Publié le Mercredi 16 décembre 2009 à 19h24.

Uruguay : la victoire du Frente Amplio… … version social-démocrate (par Ernesto Herrera)

C’est la campagne électorale la plus plate de ces dernières années, dépolitisée et négative. Riche en expédients démagogiques et en colères théâtrales, elle était totalement dépourvue de contrastes programmatiques. La mobilisation a été limitée et l’enthousiasme populaire ne s’est manifesté qu’au compte-gouttes.

Cependant, il vaudrait la peine d’identifier le dénominateur commun des discours. En songeant sans doute au « jour d’après», les uns et les autres ont fait appel au mythe de «l’unité nationale», soucieux de prévoir des «ponts » permettant de négocier des «politiques d’Etat». Car dans «un pays de consensus» les accords sont des accords de fond, alors que les divergences portent sur la forme. C’est ce qu’a affirmé – avant le ballotage suite au premier tour du 25 octobre 2009 – l’autorité suprême de l’Etat, le Président Tabaré Vazquez : plutôt que de les voir comme un «conflit de modèles» ou de «projets pour le pays», il fallait comprendre les divergences entre Mujica (le candidat du Front ample) et Lacalle (le candidat de la droite) comme «deux manières d’envisager un gouvernement.» [1]

Renouvellement de mandat

Les pronostics se sont vérifiés. Le Frente Amplio a gagné le vote du 29 novembre pour la présidence, avec un avantage plus important que prévu par les sondages. La formule Mujica-Astori (Frente Amplio – Astori était le ministre de l’économie du gouvernement de Tabaré Vazquez) a obtenu le 52,6% des votes, alors que celle de Lacalle-Larrañaga (Parti National) a obtenu 43,3%. Le nombre de votes blancs ou nuls a été de 4,08%.

Presque cinq ans après avoir assumé le gouvernement (le 1er mars 2005), le «progressisme» n’a pas essuyé l’habituel vote de «sanction» des gouvernements en fin de mandat. Il a au contraire bénéficié d’un vote de récompense qui lui permet de renouveler le mandat. La majorité de l’électorat a ratifié sans appel l’orientation proposée par le Frente Amplio : «changement possible», «gradualisme», «modération», «gouvernabilité démocratique» – tout ce qui renforce l’ambiance de collaboration de classe.

La droite a de nouveau subi une écrasante défaite électorale. A aucun moment elle n’a pu réellement rivaliser avec le Frente Amplio. Même sur le terrain programmatique, elle n’a pas réussi à se distancer du gouvernement. Elle est même allée jusqu’à proposer d’ «améliorer» ce qui a été accompli par le Frente Amplio. C’est seulement durant les derniers jours de la campagne que la droite a lancé une série de propositions désespérées telles que la baisse générale des impôts et la promesse de «davantage de répression» pour combattre «l’insécurité». Elles sont restées sans effet. Et, à la différence de ce qui s’était passé il y a quelques années, la droite n’a pas non plus réussi à manipuler en sa faveur l’axe ordre–chaos et étatisme–libre marché. En ayant été à la tête de l’Etat, le Frente Amplio a mis fin à ce genre de dichotomies : avec l’autorité que lui donne son histoire de gauche, il a garanti l’ordre social et le libre marché, sans autoritarisme, proche d’une «droite modérée». Alors, pourquoi changer ?

D’après la perception majoritaire, le pays va «un peu mieux». Il n’y a pas eu de «réformes structurelles» (comme celles proposées autrefois par le Frente Amplio, telles la réforme agraire, l’étatisation des banques, le monopole du commerce extérieur, un système national de la santé, etc.), ni de «salariazo» [augmentation massive des salaires] comme le réclamaient autrefois les syndicats.

Il n’y a pas non plus eu de progression substantielle dans la justice sociale. Les riches sont toujours plus riches, au point que le gouvernement reconnaît que la «redistribution de la richesse» reste à faire. Entre 2005 et 2009, d’après les organismes officiels, les «salaires réels» ont augmenté de 22%. Néanmoins ce n’est que récemment qu’ils ont approché le niveau de 1998, et le pouvoir d’achat pour les biens alimentaires est 20% plus bas que son niveau d’avant la crise de 2002. Le chômage est descendu en dessous de la barre de 8%, mais le 40% des 200'000 nouveaux emplois créés se trouvent dans la catégorie de «mauvaise qualité» parce qu’ils sont en sous-emploi et sans couverture sociale. Et malgré toutes «les avancées», il y a la pauvreté : 640'000 pauvres l’étaient déjà en 2005 et continuent à l’être, soit 140'000 pauvres de plus que dans la période entre 1996 et 2001.

