Un dimanche en 2010, dans le métro parisien, j’ai été interrogée par trois jeunes adultes assis autour de moi concernant mon origine. « Taïwan, vous voyez où c’est ? » Étant habituée à la confusion entre Taïwan et Thaïlande, j’ai lancé ma question comme une mini-étude de sociologie. Mais la réponse ne fut pas si décevante que ça : « Ah, c’est la Chine capitaliste ! » Les trois individus éclatent de rire, et moi aussi, ressentant une complicité entre anticapitalistes.
Dix ans plus tard, « la Chine capitaliste » est pourtant devenue une appellation obsolète. D’une part, la République Populaire de Chine, numéro deux de l’économie mondiale, est devenue une superpuissance appuyée sur un capitalisme d’État ; d’autre part, le peuple de Taïwan, ayant vécu une transition politique et économique depuis les années 1990, est de plus en plus réfractaire aux récits nationalistes chinois.
Des vagues de colonisation successives
Reprenons d’abord les repères historiques marquants. Avant le 17e siècle, Taïwan n’avait pas de liens politiques avec le régime en Chine. Les habitants majoritaires sont des aborigènes ethniquement proches de populations de l’Asie du Sud-Est insulaires. Celles-ci résidaient dans les montagnes tandis que les colons espagnols et hollandais exploitaient les côtes de Taïwan (nommé Formose à l’époque) et y construisaient des ports. Suite à la guerre de succession entre la dynastie Ming (1368-1644) et Qing (1644-1912) en Chine continentale, 100 000 Chinois migrèrent vers Taïwan en 1662 en suivant le gouvernement rebelle. Ce dernier étant vaincu par la dynastie de Qing en 1683, Taïwan devint territoire chinois en 1683, et la population venue de Chine continentale (essentiellement de la province de Fujian) avait atteint les deux millions au début du 19e siècle.
En 1895, lors d’une défaite militaire face à l’Empire du Japon, le dynastie Qing céda Taïwan au Japon. Commence alors un demi-siècle de colonisation japonaise marquée par une politique d’assimilation. Celle-ci s’est terminée en 1945, quand le Japon perdit la Deuxième Guerre mondiale et fut contraint de rendre Taïwan à la Chine, alors gouvernée par le régime de Chiang Kaï-Shek. Cette période de la « réunification » avec la Chine dura seulement quatre ans entre 1945 et 1949, quand Chiang Kaï-Shek perdit la guerre contre Mao Zedong et se replia à Taïwan. Elle est par ailleurs marquée par un massacre de civils taïwanais en 1947 (« l’incident du 28 février ») qui causa la mort de 30 000 Taïwanais (dont de nombreux intellectuels et militants de gauche taïwanaise) et qui fut suivie de la proclamation de loi martiale, jusqu’à 1987. Pendant 40 ans, les populations de Taïwan vécurent ainsi sous un régime dictatorial sans aucune liberté politique. Appuyé par le gouvernement des États-Unis, Chiang Kaï-Shek et son parti, le Kuomintang (KMT), monopolisent le pouvoir et imposent une propagande anti-communiste. Au plan culturel, le dialecte taïwanais était interdit ; un système privilégiant le recrutement comme fonctionnaires de personnes nées en Chine continentale (pourtant bien moins nombreuses démographiquement) fut créé grâce à la promotion du chinois mandarin comme langue officielle.
Ces efforts politiques du gouvernement Chiang Kaï-Shek pour préparer la reconquête de la Chine continentale ne parvinrent cependant pas à obtenir le soutien international. En 1971, la République de Chine perd son siège à l’ONU, au profit de la République populaire de Chine désormais reconnue comme la seule représentante de la Chine. Chiang Kaï-Shek meurt quatre ans après, ce qui permet une transition politique lorsque son fils qui lui succède au pouvoir abandonne l’objectif de récupérer la Chine et desserre peu à peu le contrôle politique. En 1987, la loi martiale a été levée ; en 1995, la première élection présidentielle au suffrage universel a eu lieu.
La démocratisation s’accompagne aussi d’une libération de la parole qui déconstruit le mythe nationaliste imposée par le KMT. La première décennie de la démocratisation a été marquée par un effort pour rétablir la justice, dénoncer la répression du régime du KMT donner des compensations aux familles de victimes réprimées par Chiang Kaï-Shek. Si Taïwan a été seulement un territoire rebelle ou de repli selon le récit historique du KMT et aussi du Parti communiste chinois), il s’agit désormais de replacer Taïwan au centre de la narration et d’examiner l’héritage de l’occupation et de la colonisation. Ainsi, malgré les échanges économiques et scientifiques importants entre les deux côtés du détroit de Taïwan, la Chine n’est perçue que comme un des éléments constitutifs de la culture taïwanaise aux côtés de l’influence japonaise (via la colonisation), de la domination américaine (très présente à Taïwan entre les années 50 et 70) et de la culture aborigène désormais érigée en patrimoine national après avoir été condamnée à la quasi-extinction.
