À l’occasion de son 6e congrès, le NPA-l’Anticapitaliste a voté une motion en faveur de l’intégration des autres animaux sentients dans son programme politique. Elle est motivée par la solidarité politique découlant d’une soumission commune au capital, plutôt que par la responsabilité morale qui pèserait sur l’espèce humaine à l’égard des animaux.
Les notions utilisées dans le mouvement animaliste sont trop peu connues et discutées dans l’espace public.
Ce mouvement est très souvent réduit au véganisme — le refus de consommer ou d’utiliser des produits issus d’animaux ou testés sur elleux — lui-même souvent assimilé à un style de vie alimentaire qui n’échappe pas à la marchandisation. Les motivations de ce refus sont variées : éthiques, politiques, écologiques, culturelles, religieuses… Il renvoie en première analyse à une démarche personnelle visant à mettre en cohérence idées et comportement individuel (ce qui n’est pas un problème en soi) et ne correspond pas spécifiquement à un courant de pensée. On peut ainsi être végane de gauche, de droite, spéciste (si on estime malgré tout que les animaux sont des êtres inférieurs), ou ne pas avoir réfléchi au sujet… et même récuser l’emploi des termes « spécisme », « antispécisme » ou « carnisme » (c’est le cas de la Fédération végane de France) qui servent aujourd’hui de référence dans le mouvement animaliste.
Le terme « spécisme » apparaît dans une brochure du psychologue Richard Ryder sur l’expérimentation animale en 1970. Il prend son essor à partir de la publication du livre La libération animale de Peter Singer, philosophe utilitariste, en 1975, qui va contribuer à ancrer les fondements théoriques du mouvement animaliste dans l’éthique (ou philosophie morale) libérale. L’idée générale est qu’il n’est moralement pas acceptable de faire souffrir ou de transformer en objets les êtres appartenant à d’autres espèces animales. Il existe un principe d’égale considération des intérêts (en premier lieu celui de pouvoir vivre sa vie) qui doit conduire les êtres humains à prendre en compte les intérêts de tous les êtres concernés par leurs actions, sans critère d’espèce. Le spécisme est alors caractérisé par la primauté accordée de manière arbitraire aux intérêts des membres de l’espèce humaine sur ceux d’autres espèces.
Une autre approche, centrée sur les droits moraux, est proposée par Tom Regan. Les animaux ont une vie qui a une importance pour elleux, indépendamment de l’utilité qu’ils ont pour nous. Par conséquent, les relations que nous entretenons avec elleux doivent être fondées sur les mêmes principes moraux. Le spécisme désigne alors une discrimination fondée sur l’espèce, à laquelle Regan oppose une philosophie des droits fondée sur la compassion, définie comme rationnelle, scientifique, juste, non discriminatoire, progressiste et écologique.
Cette approche trouve sa déclinaison sur le terrain juridique. La déclaration sur la personnalité juridique de l’animal, dite déclaration de Toulon (2019), proclame ainsi que les animaux, dotés aujourd’hui du statut juridique de choses, doivent être considérés comme des personnes physiques non humaines, munis de droits propres autorisant la prise en compte de leurs intérêts, « seule voie à même d’apporter des solutions satisfaisantes et favorables à tous ».
D’autres autrices et auteurs se sont intéressé·es à l’idéologie qui justifie la discrimination d’espèce. C’est le cas de la psychologue Melanie Joy, inventrice du concept de « carnisme », qu’elle définit comme le système de croyances qui juge éthique de consommer de la viande (consommation alors considérée comme naturelle, normale, nécessaire et agréable). Melanie Joy évoque aussi un « néocarnisme » pour nommer l’idéologie qui promeut une modification de la façon de manger de la viande à travers la valorisation des productions locales, des labels de qualité, du « flexitarisme », des petits élevages soucieux du « bien-être » animal alors même qu’ils reposent sur les mêmes techniques de production (gavage, séparation des mères et des petits, égorgements, notamment). Ces réflexions ont nourri celles sur le « paradoxe de la viande », déni moral ou dissonance cognitive qui s’expriment notamment dans le fait d’accorder de l’affection à certains animaux tout en estimant acceptable d’en manger d’autres.
Véganisme et antispécisme sont des mouvements sociaux
Ces notions sont souvent dénigrées dans les milieux révolutionnaires car elles renverraient soit à des questions d’éthique personnelle, soit à une discussion philosophique abstraite ayant peu à voir avec la politique — quand elles ne sont pas ignorées ou jugées moralisatrices. À notre avis, ces critiques relèvent plus d’opinions que d’arguments et ne permettent pas de construire un débat argumenté.
