin de faire respecter la politique du zéro-covid. Pendant une grande partie des années 2020 et 2021, il semble avoir réussi.

Alors que de nombreux autres pays ont subi d’énormes pertes humaines et une crise économique, la Chine aurait contenu son nombre de morts sous la barre des quelques milliers et maintenu sa croissance économique jusqu’en 2021. La vie des gens semblait revenir à la normale. Le gouvernement a profité de ce succès apparent pour attiser le nationalisme.

Une colère accumulée

Tout cela s’est écroulé au cours de l’année dernière. En 2022, certaines villes ont été verrouillées pendant des semaines et des mois. Le "Grand Blanc", comme on appelait familièrement les travailleurs médicaux vêtus de combinaisons de protection, que l’on considérait comme des héros faisant des sacrifices personnels pour le bien collectif, s’est transformé en exécutants impersonnels de politiques étatiques sévères.

Les gens ont partagé sur les médias sociaux des images montrant ces personnes en combinaison en train de poursuivre et de frapper ceux qui étaient considérés comme violant les protocoles du Covid. Les combinaisons de protection sont devenues des masques pour dissimuler l’identité de ces agents d’exécution, leur offrant l’anonymat et la confiance nécessaire pour se livrer à la répression en toute impunité.

Une série d’incidents liés à Covid a encore ébranlé la foi dans le zéro-Covid. En voici quelques exemples. Un bus transportant des patients infectés vers une installation de quarantaine s’est écrasé, tuant 27 passagers. Il y a eu un pic de suicides commis par les personnes en quarantaine prolongée. À Shanghai, les gens ont été jetés dans le désespoir lorsque, sous le coup de la quarantaine, ils ont été privés d’un accès adéquat à la nourriture. À Guangzhou, des travailleurs migrants se sont échappés de la quarantaine. Et un nombre incalculable de personnes sont tombées gravement malades après avoir été enfermées chez elles avec le Covid et s’être vu refuser l’accès aux soins médicaux dans les hôpitaux.

Ces histoires et bien d’autres ont suscité la colère, et cette colère s’est accumulée. Des protestations ont commencé à apparaître au début de l’année 2022, mais elles étaient pour la plupart isolées et plus faciles à contenir. La plus emblématique est sans doute celle d’un manifestant isolé qui a accroché une banderole sur le pont Sitong de Pékin, juste avant le 20e congrès du parti, pour critiquer la politique du zéro-covid et demander un changement. Bien qu’elle n’ait suscité qu’un nombre limité d’actions similaires dans toute la Chine, elle a encouragé de nombreux étudiants étrangers chinois en Occident à suivre l’exemple et à déployer des bannières similaires sur leurs campus.

Des espoirs de changement brisés

Le 20e congrès du parti a marqué un tournant dans cette histoire. Comme la limite du mandat du secrétaire du Parti avait déjà été supprimée en 2018, personne n’a été surpris de voir Xi prolonger son règne. La limite de mandat aide essentiellement à recomposer les différentes factions du Parti communiste pour atteindre un équilibre et assurer une transition ordonnée du leadership.

Néanmoins, la limite maximale des mandats cultive l’espoir que, tous les dix ans, quelqu’un de nouveau prendra le pouvoir et fera les choses différemment. Même ce modeste espoir - qui s’avère généralement être une illusion qui se transforme rapidement en déception - a été brisé.

Les gens ont le sentiment d’être coincés avec le même système politique dans un avenir prévisible. Tout espoir persistant dans l’auto-renouvellement et l’auto-ajustement du système politique a disparu.

La perte d’espoir dans un infléchissement du gouvernement s’est développée au moment même où les perspectives économiques de la population devenaient sombres. Après avoir rebondi en 2021, la croissance économique de la Chine s’est ralentie. Certains gouvernements locaux, qui perdent déjà des recettes, ont du mal à payer les tests Covid de masse. La souffrance économique est durement ressentie par les travailleurs, en particulier les travailleurs informels, dont les moyens de subsistance et l’emploi sont les plus sensibles aux blocages.

Pour les jeunes, le taux de chômage a atteint un niveau record ces derniers mois, atteignant près de 20 % chez les 16-24 ans, tandis que les nouveaux diplômés de l’enseignement supérieur sont confrontés à une situation de l’emploi catastrophique. Un nombre record de personnes entrent sur le marché du travail chaque année, alors même que les emplois diminuent, les principales entreprises technologiques chinoises licenciant leurs employés au lieu d’embaucher. Cette précarité a alimenté l’anxiété et la colère des jeunes qualifiés et des travailleurs.

