Publié le Mardi 15 mars 2022 à 12h33.

Russie : « Nous entrons dans une nouvelle réalité politique »

Nous publions ici la transcription – « faite dans l’urgence », selon les termes même d’Amy Goodman qui anime le site Democracy Now (version TV-en ligne) – d’un entretien qu’elle a eu, le 7 mars 2022, avec l’historien et militant Ilya Budraitskis, auteur de Dissidents Among Dissidents : Ideology, Politics and the Left in Post-Soviet Russia, publié par Verso en janvier 2022.

Amy Goodman. « Nous nous entretenons avec le militant et historien russe Ilya Budraitskis après que plus de 5000 manifestants contre la guerre ont été arrêtés dimanche 6 mars dans le cadre d’une vaste répression de la société civile ainsi que des médias russes. En Russie, les militants s’appuient sur les médias alternatifs tels que les médias sociaux pour s’informer, alors que le gouvernement russe continue de censurer les principaux organes d’information. Selon Ilya Budraitskis, des écrivains et des organes de presse indépendants, tels que Novaya Gazeta, ont été menacés d’enquêtes pénales pour avoir diffusé de la « désinformation », notamment en utilisant les mots « invasion » et « guerre » pour décrire les actions militaires de la Russie en Ukraine. Nous avions parlé avec Ilya Budraitskis, pour la dernière fois depuis Moscou en février. Depuis il a quitté la Russie. »

 

Amy Goodman : Nous sommes maintenant rejoints par Ilya Budraitskis. Bienvenue à Democracy Now !, Ilya, pouvez-vous nous parler de la répression des manifestations et de la presse ? Encore une fois, à ce stade, je pense que plus de 13’000 personnes ont été arrêtées en Russie pour avoir manifesté.

Ilya Budraitskis : Oui c’est la réalité. En fait, nous entrons actuellement dans une nouvelle réalité politique en Russie, parce que toutes les anciennes, disons, lois du jeu ne fonctionnent pas. Si auparavant, il y a seulement quelques mois, même deux mois, vous pouviez être arrêté pour avoir participé à une manifestation de rue et passer quelques jours en prison ou payer une amende, aujourd’hui, si vous êtes arrêté ou si vous diffusez simplement une information différente du point de vue officiel, vous pouvez être emprisonné pendant des années. Telle est la nouvelle situation. C’est un niveau de risque nouveau pour le mouvement de protestation en Russie. Bien sûr, ces gens qui, hier encore, sont descendus dans les rues des principales villes russes, sont extrêmement, extrêmement courageux. Je pense qu’ils devraient faire partie de la « fraction héroïque » de l’histoire des mouvements anti-guerre mondiaux.

Amy Goodman : Pouvez-vous nous parler de l’identité des manifestant·e·s et de la quantité d’informations qui circulent sur ces manifestations dans toute la Russie en ce moment, malgré la répression de la presse ?

Ilya Budraitskis : La plupart de ces personnes sont des jeunes. Ce sont, disons, des étudiants ou simplement des jeunes de moins de 25 ans. Malheureusement, cette partie de la population qui s’oppose activement à la guerre est très réduite en termes de générations et d’accès à l’information. Comme cela a probablement déjà été dit dans vos programmes, dans les médias officiels russes, l’image de la réalité, l’image de ce qui se passe en Ukraine, est totalement différente. C’est comme une réalité alternative. Il n’y a pas d’images des bombardements des villes ukrainiennes. Il n’y a même pas d’informations véritables sur les actions des unités militaires russes en Ukraine. Donc, en fait, la majorité de la population a une très mauvaise compréhension de ce qui se passe réellement en Ukraine. Donc, ceux qui ont participé à ces manifestations ces derniers jours obtiennent principalement leurs informations alternatives de certains médias sociaux, du moins qui sont encore accessibles dans le pays ; ou, disons, de sites Internet alternatifs d’opposition, qui pour la plupart d’entre eux sont maintenant bloqués. Toutefois, vous pouvez toujours y accéder en utilisant le VPN (réseau virtuel privé), ce qui est accessible à peu de personnes.

Amy Goodman : Que signifie le fait que Dimitri Muratov – qui a remporté le prix Nobel de la paix en 2021 et dirige le journal Novaya Gazeta – ait déclaré qu’ils n’allaient plus en parler [de la guerre »] à cause de la censure ?