Le rapport avec la République Populaire de Chine : un clivage de moins en moins pertinent
En raison de son histoire politique et de la répression du KMT contre des intellectuels et militants marxistes, le terrain de la gauche politique est très faible à Taïwan. À la place du clivage traditionnel en termes de classe sociale ou d’appartenance religieuse, les mouvements sociaux et le système des partis politiques à Taïwan, en l’absence d’organisation de gauche1, définissent leur position et se divisent plutôt en référence au régime du KMT et à la question de l’avenir de Taïwan. Cette division est particulièrement nette au sein des mouvements ouvriers qui se fragmentent depuis les années 1980. D’un côté, il existe un bloc des syndicats favorable à une éventuelle réunification, à condition que le Parti communiste chinois se dirige vers une dictature prolétarienne. Les intellectuels et les militants de ce bloc ont une attitude critique vis-à-vis de l’impérialisme américain et promeuvent les échanges avec les citoyens de la République populaire de Chine. D’un autre côté, on trouve un bloc de syndicats qui soutient l’indépendance de jure de Taïwan, et donc favorable à une modification de la Constitution et à l’adoption du nom de « République de Taïwan2 ». Profondément opposés au KMT, ces militants et intellectuels sont plus proches des États-Unis et du Japon, alliés potentiels du mouvement d’indépendance taïwanaise. Enfin, au milieu de ces deux blocs, on retrouve aussi un bon nombre de syndicats proches du KMT et qui ont fortement soutenu la délocalisation industrielle en Chine dans les années 1990. Au-delà des choix idéologiques, ces sensibilités politiques résultent aussi des histoires familiales et des trajectoires divergentes dans une société déchirée.
Outre les mouvements syndicaux qui demeurent faibles et peu autonomes, les années 1990 témoignent aussi de l’émergence des mouvements écologistes et féministes grâce à une forte présence de la classe moyenne. L’actuel parti au pouvoir, le Parti Démocratique Progressiste (PDP), est consolidé dans ce contexte. À l’origine, le parti est créé en 1986 par un groupe de militants opposés au KMT et qui souhaitent poursuivre la démocratisation de Taïwan. Étant la seule alternative politique face au KMT avant 1995, le PDP s’attire la loyauté des organisations des mouvements sociaux et des classes moyennes diplômés. Même si la politique économique du PDP n’est pas fondamentalement différente de celle du KMT en matière de fiscalité des riches et de conditions de travail des salariés (congés payés, salaires, etc.), le parti maintient une relation privilégiée avec les mouvements sociaux et les mouvements étudiants. Il promeut souvent des élus issus de ces mouvements. L’élection de Tsai Ing-Wen (l’actuelle Présidente de Taïwan) en 2016 a d’autant plus renforcé l’image progressiste du PDP. Par conséquent, la popularité du PDP parmi les jeunes est bien plus importante que celle d’un KMT marqué par son histoire autoritaire.
Au-delà de ces deux partis traditionnels, il y a encore plusieurs petits partis politiques qui se distinguent tous par leur positionnement dans les débats nationalistes. Curieusement, l’offre politique a radicalement changé entre le début de la phase de démocratisation et aujourd’hui. Entre 1990 et 2000, deux partis favorables à la réunification avec la Chine continentale (le New Party et le People First Party) ont été créés par des anciens membres du KMT. À une époque où le KMT cherchait à se débarrasser de son passé autoritaire et à abandonner l’objectif de récupérer la Chine, ces deux partis situés à un extrême (prochinois) de la polarisation nationaliste taïwanaise, répondent aux besoins d’une population qui tient au symbole de la République de Chine, créée par Sun Yat-Sen en 1912. Ensuite, en 2003, après l’arrivée au pouvoir du PDP, un parti nommé World United Formosans for Independence (WUFI) est créé par des pionniers des mouvements de l’indépendance taïwanaise. Réunissant des diasporas aux États-Unis et au Japon qui sont historiquement proches du mouvement pro-indépendance, ce parti reproche l’attitude jugée trop timorée du PDP sur la question de l’indépendance, et vise à obtenir le siège au sein de l’ONU au nom de Taïwan.
Cependant, pris entre le gouvernement de Beijing qui réclame le territoire Taïwanais et l’attitude ambiguë des États-Unis, l’indépendance paraît non seulement irréaliste, mais aussi peu nécessaire. Ainsi, quel que soit le parti au pouvoir, dans les sondages réalisés sur l’avenir du Taïwan, l’option pour maintenir le statu quo est toujours la plus populaire. C’est également la position défendue par les deux partis principaux, KMT et PDP, avec une seule différence : le KMT favorise davantage d’échanges avec la société chinoise et le Parti communiste chinois ; tandis que le PDP a une position diplomatique plus proche des États-Unis, impliquant des politiques plus restrictives en matière d’échanges avec la Chine.