D’une part, les propositions de l’éthique animale fournissent un corpus argumentatif plaçant rapidement tous les raisonnements spécistes face à des contradictions insurmontables. Ces raisonnements butent en effet sur l’absence de fondement scientifique du postulat de la supériorité supposée des capacités humaines et de la hiérarchie entre les espèces qui en découle.
D’autre part, au fur et à mesure du développement de la conscience des violences infligées aux animaux, les termes « antispécisme » et « véganisme » en sont venus à désigner des mouvements sociaux ou des pratiques se voulant les instruments de la libération animale. Si cette question existe politiquement aujourd’hui, c’est bien le résultat de l’action d’associations, de collectifs et de militant·es. Le véganisme devient un acte politique de solidarité avec les animaux exploités et mis à mort. Il s’impose comme un axe des luttes décoloniales dans les pays où l’élevage et les régimes carnés ont été introduits par les colons. L’antispécisme devient une lutte contre les institutions qui organisent la domination, sous toutes ses formes, qui s’exerce sur les animaux. Les rabaisser à un choix personnel, à un régime alimentaire ou à une mode revient à dépolitiser aussi bien la question de l’exploitation animale que la question de l’alimentation des êtres humains à l’heure de la crise écologique. Rappelons que le premier acte public de la commission cause animale du NPA-l’Anticapitaliste a été la signature d’une tribune unitaire contre l’utilisation d’animaux (chiens ou chevaux) au service de la répression du mouvement contre la réforme des retraites de 2023.
Sortir de la responsabilité individuelle
La critique que nous portons se situe ailleurs. Comme le dit Marco Maurizi, le problème de l’éthique animale est qu’elle ne s’occupe que de propositions philosophiques et ne parle que des justifications du spécisme. Selon lui, le système de domination des animaux est décrit « en se raccrochant au discours moral, au lieu de le critiquer d’un point de vue social et historique afin d’en tirer un concept politique du spécisme ». En effet, le spécisme est avant tout vu comme comme une « position éthique » (Tom Regan) ou un « préjugé ou attitude de parti pris » (Peter Singer).
Cette approche renvoie à une responsabilité individuelle et à des comportements qu’il suffirait de modifier, au prix d’injonctions culpabilisantes. Or l’action individuelle se heurte nécessairement aux structures matérielles de la société et ne mettra pas fin aux processus sociaux qui rendent possible la consommation d’animaux et l’encouragent. Compte tenu des intérêts économiques en jeu (le marché de la viande et des produits laitiers pesant près de 82 milliards d’euros en 2024 rien qu’en France selon le ministère de l’agriculture), la consommation végane ne représentera jamais qu’un segment marginal du marché. Sa généralisation paraît hors de portée tant son coût social est important. En outre, il est illusoire d’imaginer que les animaux pourront être libérés dans une société qui resterait traversée par différentes formes d’exploitation et d’oppressions sans qu’il soit simultanément mis fin à celles-ci.
Enfin, l’approche morale ne permet pas « d’appréhender le spécisme dans ses dimensions sociale, culturelle, institutionnelle, économique [ni] la manière dont le spécisme s’organise dans nos sociétés, ni à expliquer sa persistance à travers espace et temps » (Sarah Zanaz). Elle ne dit rien, non plus, des intérêts qui façonnent et entretiennent les préjugés, au niveau individuel comme collectif : pour qui et dans quel but sont exploités et mis à mort les animaux ?
Pas de socialisme sans les animaux
Dans une approche matérialiste et radicale, nous voyons dans le spécisme non pas seulement une idéologie mais une « structure sociale/matérielle d’exploitation fondée sur des intérêts matériels économiques et de pouvoir » (Marco Maurizi), qui « transcende la seule responsabilité individuelle » (Sarah Zanaz). Selon Maurizi, cette structure est constituée des pratiques économiques et sociales transformant les animaux en marchandise (et, pouvons-nous ajouter, dans lesquelles les animaux se produisent elleux-mêmes en marchandise à travers la sélection des espèces les plus productives et la reproduction des individus). Cette transformation inclut la délégation des tâches, particulièrement sordides, de tuerie et de dépeçage à des travailleur·euses qui n’ont pas d’autres choix. Sarah Zanaz ajoute à cet ensemble économique et social les sous-systèmes culturels (les éléments qui produisent et légitiment le spécisme) et institutionnels (la production des normes qui rendent ses pratiques légales).