Ilya Budraitskis : Oui, c’est un fait. Vous avez donc une nouvelle situation avec le type actuel de censure. Comme vous le savez probablement, même les termes « guerre » ou « invasion » sont définis comme relevant de la désinformation ou des fake news en Russie. Vous pouvez – selon la nouvelle loi adoptée par le parlement il y a quelques jours – être emprisonné jusqu’à 15 ans pour la diffusion de telles « désinformations ». Nous savons que, déjà, des enquêtes criminelles sont en cours sur des personnes qui ne se contentent pas d’écrire quelque chose de ce genre, mais qui repostent simplement des nouvelles sur les médias sociaux qui appellent cette guerre une« guerre ».

Amy Goodman : « Guerre » ou « invasion », vous ne pouvez pas utiliser ces termes ?

Ilya Budraitskis : « Invasion » : vous ne pouvez pas utiliser le terme. Vous pouvez utiliser uniquement le terme « opération militaire spéciale de maintien de la paix ». Vous ne pouvez pas diffuser d’informations alternatives sur les pertes de l’armée russe, et vous ne pouvez utiliser que les informations officielles du ministère russe de la Défense. La différence entre ces chiffres – donc si vous regardez les chiffres rapportés par le côté ukrainien et ceux rapportés par le côté russe – est très grande. Il y a quelques jours, le ministère russe de la Défense a reconnu officiellement, pour la première fois, qu’environ 500 soldats russes étaient déjà morts en Ukraine. Selon les sources ukrainiennes, l’information circule que plus de 7000 soldats russes ont déjà été tués.

Certes, le pouvoir ne pourra pas perpétuer cette censure pendant une longue période de temps, parce que tous ces soldats qui sont déjà morts en Ukraine, tous ces soldats russes, ont des proches. Ils ont leurs familles dans les différentes régions de la Fédération de Russie. Et, bien sûr, cela va aboutir à former un point de vue différent parmi une partie du peuple russe.

Amy Goodman : Les gens entendent-ils les appels des Ukrainiens ? Vendredi 4 mars, le président Zelensky a appelé les Russes à organiser des manifestations pour protester contre la prise par les forces russes de la plus grande centrale nucléaire d’Europe, Zaporojie. Maintenant, des milliers d’Ukrainiens fuient cette région. Puis vous avez les Ukrainiens qui disent aux mères russes de venir chercher leurs fils soldats en Ukraine. Entendez-vous ces appels ? Sont-ils entendus en Russie ?

Ilya Budraitskis : Malheureusement, comme je l’ai déjà dit, l’accès à l’information est très limité. Je pense que ce discours de Zelensky n’a été accessible que pour ceux qui ont accès à l’information alternative, à ce genre de médias sociaux.

Amy Goodman : Ilya, nous n’avons pas beaucoup de temps, et je voudrais aborder quelques points. Les sanctions, l’effet de ces sanctions sur le peuple de Russie, la population ?

Ilya Budraitskis : C’est déjà énorme. Les effets sont déjà énormes. Elles vont conduire à l’effondrement, disons, de la classe moyenne en Russie. Cela conduira à la destruction de l’avenir pour – je ne sais pas – des millions de jeunes dans le pays. Et cela conduira à une catastrophe sociale. Et je ne suis pas sûr que les dirigeants actuels de la Russie puissent gérer cette catastrophe sociale et diriger le pays dans ce contexte.

Amy Goodman : Pensez-vous que cela mènera à un accord ? Dans la minute que nous avons, pensez-vous que cela pourrait conduire Poutine à un accord avec l’Ukraine ?

Ilya Budraitskis : Je ne sais pas, en fait, parce que nous voyons que ses décisions sont assez irrationnelles, assez irrationnelles.

Amy Goodman : Irrationnelles ?

Ilya Budraitskis : Nous ne pouvons pas en discuter de manière, disons, rationnelle.

Amy Goodman : Avez-vous été choqué par ce qui s’est passé ?

Ilya Budraitskis : Bien sûr. Bien sûr, comme des millions de personnes dans mon pays.

Amy Goodman : Pensez-vous que les manifestations vont se poursuivre ?

Ilya Budraitskis : Je l’espère, malgré la pression très, très brutale et très agressive que nous subissons de la part des dirigeants.

Amy Goodman : Avez-vous fui à cause de ce qui se passe ?

Ilya Budraitskis : En fait, je ne veux pas trop en parler.

Amy Goodman : OK… Ilya Budraitskis, je vous remercie beaucoup d’avoir été avec nous.

 

Entretien publié sur le site Democracy Now, le 7 mars 2022 ; traduction rédaction A l’Encontre