La « Marche des millions » du 12 juin marque sans aucun doute la fin d’une étape bien précise dans le développement du mouvement. L’événement en lui-même ne consistait en rien de franchement nouveau. Au contraire, le cortège réunissant des millions de personnes et le meeting tenu en vitesse sur la place Sakharov ont montré de façon très claire que les anciens mots d’ordre et formes de protestation avaient atteint leurs limites. Il est aujourd’hui nécessaire de repenser de façon radicale le contenu politique du mouvement et d’élargir sa base sociale.
Après la première vague de meetings « Pour des élections honnêtes » en décembre, la tension qui a régné le 4 mars et la courte apathie qui a suivi les événements désormais tristement célèbres du 6 mai et, enfin, l’« occupation » du centre de Moscou pendant deux semaines, cela semble aujourd’hui évident : une autre politique a vu le jour en Russie, elle occupe la rue et ne disparaîtra pas sous l’effet de quelques manœuvres osées du Kremlin. Des dizaines de milliers de personnes ont fait l’expérience d’une participation politique véritable. Et il ne s’agit plus ici de se contenter de rassemblements organisés tous les deux mois à l’appel des leaders. Un nouveau secteur regroupant des personnes assez nombreuses et dynamiques est apparu. Celles-ci sont aujourd’hui prêtes à s’auto-organiser, à mener un travail d’agitation régulier, à échanger activement des informations et à se montrer solidaires. Elles s’intéressent à la politique et comprennent son importance.
Les autorités ont parfaitement conscience de cette réalité. Elles ont compris qu’elles n’ont pas affaire à une énième effusion d’émotion mais n’ont pas encore défini leur propre tactique. L’incertitude des élites au pouvoir se reflète dans l’offensive répressive de ces derniers mois et l’évident manque d’empressement à franchir le Rubicon de l’instauration de l’état d’urgence. Il est probable qu’elles continuent de faire la girouette entre durcissement et reculs prudents, et vice versa. Ce qui n’aura pas lieu ne fait aucun doute : pas la moindre concession sérieuse sous forme de réforme, de libération de prisonniers politiques et, surtout, de réactions positives aux demandes sociales. Bien au contraire. Dans un contexte de crise économique qui s’aggrave et de diminution du prix du pétrole, les élites vont très bientôt s’en prendre au niveau de vie de l’immense majorité. Cela passera par l’augmentation du prix du gaz et de l’essence, l’accélération de la privatisation du secteur public ainsi que la réforme des pensions. Tout cela rend dès aujourd’hui nécessaire la transformation du mouvement qui réunit l’ensemble de la société en un mouvement de contestation sociale.Mais le mouvement lui-même est traversé par une crise évidente. Les leaders libéraux qui ont monopolisé le comité organisationnel mis en place pour les actions massives ne cessent de perdre la confiance de la majorité des participants. Maintenant que la saison électorale est terminée et que l’exigence d’« élections honnêtes » n’est plus la priorité, il apparaît évident qu’ils ne sont pas en mesure de proposer des perspectives politiques conséquentes, de définir des objectifs et méthodes d’action qui puissent donner au mouvement une orientation et lui permettre d’intégrer de nouveaux membres. Tout ce dont ils sont capables, c’est de conserver le contrôle sur l’organisation d’événements massifs avec l’aide des médias et par le biais de manipulations. Leur stratégie se borne à attendre l’action suivante – prévue pour le 15 septembre – et à espérer que les circonstances changeantes leur permettront de s’asseoir à la table des négociations avec le pouvoir et d’être intégrés au système politique.
Enfin, au fur et à mesure du développement du mouvement, la gauche radicale, qui n’était au départ qu’une force visible mais marginale, en est devenue une composante essentielle. Cela se reflète dans sa présence sans cesse croissante dans les grosses actions, dans le rôle qu’elle a joué lors de l’occupation du centre de Moscou pendant deux semaines ainsi que dans le changement d’humeur qui touche la plupart des participants au mouvement. La prise de conscience de la nécessité de poser des revendications sociales va de pair avec une demande pour plus de démocratie et de transparence dans les prises de décision au sein même du mouvement. Les membres du Conseil de coordination des forces de gauche, où sont rassemblés la plupart des groupes de gauche de Moscou, dont le RSD, le savent bien. Cependant, on ne peut affirmer que nous soyons prêts à faire pencher de manière significative la balance des forces participant au mouvement de notre côté, tant sur le plan organisationnel que politique.
Ilya Boudraïtskis, traduction : Charlotte Fichefet