Des camarades qui se sont rendus en Égypte témoignent de la situation difficile, notamment pour les grévistes..L’Université du Caire a rouvert depuis deux jours quand nous y allons. Alors que certains étudiants nous expliquent que ce qui compte c’est maintenant d’arrêter les désordres et de relancer le pays, d’autres occupent un bâtiment pour exiger la démission du directeur, ancien proche de Moubarak. C’est à l’image de la situation paradoxale en Égypte désormais, alors que l’unanimisme de la première phase de la révolution laisse place à de nombreuses discussions et à une tentative de reprise en main par l’armée.Plusieurs militantEs parlent d’une véritable explosion de grèves. Même les travailleurEs du zoo et les clowns se sont mis en grève contre leurs chefs et pour une amélioration de leurs conditions de travail ! Partout on discute politique : dans les cafés, les transports, les quartiers ; des dizaines de groupes se forment et organisent des conférences sur la réforme constitutionnelle, la transition démocratique, le modèle économique et politique à adopter. De nouveaux syndicats se créent dans plusieurs secteurs : conducteurs de bus, postiers, industrie textile, travailleurs du cuir et techniciens des hôpitaux. Des comités populaires se développent dans les quartiers, souvent initiés par des jeunes qui étaient sur l’emblématique place Tahrir. Il existe pourtant une autre face, bien plus inquiétante, de la situation. Il y a une semaine, l’armée a vidé les irréductibles de la place Tahrir avec 150 arrestations et des cas de torture. Une campagne de presse, relayée par le nouveau gouvernement, dénonce les grèves qui seraient un obstacle au redémarrage du pays. De jour en jour le couvre-feu se renforce dans le centre du Caire. Même la police détestée a fait sa réapparition. Tout cela s’appuie sur un désordre dont tout laisse penser qu’il est organisé. Une église copte a brûlé, des armes circulent. Du coup cette aspiration au retour à l’ordre trouve un écho dans une partie de la population. Cela s’appuie aussi sur une confiance, répandue dans la société égyptienne, envers une armée qui n’a pas tourné ses armes contre la population lors de la révolution. Vendredi dernier, nous avons assisté à ce spectacle étonnant d’une manifestation sur la place Tahrir défendant l’unité entre coptes et musulmans où la foule a acclamé le responsable militaire de la région du Caire. Les quelques jeunes qui protestaient étaient marginalisés. En même temps, la foule criait des slogans contre les forces de la sécurité politique, exigeant leur démantèlement complet. Cela produit des différenciations au sein du mouvement. Alors que le Conseil suprême des Forces armées organise un référendum le samedi 19 mars sur quelques amendements à la Constitution, la plupart des forces du mouvement le refusent et exigent un processus pour une nouvelle Constitution. La manifestation du vendredi 18 mars doit exprimer ce refus. Rien ne laisse penser qu’elle sera importante car la direction des Frères musulmans n’y appelle pas et soutient le vote. Mais, même au sein des Frères musulmans, des dissensions se développent, notamment chez les jeunes. Sur la question des grèves en cours, la différenciation est beaucoup plus tranchée. La plupart des forces du mouvement s’opposent aux grèves. Ce qui compte pour elles est de relancer l’économie. Les grévistes sont accusés de diviser la nation dans une période où il faut au contraire l’unité du peuple. Seules les forces les plus à gauche soutiennent les grèves. Comme nous le disent des militants, la question n’est pas idéologique, elle est devenue directement concrète : c’est désormais la classe ouvrière qui peut mener le processus en avant, en lien avec les comités des quartiers les plus populaires et les plus militants. L’avenir n’est pas joué. Les groupes de la gauche radicale mettent toutes leurs forces dans le développement d’organisations de base dans les quartiers populaires et dans les lieux de travail. Ils insistent sur la nécessité de s’appuyer sur le processus tel qu’il est constamment en train de s’inventer. Yayhia nous explique que la révolution est partout et profonde parce que ce sont 12, 15 peut-être 20 millions d’ÉgyptienNEs qui se sont mis en mouvement et que, pour l’instant du moins, personne ne peut prétendre contrôler cela, même pas l’armée. Cédric Piktoroff, Mélanie Souad et Denis Godard