Le mouvement spontané qui a démarré à Istanbul a ensuite pris une dimension sans précédent dans l’histoire du pays et s’étend aux 67 villes du pays qui en comptent 85…Tout a commencé quand un groupe de citoyens a décidé d’occuper pacifiquement le parc Gezi afin exprimer son opposition au réaménagement du parc, place de Taksim, en pleine centre d’Istanbul. Selon les déclarations du Premier ministre Erdogan, le parc Gezi doit être l’objet d’un projet de réaménagement comprenant la reconstruction comme centre commercial de luxe d’une ancienne caserne ottomane. Un projet dénoncé par de nombreux urbanistes, architectes et écologistes.Vendredi le 31 mai, le jour même où un tribunal administratif d’Istanbul a pris la décision de suspendre le projet de reconstruction de la caserne, la police a attaqué les occupants pacifiques du parc Gezi. L’agression de la police a suscité une réaction massive de la part des habitants, qui se sont solidarisés des occupants du parc, et après de violents affrontements, la police a dû libérer les lieux les 1er et 2 juin. Les combats de rue se sont poursuivis jour et nuit dans plusieurs quartiers du centre d’Istanbul.Au pouvoir depuis dix ans, le Parti de la justice et du développement (AKP) a pris un tournant autoritaire, suscitant des réactions dans la jeunesse et le rejet des politiques néolibérales. L’intervention de la police, qui a évacué brutalement les gens avec leurs enfants et incendié leurs tentes, a largement fourni l’étincelle pour déclencher l’explosion.L’AKP subit donc une première défaite, et dans la rue en plus. Il venait juste d'ouvrir des négociations avec les Kurdes afin de trouver une solution pacifique à la question nationale et, jusque-là, sa politique n’était contestée que par des milieux de gauche militants mais peu influents.Qui sont les manifestantEs ?Malgré l’importance de la participation aux manifestations des milieux kémalistes laïques, la majorité des manifestants a été aussi bien des groupes de gauche que des gens de 20 à 30 ans qui ont pris place pour la première fois dans une lutte politique. Et c’étaient des jeunes femmes qui occupaient les premiers rangs pendant les affrontements avec la police. Les habitants des quartiers pauvres à proximité du centre ont aussi participé. Même si cela restait limité, certains membres du parti d’extrême droite MHP ont aussi participé aux manifestations, mais la direction du parti leur a tout de suite donné l’ordre de quitter les rangs. Bref, un mélange de jeunes filles qui portaient le foulard, de « musulmans anticapitalistes », de fans de clubs de foot, de groupes LGBT, de kurdes, de kémalistes et surtout de tout ceux qui disaient contre Tayyip Erdogan « nous aussi nous sommes là, nous existons ». Les mots d’ordre importants étaient « Tayyip démissionne », « au coude à coude contre le fascisme », « ce n’est qu’un début, la lutte continue », mais aucune revendication nette exprimée par la foule.Même si l’Initiative de Taksim a formulé la revendication de la démission du ministre de l’Intérieur, elle n’est pas encore très répandue dans la masse. Ce qui est le plus important, c'est le fait que, pour la première fois, des centaines de milliers de gens se sont rendus sur les places publiques sans qu’ils soient dirigés par un parti, un syndicat ou l’État, afin de s’opposer aux politiques du gouvernement. Même si les revendications sociales n’ont pas encore vu le jour, il est bien évident que c'est la mise en œuvre des politiques néolibérales et autoritaires qui provoque l’indignation des masses.La revanche du 1er MaiLe 1er Mai dernier, le gouvernement avait fermé la place de Taksim sous prétexte de travaux en cours, afin d’empêcher les manifestations et avait déployé des policiers partout. La ville avait été paralysée.Il y a une « guerre des mémoires » entre la gauche et le gouvernement au sujet de la place de Taksim, connue comme « place du 1er Mai. » Face à une gauche qui souhaiterait perpétuer la mémoire de 42 personnes tombées sur cette place le 1er Mai de 1977, ainsi que les idéaux de la classe ouvrière, le gouvernement voudrait, en reconstruisant la caserne d’artillerie, à la fois « revivifier l’histoire » et, en transformant le caserne en centre commercial, créer sa propre légitimité historique.Les deux prochaines années auront lieu les élections municipales et législatives, ainsi que l’élection présidentielle. Selon de nombreux analystes, il est presque certain que Erdogan soit élu président. Erdogan voudrait réaliser un amendement constitutionnel qui lui permettrait de constituer un régime présidentiel à la Poutine… Cependant, ces derniers événements sont une défaite inattendue pour lui. Dorénavant, ce dont nous avons besoin, c’est de nouvelles expériences de masse.D'Istanbul, Masis Kurkçugil