Durant ces deux dernières semaines, la Turquie a été une nouvelle fois ensanglantée en raison de l’absence de règlement de la «question kurde». Il ne s’agit malheureusement pas d’une première dans l’histoire récente de ce pays. Cependant, les récents événements sont un révélateur dramatique des relations politiques réelles en Turquie.
Ces événements sont avant tout notables en raison de la violence de cette «flambée» en comparaison avec la dernière période de relative accalmie. Ainsi on peut dénombrer 11 morts en 15 jours: à Istanbul des cocktails Molotov lancés par des jeunes militants kurdes lors d’émeutes urbaines causèrent la mort d’une passagère d’un bus public pris pour cible, un étudiant kurde manifestant a été tué (très vraisemblablement) par la police à Diyarbakır (principale ville du Kurdistan turc), dans la petite commune kurde de Bulanık (est du pays) un commerçant kurde tira sur des jeunes manifestants kurdes et causa 2 morts , une attaque armée d’un groupe lié au PKK (Parti des Travailleurs du Kurdistan, organisation armée kurde) a causé la mort de 7 soldats dans la province de Tokat (centre).
Les émeutes ont commencé avec la revendication de meilleures conditions de détention pour le leader détenu du PKK, Abdullah Öcalan, et ont continué avec la décision de la cour constitutionnelle turque d’interdire le DTP pour ses relations avec le PKK à l’issue d’un procès entamé il y a deux ans.
Une telle séquence ne peut être comprise que par rapport au projet «d’ouverture démocratique» du gouvernement visant la population kurde. Conscient du coût, dans tous les sens du terme, de plus en plus élevé du statu quo de la «question kurde» et alarmé par l’échec de son parti dans les zones kurdes du sud-est aux élections locales de 2008, le premier ministre Recep Erdoğan a été contraint de prendre cette initiative sans réel projet de démocratisation approfondie du pays tout en essayant de retirer seul les bénéfices escomptés d’une telle opération. Cette «ouverture» a donc été initiée sans prendre sérieusement pour interlocuteur la seule véritable force politique kurde: le PKK dirigé par Abdullah Öcalan. En effet, les partis kurdes n’ont pas de légitimité propre ou de réelle autonomie politique. Les jeunes émeutiers dans les rues sont avant tout des soutiens d’Öcalan.
Or, justement celui-ci soucieux de ne pas être mis sur la touche a cherché et, semble-t-il, réussi à faire la démonstrationde son rôle incontournable. Il s’agit du véritable enjeu des émeutes urbaines s’en prenant non seulement à la police ou à des symboles de l’Etat mais également des civils de passage ou à des commerces (y compris dans des communes kurdes) ainsi que de l’attaque de Tokat, une région non-kurde ne faisant pas l’objet d’affrontements et dont les victimes n’étaient que des jeunes appelés «de base» faisant leur service militaire.
Cette démonstration a été confortée, si nécessaire, par l’épilogue de la fermeture du DTP. Si ce parti a été immédiatement «remplacé» par un parti tenu en réserve pour cette éventualité, le BDP (Parti de la Paix et de la Démocratie), le sens de cette décision et l’interdiction d’activité politique pour ses deux co-présidents avaient dans un premier temps poussé la vingtaine de députés kurdes a annoncé leur démission du parlement. Or, finalement, ces députés ont renoncé à boycotter le Parlement, l'ex-co-président du DTP, Ahmet Türk, ayant clairement exprimé que ce revirement était ordonné par Abdullah Öcalan confirmant ainsi l'absence de "volonté" politique propre du DTP-BDP et répondant ainsi aux pressions diverses (particulièrement celui du patronat et du petit commerce kurde).
Les institutions turques et le PKK attisent une ethnicisation de la politique (avec un clivage turc/kurde) plus forte que jamais. D’une part, le racisme anti-kurde, l’oppression spécifique que subit ce peuple (malgré des évolutions récentes) ne peuvent être ignorés mais, d’autre part, les attaques de civils ou d’appelés faisant leur service militaire qui n’opèrent pas dans des zones de peuplement kurde endeuillent des familles du peuple et les rendent particulièrement réceptifs au discours nationaliste turc lourdement exploité par l’opposition parlementaire (extrême-droite et kémaliste). Ainsi, sans aucun cas nier la légitimité des revendications kurdes ni atténuer les exactions de l’Etat turc, il est impossible d’ignorer l’actuelle responsabilité de la direction du PKK cherchant à ne pas être mis hors jeu mais sans élaborer une alternative crédible ni avoir une politique de véritable rapprochement avec ce qui reste du mouvement ouvrier turc. La gauche, ultra-fragmentée, est incapable de répondre aux redoutables défis d’une telle situation.
Alors que les émeutes des jeunes kurdes continuaient, des ouvriers ayant perdus leurs emplois à la suite de privatisations manifestaient avec des drapeaux turcs tandis que les cheminots des grandes villes participaient à une grève très suivie. A aucun moment une jonction entre ces deux mouvements ne fut même envisagée, un résumé de l’impasse dans laquelle est engagée la Turquie…