Avec l’arrivée de Xi Jinping au pouvoir en 2013 et la répression violente à Hong Kong par la suite, une partie croissante des jeunes de Taïwan est devenue hostile à la possibilité d’une éventuelle réunification avec la Chine. L’exemple le plus frappant est sans doute le mouvement Tournesol de 2014, lorsque les étudiants occupèrent le parlement Taïwanais pendant un mois afin de s’opposer à l’accord de libre-échange avec la Chine. Ce mouvement témoigne clairement d’une nouvelle génération qui défend une frontière économique et symbolique entre la Chine et Taïwan. Le renouvellement générationnel s’illustre aussi sur le plan de l’identité nationale : tandis qu’une majorité de citoyens répondaient « Je suis TaïwanaisE et aussi chinoisE » dans les années 1990 (entre 42 et 47 % dans les années 1990, selon un sondage mené par l’Université nationale de Chengchi), la formule « Je suis taïwanaisE » est aujourd’hui majoritaire (58 % pour l’ensemble de la population, et 68 % des moins de 30 ans, selon le même sondage en 2019). Sur le spectre politique, deux nouveaux partis affichant ouvertement leur position anti-Chine se sont créés en 2015 : le parti « New People Party » d’un côté, par les personnes actives dans le mouvement Tournesol, et le parti « Taïwan State Building Party » par d’anciens membres du Parti Démocrate Progressiste. Outre leur position similaire pour soutenir l’indépendance de jure de Taïwan, ces partis intègrent aussi des militants des mouvements sociaux (notamment les écologistes et les mouvements de paysans). Tandis que le nationalisme taïwanais des années 1980 et 1990 s’attachait au mouvement de démocratisation, aujourd’hui, avec la généralisation de la liberté politique, les générations nées après 1990 ne se contentent plus des positions des deux partis historiques et souhaitent construire une pensée du nationalisme taïwanais avec des valeurs progressistes (égalité de genre, écologie, meilleur système de redistribution, etc.). Avec le rajeunissement de la population, la réunification est aujourd’hui une offre politique ni attrayante ni crédible.
Ce désir de s’affranchir de la menace posée par la République populaire de Chine se traduit, par ailleurs, par une solidarité forte avec le peuple de Hong Kong. Après le mouvement des Parapluies de 2017, le gouvernement de Taïwan a tout de suite proposé des mesures pour accueillir les Hongkongais à Taïwan au titre de réfugiés. En même temps, l’opposition au gouvernement de Beijing ne se traduit pas par une hostilité envers la population chinoise. La société civile taïwanaise n’hésite pas à transmettre son savoir-faire dans l’espoir d’aider les citoyens chinois à lutter pour la justice. Ces luttes peuvent d’ailleurs se payer très cher : on pense à l’exemple récent du militant Li Ming Che qui reçut une peine d’emprisonnement de cinq ans (entre 2017 et 2022) après avoir été arrêté en Chine et inculpé pour « provocation et subversion du pouvoir d’État » suite à ses échanges avec des militants chinois.
Qui a peur de Pelosi ?
Depuis le lancement de l’invasion russe en Ukraine en mars, Taïwan, île située à peine à 150 kilomètres du sud-est de la Chine, fait l’objet d’une attention sans précédent des médias occidentaux. Cet intérêt géopolitique a atteint son paroxysme au août dernier lorsque la présidente de la chambre des représentants, Nancy Pelosi, est allée à Taipei, ce qui a suscité une réaction furieuse de Pékin qui procéda alors à une semaine d’exercices militaires autour de Taïwan, dans sa démonstration de force la plus menaçante depuis 1995. En France, le débat médiatique était à la fois clivant et caricatural : d’un côté, Lu Shaye, l’ambassadeur chinois en France, réitéra que « Taïwan est une partie inséparable du territoire chinois », une position d’ailleurs soutenue par Jean-Luc Mélenchon qui tenait un discours identique sur l’intégrité territoriale de la République populaire de Chine qui pourtant n’a jamais contrôlé Taïwan. D’un autre côté, des médias et des élus n’oublièrent pas de souligner le modèle démocratique qu’incarne Taïwan, faisant l’analogie entre Ukraine/Russie et Taïwan/Chine et donc, implicitement, incluant Taïwan dans le champ des alliés contre la Chine. Ne serait-il pas plus juste d’analyser Taïwan sans le percevoir comme une simple image inversée de la Chine ?
Certes, le statu quo ambigu de Taïwan est un héritage de la Guerre froide ; cependant, son histoire ne s’est pas arrêtée au moment de la partition de la Chine en 1949. Sur ce territoire en marge des Empires, se sont développées des vagues successives de luttes pour l’émancipation malgré les guerres et les menaces militaires qui les entourent. En exerçant une politique économique néocoloniale telle que celle du « One Belt, One Road » (ou « nouvelle route de la soie ») qui endette les pays en développement, et en violant les droits fondamentaux pour réprimer massivement le peuple Ouïghour au Xinjiang, il est indéniable que le gouvernement de Xi Jinping prend la voie d’un impérialisme impitoyable.
Ignorer la lutte des citoyens taïwanais pour la démocratie et pour la paix, c’est renoncer à la tradition internationaliste, à la critique de l’État-parti et à la solidarité avec la revendication d’émancipation du peuple. Il est temps de trouver une troisième voie entre l’anti-américanisme et l’anticommunisme pour s’aligner sur la lutte des populations taïwanaises pour l’émancipation.