« Le massacre de Soma »... Comment qualifier autrement la mort de 301 travailleurs lors de l’explosion ayant eu lieu le 13 mai dans la mine de charbon de la ville de Soma ?
C’est bien ainsi que l’ont compris les dizaines de milliers de manifestants déferlant dans les rues pour exprimer leur colère face à ce crime, pur produit des politiques néolibérales-conservatrices appliquées par l’AKP depuis 2002. Effrayé à l’idée que la nouvelle vague d’indignation puisse atteindre les classes populaires – la véritable base électorale du parti –, le gouvernement s’est dépêché, après quelques jours d’hésitation, de lancer une attaque idéologique et judiciaire, en dénonçant d’une part les méfaits du « capitalisme sauvage » et d’autre part en mettant en détention plusieurs responsables de la compagnie minière. Mais la fracture culturelle et religieuse qui s’approfondit de jour en jour dans le pays est ici aussi déterminante. Alors que les intellectuels organiques de l’AKP s’efforcent de mettre en avant les liaisons d’Alp Gürkan, propriétaire de la compagnie, avec la grande bourgeoisie laïciste, l’opposition menée par le parti républicain (CHP) dénonce quant à elle le rôle de l’AKP dans l’ascension de Gürkan. Suite à la vague de protestation, la violence policière a atteint un nouveau stade. Rappelons-nous que le Premier ministre avait la semaine dernière attrapé un protestataire par le col pour lui « expliquer » que « si tu hues le Premier ministre, tu te prends une baffe dans la gueule »... Ce qui s’était effectivement passé juste après lorsque Erdoğan frappa lui-même un contestataire, de même que l’un de ses conseillers et nombre de ses gardes du corps. Ces actes et paroles du Premier ministre ont été probablement perçus par l’appareil policier comme une incitation à élever le niveau de violence.
Criminalisation de la révolteAinsi, lors d’une manifestation de lycéens pour la commémoration de l’assassinat du jeune Berkin Elvan dans le quartier populaire d’Okmeydani (à majorité Alévi), dans la journée du jeudi 22 mai, la police anti-émeute a chargé et un jeune homme a été tué d’une balle dans la tête alors qu’il était venu participer à des obsèques dans le lieu de culte alévi. Au même moment Erdoğan affirmait dans une réunion que « s’il était véritablement un dictateur, personne ne pourrait sortir dans la rue » ! Lors des manifestations faisant suite à cet assassinat, un autre homme a perdu la vie dans le même quartier… Et Erdoğan d’exprimer sa « stupéfaction devant la patience de la police » ! Erdoğan continue à jouer la carte de la criminalisation des mouvements de protestation afin de les isoler. D’autre part, il y a une démoralisation engendrée par la victoire – relative mais réelle – de l’AKP aux élections municipales du 30 mars 2014 (43,5 %), et donc un certain affaiblissement de la radicalisation issue de la révolte de Gezi. Si les gens n’hésitent pas à défiler dans les rues, face aux assauts de la police, les masses se dispersent assez rapidement, laissant la résistance aux seuls groupes d’extrême gauche. S’il n’est pas question de déserter les rues, il est aussi grand temps de se mettre à la construction de longue haleine d’un mouvement contestant tout à la fois les politiques autoritaires mais surtout néolibérales de l’AKP, ce qui permettrait de toucher les couches laborieuses, la base électorale du parti. La réaction populaire face au système de sous-traitance et aux privatisations, suite au massacre de Soma, peut constituer une opportunité.
D’Istanbul, Uraz Aydin