Malgré tout, le «bilan est favorable» si on le compare à «l’héritage maudit» laissé par les gouvernements de droite. Différentes mesures et politiques d’atténuation de la crise sociale ont eu leur impact : des conventions salariales et des rapports de travail plus favorables, une augmentation des retraites et des allocations familiales, l’Hôpital des Yeux (10'000 opérations gratuites avec l’aide des médecins cubains), la réforme de la santé (qui ne couvre pas les couches sociales exclues de l’économie «formelle»), etc. Et surtout les programmes d’assistance focalisés comme Panes, Trabajo por Uruguay, Plan Equidad.

Le «progressisme» a de nouveau réussi à obtenir la représentation des couches sociales les plus pauvres. L’annonce de Lacalle qu’en cas de victoire il passerait à la tronçonneuse les dépenses sociales et que le Plan d’Urgence Sociale n’avait servi qu’à payer 80'000 feignants, tout cela a fini par faire pencher de manière décisive la balance électorale en faveur du Frente Amplio. Le «bon sens» populaire s’est imposé. Même s’il faut signaler que Mujica n’a pas seulement obtenu les votes de la classe travailleuse et des plus pauvres, et que dans certains quartiers de «la classe moyenne élevée», y compris de bourgeois, il a eu davantage de votes que Lacalle.

C’est peu, mais suffisant pour revalider la légitimité : celle du Frente Amplio en tant que force politique; celle du gouvernement en tant que «dirigeant» de la société. La popularité de Tabaré Vazquez (le grand vainqueur de ce processus) compte avec un soutien de 71%; dans la région, seuls Lula (Brésil), Uribe (Colombie) et Bachelet (Chili) bénéficient d’un soutien comparable. Cet appui à Tabaré Vazquez synthétise cette hégémonie «progressiste», actuellement incontestable, dans la société.

Ces réussites modérées ont été célébrées avec effusion par certains médias alternatifs de l’étranger, et par une gauche «campiste» qui situe le Frente Amplio dans le «camp anti-impérialiste» – qui s’étend d’un extrême à l’autre, depuis Fidel Castro jusqu’à Lula da Silva. Mais elles se produisent évidemment dans le cadre d’un «modèle de développement» en accord avec le schéma néolibéral et avec les programmes d’austérité qu’imposent les institutions financières internationales.

Un horizon dégagé

Le climat politique est à «l’unité nationale». Mais cela ne doit pas tromper. Le Frente Amplio compte une majorité parlementaire propre (dans les deux chambres législatives). Il peut pratiquement tout faire sans négocier avec quiconque, et en évitant même la censure de ses ministres. Il y aura certainement des accords. Il y a déjà des «commissions de travail» sur la sécurité, sur l’éducation, sur l’environnement, sur l’énergie. La constitution d’un gouvernement de coalition «avec des ministres de tous les partis» tels que le préféreraient «le 74% des Uruguayens» et le 70% «des électeurs du Frente» [2] est peu probable. En tout cas, les amples convergences programmatiques s’exprimeront dans de «politiques d’Etat» et dans la coparticipation dans les entreprises et les banques publiques.

Le gouvernement présidé par Mujica va démarrer avec un horizon économique dégagé. Selon le gouvernement et les économistes libéraux, les «effets de la récession internationale ont été évités». D’après le Colombien Luis Alberto Moreno, président de la BID (Banque Interaméricaine de Développement) : «En Uruguay l’économie s’est décélérée au cours du dernier trimestre de l’année passée, mais le véritable trimestre négatif a été le premier de 2009. Cela signifie que l’économie uruguayenne a été la dernière à sentir la crise et la première à sortir de la crise, car il y a déjà eu une reprise de la croissance au deuxième trimestre».[3]

Le PIB va croître entre 2.4% et 3%, les recettes fiscales sont «équilibrées» et les paiements extérieurs sont «gérables», du moins jusqu’en 2011. Avec l’inflation «contrôlée» (8% par année) et un record historique en ce qui concerne aussi bien les «investissements étrangers» (1500 millions de dollars) que les réserves dans la Banque Centrale (8043 millions de dollars), le gouvernement se sent en bonne position, en désaveu des scénarios «catastrophistes» que certains prédisaient (à la légère).