Certains ont espéré un assouplissement de la politique du zéro-covid après que Xi ait obtenu la direction du pays lors du 20e Congrès du Parti. Le gouvernement a semé cette illusion en publiant une nouvelle directive en 20 points qui a assoupli les restrictions mais n’a pas réussi à mettre en œuvre une nouvelle orientation.

Quelques gouvernements locaux, comme Shijiazhuang, la capitale de la province du Hebei, sont allés plus loin, en levant les exigences en matière de tests et en supprimant les tests gratuits. Mais de nombreux habitants s’y sont opposés et, sous la pression, le gouvernement local a fait marche arrière et rétabli les tests gratuits. Aujourd’hui, avec la recrudescence des cas, qui atteignent le chiffre record de plus de 30 000 par jour, le gouvernement est revenu aux mesures d’isolement pour contenir la propagation du Covid.

En conséquence, les gens perdent confiance dans la capacité du gouvernement à changer, doutent de l’efficacité et de la rationalité de sa politique de zéro Covid, et sont réticents à tolérer les sacrifices qu’elle leur impose. Ils sont également troublés par ce qui semble être une mise en œuvre arbitraire et irrationnelle de cette politique.

Les décisions concernant les fermetures de quartiers et de maisons spécifiques sont prises par les autorités locales et sous-municipales, et elles sont souvent inexpliquées et ne peuvent être contestées. La fin des illusions politiques, la précarité économique et la brutalité irrationnelle du zéro-Covid se sont combinées pour créer une frustration de masse.

Résistance de masse sans infrastructure de dissidence

La frustration de masse a explosé en protestation ces derniers jours. La mobilisation a été remarquable, et elle a donné aux gens la confiance nécessaire pour exprimer leur mécontentement croissant. Une masse critique de personnes a surmonté la peur de la répression gouvernementale et a partagé des messages en ligne, ce qui, après la manifestation du pont Sitong, a conduit à la censure des médias sociaux et à la suspension ou l’interdiction permanente des comptes. Désormais enhardis, les gens publient et partagent des commentaires et des vidéos sur Weibo et Wechat.

Certaines des protestations semblent s’être propagées via les médias sociaux ou des outils de communication cryptés tels que Telegram, bien que ce dernier ne soit pas facilement accessible à la plupart des gens. Poussés par la colère et l’indignation, les gens découvrent d’une manière ou d’une autre les actions sur les médias sociaux et par le bouche à oreille et se précipitent pour les rejoindre.

De nombreuses manifestations ont eu lieu sur des campus ainsi que dans des complexes d’appartements. Ces deux types de sites sont des espaces partagés, permettant aux gens de coordonner des actions plus facilement que dans les rues avec des participants venant de toute la ville. Pour l’instant, il n’y a pas de direction nationale centralisée, et il est peu probable qu’elle émerge. Et bien qu’il y ait de nombreux individus actifs, il ne semble pas non plus y avoir de leadership local.

Cela ne devrait pas être une surprise. L’État chinois a non seulement interdit tous les partis politiques indépendants, mais il a également écrasé les groupes de défense des droits de l’homme et de la société civile, ainsi que les dissidents individuels au franc-parler. Il a démantelé l’infrastructure des mouvements sociaux pour appeler, organiser et soutenir la lutte de masse. Personne ne peut diriger ou parler au nom des manifestants.

Mais les revendications sont déjà clairement articulées et cristallisées : l’opposition aux confinements. Cela ne veut pas dire que le mouvement est unifié. Comme dans tout mouvement de masse, et en particulier dans un mouvement sans direction centrale, il existe de multiples groupes sociaux dont les revendications se chevauchent parfois et diffèrent selon les classes et les localités.

Les revendications des travailleurs de Foxconn étaient principalement axées sur le lieu de travail et accessoirement sur les restrictions relatives au Covid ; les manifestants d’Urumqi ont exprimé les demandes les plus fortes et les plus immédiates concernant la levée des restrictions relatives au Covid, qui mettaient leur vie en danger ; les étudiants universitaires sont solidaires des manifestants d’Urumqi, mais leurs revendications portent essentiellement sur la démocratie, la liberté d’expression, la liberté de la presse et l’État de droit ; enfin, la résistance locale à petite échelle des résidents, qui se déroule dans des complexes d’appartements et des communautés fermées et qui est axée sur l’assouplissement des restrictions, est celle dont on parle le moins mais qui est beaucoup plus répandue.

Le caractère des protestations n’est pas non plus uniforme ; elles vont du pacifique à la confrontation ouverte. La plupart d’entre elles expriment des revendications libérales qui ne sont pas radicales dans les démocraties libérales mais qui sont hautement subversives dans un État autoritaire. Et elles portent en elles des effets progressistes et démocratisants.

