Le Nicaragua connaît de fortes mobilisations contre un projet de réforme de la sécurité sociale conduit par le gouvernement de l’ex-commandant sandiniste Daniel Ortega, à la tête du pays depuis 2007. La violente répression a fait plus de 40 mortEs, des blesséEs, des détenuEs et des disparuEs, confirmant ainsi dramatiquement l’autoritarisme du clan « orteguiste ». Nous avons posé trois questions à Lisa T., sociologue, journaliste, membre de France Amérique latine, sur un pays qu’elle parcourt depuis plusieurs années.
Peux-tu revenir sur les raisons de la révolte populaire des dernières semaines et les acteurs mobilisés assez divers qui la composent ?
Il faut distinguer les éléments déclencheurs et les causes profondes (structurelles) de la révolte. L’annonce de la réforme de la sécurité sociale est venue se superposer au gigantesque incendie qui, deux semaines plus tôt, avait détruit une partie importante de la réserve Indio Maíz dans le sud du pays. Cette région, proche du tracé du mégaprojet d’un canal interocéanique, et même potentiellement incluse en son sein, est le théâtre de nombreux conflits, car indépendamment de son hypothétique réalisation, elle est convoitée par des entreprises (notamment de monocultures). La population locale, composée principalement de petits et moyens producteurEs, est farouchement rétive à un retour au salariat que préfigure l’arrivée de projets agro-exportateurs. Les protestations des groupes (plutôt urbains et juvéniles, sensibilisés aux thématiques environnementales) contre l’inefficacité du gouvernement à juguler l’incendie ont été traitées par le mépris et la menace, exercée systématiquement par les troupes de choc organisées au sein des Jeunesses sandinistes (JS) envers les manifestantEs (si peu nombreux soient-ils). L’agression violente contre un groupe de retraitéEs (soutenus par des étudiantEs) le 18 avril dernier a mis le feu aux poudres, reléguant au second plan la dimension sociale des protestations concernant la baisse des retraites (5 %). Selon un ami économiste, les lieux où l’indignation a été la plus forte correspondent à ceux qui ont été en première ligne lors de l’insurrection sandiniste contre la dictature somoziste en 1979. Ce constat renvoie, au-delà de toute interprétation idéologique, à ce que les gens perçoivent comme une intromission abusive et intolérable du pouvoir dans tous leurs espaces (contrôle social au travail, dans les quartiers, omniprésence dans les médias, etc.).
CertainEs à gauche continuent à soutenir ce régime autoritaire et mafieux en insistant sur sa forte légitimité dans les urnes, sur son « anti-impérialisme » supposé et sur son bilan social : qu’en dis-tu ?
Le bilan social a reposé sur des politiques clientélistes (copiées sur le PRI au Mexique) envers les plus défavoriséEs. La tentative, par ailleurs louable, d’intégrer des membres de gangs (notamment à travers la formation de coopératives) s’est faite sur la base du -donnant-donnant. Lorsque la manne des pétrodollars vénézuéliens s’est tarie, la politique de la carotte s’est enrayée, n’offrant plus que le recours au bâton manié par la police et par ceux qui doivent tout au pouvoir en place (les fameuses « troupes » de choc). À l’autre bout de la chaîne, l’alliance avec le patronat a été scellée dès 2007. La paix sociale a été imposée aux syndicats par un constant chantage à l’emploi. Cela dit, l’union sacrée avec le patronat était vouée à la rupture dès lors que ce dernier a estimé qu’il en résulterait plus d’inconvénients que d’avantages. L’augmentation des cotisations sociales patronales prévues par la réforme actuelle a été le prétexte pour abandonner un navire qui prenait l’eau.
Existe-t-il des alternatives politiques et/ou sociales anticapitalistes ?
Le mouvement étudiant autoconvoqué rejette tous les partis, y compris la gauche, notamment réformiste qui s’est discréditée en s’alliant à la droite par le passé. Actuellement seul le Conseil supérieur de l’entreprise privée (Cosep) continue d’appeler à un dialogue que les manifestants ne veulent plus. On voit revenir sur le devant de la scène des cadres historiques sandinistes écartés du pouvoir par la vice-présidente, Rosario Murillo. Dans ce contexte, toutes les récupérations sont possibles, mais pas inéluctables. Ceux qui, ici, persistent à défendre la thèse « géostratégique » d’une offensive impérialiste contre un gouvernement « progressiste » se font les fossoyeurs des forces réellement à gauche qui, depuis des années, alertent sur les dérives du régime.
Propos recueillis par Franck Gaudichaud