Le nouveau gouvernement pourra compter sur un large consensus politique et un soutien considérable des masses. Il pourra également compter sur la bienveillance de la direction du PIT-CNT [Intersyndicale plénière des travailleurs - Convention nationale des travailleurs], pièce maîtresse permettant d’imposer les politiques de «compromis social» avec le patronat et pour démobiliser les syndicats, tout comme l’a fait le gouvernement de Tabaré Vazquez, ce qui a entraîné la plus basse «conflictualité du travail» des 25 dernières années.

Enfin, ce gouvernement n’est pas menacé par la gauche. Les forces anticapitalistes se trouvent fragmentées et en plein repli. Elles sont restées en marge le processus électoral. Pendant ces élections, elles ne se sont exprimées que par quelques milliers de votes annulés. Ceux-ci ont toutefois leur importance puisqu’ils traduisent la volonté de ne pas céder au chantage de devoir choisir entre le «moins pire» et le «pire», et en définitive de se dresser dans la résistance.

Le plus à droite possible

Quelques croque-mitaines se sont agités – sans trop insister, il faut le dire – en faveur des momies de la droite réactionnaire tels les ex-présidents Sanguinetti et Batlle. Les exposants politiques les plus lucides de la classe dominante, les corporations patronales, les puissances médiatiques, savent bien que le Frente Amplio est une pièce maîtresse de la «loyauté institutionnelle», car son adhésion à l’ordre capitaliste est absolument sincère et elle ne va pas y renoncer.

Mujica, l’ancien gueriillero tupamaro, est un emblème de cette adhésion. L’adieu définitif aux armes a été effectué il y a longtemps, dans l’indifférence quasi générale. Ces années de démocratie libérale ont entraîné sa capitulation politique, idéologique, éthique. C’était son «passeport pour le pouvoir». Ou, comme l’écrit la presse conservatrice, le «grand virage miraculeux» qui a permis la «résurrection des vaincus». [4] Au prix, bien sûr, d’une épouvantable «métamorphose identitaire».

La conversion de Mujica à l’économie du marché est ardente. «Je sais que la propriété privée est sacrée», a-t-il dit devant un forum d’entrepreneurs. [5] Il ne perd aucune occasion de réitérer l’importance des capitaux étrangers : «Ils jouent un rôle positif pour le pays.»[6] C’est ainsi qu’il a à plusieurs reprises soutenu l’implantation de Botnia, la multinationale finlandaise de la cellulose. Car il faut préserver «l’image de sérieux» de l’Uruguay en tant que pays qui respecte la «sécurité juridique» et «attire les investissements».

Il l’avait déjà avoué il y a quelques mois : «Je ne vais pas me déguiser en capitaliste, je dis ce que je pense, mais je vis dans un pays capitaliste, et le capitalisme est le moteur qui fait fonctionner l’économie, et chaque matin l’appât du gain de beaucoup de gens qui va les faire sortir pour multiplier [leurs bénéfices] est la force principale que pousse en avant l’économie, et celle-ci a ses règles». [7] S’il se trouvait encore un ultragauchiste pour penser que ce sont les salariés, obligés de vendre leur force de travail, qui constituent le principal moteur de l’économie, il se trompait certainement, tout comme Marx d’ailleurs.

Pour le cas où il resterait le moindre malentendu, il explique d’ailleurs : «Dans le domaine de l’économie, je procéderai d’emblée le plus à droite possible, comme l’a fait Lula lorsqu’il est arrivé. Il s’agit de ne pas faire peur aux bons bourgeois, et ces signaux sont importants, sinon tu risques de tout déstabiliser d’emblée». [8] Son vice-président élu et ex-Ministre de l’Economie et des Finances, Danilo Astori, peut se sentir tout à fait rassuré : le «Pepe» apprend vite.