Malgré cette hétérogénéité, les protestations expriment un sentiment commun de résistance à la perte de dignité et au déni de leur capacité à décider de la politique de l’État qui détermine leur vie. Ils partagent le sentiment que leur existence même est en jeu.

Il est important de souligner le caractère national du soulèvement. Les protestations se nourrissent les unes des autres et se montrent solidaires les unes des autres, encourageant différents secteurs à agir. En outre, les étudiants chinois d’outre-mer et la diaspora au sens large se sont également mobilisés à Hong Kong, à Taïwan, au Royaume-Uni, aux États-Unis et en Australie.

Le dilemme d’un régime autoritaire face à la résistance

Face à une vague nationale de manifestations, l’État chinois est pris dans le dilemme classique d’un régime autoritaire. Concéder et assouplir les mesures zéro-covid risque de confirmer que la contestation fonctionne et d’en encourager d’autres à s’organiser et à se battre pour leurs revendications. Mais ne pas céder pourrait pousser les manifestants à intensifier leur lutte et à inviter d’autres personnes à les rejoindre.

Ces dernières années, l’État chinois a réussi à maintenir une sorte d’équilibre, combinant répression et accommodement pour gérer et contenir le conflit social. Mais il n’a jamais été confronté à un mouvement de protestation d’une telle ampleur.

À mesure que les manifestations s’étendent et se radicalisent, certaines adoptant des slogans explicitement anti-gouvernementaux et antiparti tels que « Dehors le PCC » et « Dehors Xi Jinping", la possibilité d’une répression de l’État augmente de manière exponentielle. Dans le même temps, il n’est pas inconcevable qu’une combinaison de répression sélective et de concessions limitées sur les restrictions de Covid puisse étouffer les protestations. C’est ce qui s’est produit dans le passé, les manifestations urbaines se dissipant aussi vite qu’elles se sont rassemblées.

Cependant, même si l’État parvient à contenir les manifestations, le problème qui, en premier lieu, a conduit à cette situation demeure. La Chine n’est probablement pas prête à abandonner le zéro-covid. En l’absence d’un système efficace de vaccination de masse, le virus se propagerait massivement dans une population qui a reçu des vaccins chinois inefficaces ou bien qui n’est pas vaccinée, en particulier les personnes âgées.

Une telle épidémie submergerait les hôpitaux et même un faible taux de mortalité entraînerait, dans un pays de 1,4 milliard d’habitants, une mortalité massive sans précédent. Une modélisation réalisée par des scientifiques chinois estime qu’au niveau actuel de vaccination et de capacité hospitalière, l’ouverture pourrait entraîner 1,55 million de décès.

Une telle catastrophe pourrait provoquer une crise de légitimité encore plus grave pour l’État chinois, ce qui a probablement fait partie de ses motifs pour maintenir le zéro-covid. Il est indéniable qu’en l’absence d’un vaccin adéquat et de mesures de santé appropriées, les restrictions sévères du Covid ont sauvé des vies en Chine.

L’ouverture n’est pas envisageable sans un investissement massif dans le système de santé et la vaccination des personnes âgées. De nombreux analystes se sont demandés pourquoi cela n’a pas été fait. Mais le faire maintenant prendra du temps, ce que les manifestants pourraient ne pas tolérer.

Le parti est si opaque que nous avons peu d’idées sur ce qu’il est susceptible de faire. La direction récemment remaniée et composée de fidèles de Xi ne montre aucun signe de désunion, il est donc peu probable qu’il y ait une division du parti et un débat ouvert entre les factions en public.

Quelle que soit l’issue immédiate des manifestations, les gens ordinaires en Chine sont radicalisés par cette expérience et beaucoup se sont auto-organisés. Cela a considérablement élevé la conscience des masses et l’expérience de la lutte pour la justice restera en eux, quelle que soit l’issue. C’est de bon augure pour l’avenir.

Dans les jours à venir, les forces de droite des autres grandes puissances mondiales pourraient bien exploiter la révolte d’en bas pour justifier des attaques contre la Chine. Mais notre solidarité avec les personnes qui protestent et dont les revendications sont enracinées dans les expériences concrètes et vécues ne doit jamais faiblir.

Soutenir les gens d’en bas qui protestent n’entraînera pas une escalade du conflit impérial mené par les États-Unis avec la Chine. En fait, notre solidarité populaire au-delà des frontières est le meilleur moyen d’atténuer les tensions et de construire une lutte internationale commune pour la justice, l’égalité et la démocratie, qui sont toutes menacées par nos gouvernants à travers le monde.

 

30 novembre 2022