Aucun des «modèles» de référence, Mujica ne sont à gauche. C’est vers le Brésil, la Finlande, la Suède et la Nouvelle-Zélande qu’il se tourne. La «révolution bolivarienne» au Venezuela n’est mentionnée qu’avec des critiques : «J’ai dit à Chavez : tu ne construis aucun socialisme, seulement une bureaucratie pleine d’employés publics». [9] Sa philosophie se résume à un « je te dis une chose, mais je peux aussi te dire aussi une autre», car il ne faut pas s’enfermer dans des dogmes. On peut donc citer la social-démocratie suédoise, «qui élargit les espaces de l’Etat et s’appuie sur les syndicats»; mais aussi le néolibéralisme de la Nouvelle Zélande, «qui remballe l’Etat à coups de pied et qui freine les syndicats». [10]

Lors de sa présentation devant la Chambre de l’Industrie, Mujica a proclamé de manière tranchante qu’un gouvernement du Frente Amplio présidé par lui parviendrait à mieux gérer les contradictions avec le PIT-CNT. Il aurait aussi pu dire que c’est lui qui parviendrait le mieux à mettre les syndicats au pas. Il n’a rien exclu, même pas la possibilité de «réviser la loi du travail (normativa laboral) comme l’exigent les patrons.

La voie de la social-démocratie

Même s’il s’est montré «sceptique» sur la possibilité d’accords sociaux à long terme, le discours de Mujica (tout comme sa pratique) concernant un pacte social est systématique. Comme sénateur ou comme ministre, comme dirigeant du Frente Amplio ou comme fermier, Mujica a été l’un des promoteurs les plus actifs de la «concertation» entre travailleurs et entrepreneurs, de l’apaisement de la lutte des classes. Car il ne faut pas «multiplier les foyers de conflit de notre société. Je ne pense pas qu’il soit intelligent de les encourager.» [11]

Pour Constanza Moreira (politologue et sénatrice élue par le Movimiento de Participacion Popular (Mouvement de Participation Populaire), courant majoritaire dans le Frente Amplio et auquel appartient le président élu), le rôle de Mujica est «de donner une orientation social-democrate» . Car «lorsque Mujica parle d’un ‘capitalisme sérieux’ (…), son modèle est la Nouvelle Zélande, et non un pays du ‘socialisme réel». Parce qu’il fait référence à Lula, «qui est l’icône le plus clair en Amérique Latine d’un pacte social-démocrate dans le sens d’un pacte capital-travail, d’un pacte entre entrepreneurs et travailleurs, d’un pacte de coopération capitaliste, c’est exactement là qu’il se situe». [12]

Pour l’historienne Clara Aldrighi, «En tant que noyau du MPP, le MLN (Mouvement de Libération Nationale-Tupamaros) a démontré une qualité importante en politique : la capacité de renouvellement. La perspicacité pour développer de nouvelles fonctions et stratégies lorsque les circonstances le requièrent ou la flexibilité pour reconnaître et rectifier une orientation erronée .(…) Mujica et ses compagnons ont suivi la voie de la social-démocratie dans les pas d’autres révolutionnaires des XIXe et XXe siècles. A partir de l’apparition du courant révisionniste du marxisme dans la social-démocratie allemande, les critiques les plus incisives du modèle révolutionnaire sont faites non pas par des idéologues de la droite, mais plutôt de la gauche réformiste, travailliste, social-démocrate et certains courants de l’anarchisme. Dans leurs rangs ont milité de nombreux révolutionnaires devenus réformistes lorsqu’ils se sont rendus compte que leurs politiques n’obtenaient pas l’appui des majorités et échouaient sur le plan crucial du consensus.» [13]. Voilà une définition concluante !

Certains de ces tupamaros historiques, qui appartiennent encore à l’organisation (organica) du MLN, [14], essaient maladroitement de réagir. C’est le cas de Julio Marenales, qui souhaite se montrer «critique» face à la «perte d’identité». A tel point qu’il a annoncé la présentation d’un document qui cherche à définir quelle classe sociale représente le MPP. «Pour représenter la classe moyenne, je vais entrer au Parti Socialiste, où j’ai déjà été pendant plusieurs années», a-t-il déclaré à la presse. [15]

En faveur du marché

Mujica a d’ailleurs des références pour démontrer la véracité de sa conversion, pour le cas où celles-ci feraient encore défaut. Au delà de ses gestes ou ses mots argotiques il des preuves de sa gestion en tant qu’ «homme d’Etat» dans le Ministère de l’Elevage, de l’Agriculture et de la Pêche entre 205 et 2008. C’est précisément pendant cette période que s’est déroulé un des plus importants processus de concentration et de passage en mains étrangères de la terre et de la production agrochimique. 150 entrepreneurs sont maintenant responsables de 70% de la chaîne agricole. Le soya est en mains des capitaux argentins et chiliens; la production forestière est le fief d’une poignée de grands conglomérats finlandais, états-uniens, espagnols et portugais; l’industrie frigorifique appartient en majeure partie à des capitaux brésiliens. Soyez les bienvenus, Messieurs les investisseurs, vous êtes indispensables pour cette «phase d’accumulation».

Toute suspicion de «violation de la propriété privée» – collée par quelques politiciens des partis Blanco et Colorado – a été éliminée. Lors de sa dernière comparution devant les correspondants étrangers, quelques heures avant l’élection, Mujica a assuré qu’il n’y aurait «aucune loi pour limiter la possession de la terre». Cela n’est «ni dans le programme du Frente Amplio ni dans celui du gouvernement». [16] Dans tous les cas, les initiatives dans ce domaine devront «rallier le consensus des autres forces parlementaires»; autrement dit, celui des partis de droite. Ce qui signifie que rien ne changera en termes de latifundia, d’agriculture commerciale (agronegocios), de dénationalisation de la terre. La lutte pour la réforme agraire lancée par Raul Sendic et par le prolétariat de la canne à sucre dans les années 1960 n’est plus qu’un souvenir lointain (et gênant).

Les éditorialistes d’orientation néolibérale du pays se réjouissent de certifier le «grand tournant miraculeux»; tout comme les porte-parole du capitalisme financier des Etats-Unis, des institutions financières internationales et des représentants politiques de la social-démocratie européenne. En voici quelques témoignages.

«Les changements conceptuels de Mujica, selon ses propres affirmations récentes, l’éloignent de l’extrême gauche ancien style, et le rapprochent de l’exemple du président Lula, avec son engagement avec la social-démocratie et l’état de droit ainsi que l’investissement privé sur le plan domestique et extérieur comme source primordiale de développement.»[17]

«Au cours de ces derniers mois, Mujica s’est scellé à son co-équipier, Danilo Astori, pour bien marquer la continuité. Astori, par sa seule présence, constitue la garantie de continuité, puisque c’est lui qui a structuré la réussite économique du gouvernement de Tabaré.» [18]

«L’Uruguay célébrera dimanche des élections présidentielles des candidats très différents – un ex-guérillero de gauche et un ex-président conservateur – sont d’accord de maintenir des politiques gouvernementales qui favorisent le marché, les mêmes qui ont transformé le pays en une histoire de réussite presque inaperçue (…) Le niveau de consensus en matière de politiques pour une stabilité macroéconomique constitue l’une des plus grandes forces de l’Uruguay (…) En choisissant en tant que coéquipier à Danilo Astori, le très notoire ex-ministre de l’Economie de l’actuel présient Tabaré Vazquez, de centre droite et qui n’a pas postulé à un poste, Mujica a tendu la main au secteur patronal et aux conservateurs». [19]

«Je connais très bien le vice-président Danilo Astori, parce que durant son exercice en tant que ministre de l’Economie j’ai eu l’occasion de travailler longtemps avec lui. En ce qui concerne le président élu, José Mujica, il me semble être un homme fascinant ,très sage et qui sait clairement ce qu’il veut». [20]

«Hors de l’Uruguay, le personnage de Mujica suscitait quelques craintes et incertitudes. Mais pendant la campagne cela s’est beaucoup clarifié, notamment lorsqu’il a invoqué comme référence Lula da Silva». [21]

Tout cela est choquant, même pour un gauchiste radical critique du Frente Amplio. Surtout si l’on pense aux centaines de milliers de travailleurs et de jeunes qui sont sortis fêter hier dans la nuit, partout dans le pays, la «victoire de la gauche». Ils sont encouragés par Mujica «parce qu’il veut enlever aux riches pour donner aux pauvres».

Mais ceux d’en haut savent qu’ils n’ont rien à craindre, et ce malgré la capacité du «progressisme» à générer des illusions auprès de ceux d’en bas. Pour des raisons de parenté oligarchique, les classes de propriétaires auraient préféré le triomphe de Lacalle et compagnie. Mais un gouvernement présidé par Mujica ne les empêche pas de dormir. Il ne constitue pas une menace latente pour leur porte-monnaie. Au contraire, il est fonctionnel pour leurs intérêts. Non seulement parce que le Frente Amplio constitue une garantie pour l’ordre social (c’est ce qu’il a démontré toutes ces années), mais aussi parce qu’il continuera à gérer efficacement le cycle «normal» d’accumulation et de reproduction du capital.

Orphelin stratégique

Qu’en est-il de la gauche dans ce scénario ? Il y a confusion et fragmentation, pour ne pas dire paralysie. La majorité des organisations de la gauche anticapitaliste ont appelé à voter nul. Une grande quantité de ses militants et adhérents ont fait la sourde oreille à l’égard des mots d’ordre de leurs «directions», et ont voté pour Mujica. Autrement dit, ils ont opté «tactiquement» pour le «moindre mal». Cela donne une photographie du recul politique, et du fait qu’ils sont orphelins du point de vue stratégique.

Il se trouvera bien dans la gauche radicale des voix pour dire que d’un certain point de vue, ce scénario est meilleur; qu’un deuxième gouvernement du Frente Amplio va accélérer l’usure du «progressisme», que les contradictions entre l’imaginaire et les faits vont s’approfondir, et que les masses compléteront leur expérience du «réformisme», que la «traîtrise» de Mujica finira ainsi par être démasquée; que les propositions classistes et combatives auront alors davantage d’espace et seront mieux reçues.

Mais cela est fort discutable, surtout à la lumière de ce qu’ont réellement été les forces anticapitalistes durant ces cinq années. Elles sont en plein repli, pour ne pas dire en pleine dérive. Elles sont restées en marge du processus électoral, et leur expression s’est limitée à quelques milliers de votes nuls comme preuve d’une résistance.

En temps de crise – d’attaques contre les salaires, contre l’emploi, d’offensive contre les droits sociaux et démocratiques – la fragmentation des forces anticapitalistes a des conséquences fatales. Il est impératif de présenter une unité socialiste, révolutionnaire, une proposition capable de construire une résistance large qui réponde aux besoins immédiats des salariés et des autres secteurs sociaux exploités, et qui ait un clair profil anticapitaliste. Mais il est nécessaire de (re)penser de manière critique et de (re)canaliser les efforts qui sont aujourd’hui dispersés, ce qui empêche l’accumulation organisationnelle, politique et programmatique. (Traduction A l’encontre)

Montevideo, 7 décembre 2009

Ernesto Herrera est membre du Colectivo Militante, editeur du bulletin Correspondencia de Prensa: germain5@chasque.net

1. Déclarations faites à l’hebdomadaire Búsqueda, Montevideo, 29-10-09.

2. Enquête cabinet-conseil Equipos Mori, journal El Observador, Montevideo, 5-12-09.

3. Interview dans l’hebdomadaire Búsqueda, Montevideo, 3-12-09.

4. Mario Arregi, “Resurrección de los vencidos”, journal El Observador, Montevideo, 26-10-09.

5. Forum organisé par la Cámara de Industrias le 8-10-09.

6. Ibidem.

7. Interview dans l’hebdomadaire Brecha, Montevideo, 29-5-09.

8. Ibidem.

9. Claudio Aliscioni, “El triunfo de un proyecto comunitario de décadas”, journal Clarín, Buenos Aires, 30-11-09.

10. José Mujica, “Ideología eran las de antes”, editorial en el sitio “Pepe tal cual es”, 7-7-09.

11. Note déjà citée de Aliscioni.

12. Interview dans le programme En Perspectiva, radio El Espectador, Montevideo, 9-11-09.

13. Clara Aldrigui, “La dimensión moral de la política”, hebdomadaire Brecha, Montevideo, 4-12-09.

14. En fait, le MLN n’a aucun fonctionnement en tant que tel. Ses principaux cadres et beaucoup de militants sont devenus des parlementaires, fonctionnaires du gouvernement national et de divers gouvernements municipaux.

15. Citée dans une note intitulée “Marenales quiere que el MPP defina a qué clase social representa”, journal Últimas Noticias, Montevideo, 2-12-09.

16. Cité par le journal El País, Madrid, 29-11-09.

17. Note éditoriale, journal El Observador, Montevideo, 30-11-09.

18. Claudio Paolillo, directeur de l’hebdomadaire Búsqueda, cité par le journal La Nación, Buenos Aires, 30-11-09.

19. Matt Moffett, “Los candidatos presindenciales en Uruguay, ambos pro-mercado”. Wall Sreet Journal, édition électronique en espagnol, 23-10-09.

20. Luis Alberto Moreno, président du BID, cité par le journal La República, Montevideo, 5-12-09.

21. Luis Yáñez-Barrionuevo, secrétaire du PSOE, délégué du Parlement Européen pour les relations avec le Mercosur, cité par l’hebdomadaire Búsqueda, 3-12-09