Ces pratiques sont inhérentes à la valorisation et à l’accumulation sans limite du capital car les animaux sont pris dans le rapport d’appropriation de la nature et du vivant qu’il impose. Plus encore, elles en sont une composante nécessaire, puisque le capital ne peut pas renoncer à cette appropriation, condition de l’apparition d’un surplus et des classes sociales. Dans le cas des animaux, cette appropriation prend une forme particulière, celle de l’assujettissement par la violence directe et brutale de toute leur existence, programmée de la naissance à la mise à mort. Le fétichisme de la marchandise atteint son paroxysme. La valeur d’échange de la marchandise animale n’efface pas seulement les rapport sociaux qui l’ont produite, comme les autres marchandises. Elle efface également l’individualité et les caractéristiques propres de chaque animal, que l’on ne distingue plus derrière les objets issus de leur corps.
L’État joue ici un rôle majeur, et pas seulement dans l’élaboration des normes juridiques qui encadrent le droit de disposer librement de la vie des animaux et de la détruire. Il a parfaitement saisi la portée subversive de la question animale. Il ne donne aucun statut juridique aux refuges et sanctuaires pour animaux libérés de l’élevage. Il réprime férocement les militant·es s’attaquant directement aux lieux-mêmes de la domination, à l’instar de celleux ayant participé à une action simultanée de blocage d’abattoirs cet été. Il s’est doté d’un service de renseignement, la cellule Déméter, alliant la gendarmerie et la FNSEA, pour surveiller les « actions de nature idéologique » des associations écologistes et animalistes. Il se pose en gardien de l’ordre établi et désigne l’ennemi : dans son « Plan renforcé de reconquête de notre souveraineté sur l’élevage » présenté en février 2024, le gouvernement d’alors annonçait vouloir « combattre les attaques injustifiées menées à l’encontre de l’élevage, souvent mues par une idéologie visant à la fin de la relation homme-animal connue jusqu’alors ».
C’est en effet de cette relation, dominée par le capital, dont nous ne voulons plus. Les animaux ne sont ni des valeurs d’échange, ni des valeurs d’usage. Ils ont comme nous un intérêt à se débarrasser de la base matérielle, productive, qui les opprime, pour que chacun·e, humain·e ou non, puisse vivre, devenir, s’épanouir. Ce combat rejoint celui du prolétariat contre la société de classe. D’un point de vue matérialiste, c’est cet asservissement commun qui fonde notre solidarité, et non les seules considérations sur l’appartenance des êtres humains au règne animal. C’est le choix de l’élargissement de l’horizon d’émancipation que nous portons et qui ne peut se réduire aux seuls être humains, pour la construction de relations fondées sur autre chose que l’appropriation, la marchandisation, la violence, la mise à mort. C’est aussi le choix de la cohérence, car aucune société ne pourra se dire émancipée tant que sera maintenue une forme de propriété, même collective, impliquant de priver de liberté, d’exploiter et de mettre à mort des milliards d’êtres sentients chaque année, et d’employer des travailleuses et des travailleurs à les tuer. Les animaux sont nos camarades et le communisme, comme expression de cette solidarité, ne se fera pas sans elleux. o
Références
• Le NPA-l’Anticapitaliste s’engage pour les animaux. L’Anticapitaliste, n° 760, 2025
• Anonyme, Bêtes de somme, capitalisme, animaux et communisme. 1999.
• Dalila Awada, Si la justice exclut les animaux, elle demeure partielle. Ballast, 2019/
• Christiane Bailey, Le capitalisme, les animaux et la nature chez Marx. 2016.
• Coralie Chovino, Sur Instagram, elles montrent qu’être végane n’est pas qu’un « truc de Blancs ». Bondy Blog et Reporterre, 2025.
• Martin Gibert, Voir son steak comme un animal mort : véganisme et psychologie morale. Lux Editeur, 2015.
• Melanie Joy, Why we love dogs, eat pigs, and wear cows : an introduction to carnism. Red Wheel, 2020.
• Dario Manni et Marco Maurizi, Politiques de la relation, Comune-info, 2022.
• Dario Manni et Marco Maurizi, Animaux et capital, Comune-info, 2023.
• Marco Maurizi, Il popolo degli animali (Le peuple des animaux). Mincione Edizioni, 2022
• Tom Regan, Les droits des animaux, Hermann, 2013
• Réjane Sénac, Comme si nous étions des animaux. Seuil, 2024.
• Peter Singer, La libération animale. Éditions Payot & Rivages, 2024.
• Sarah Zanaz, Spécisme systémique, plus qu’une position éthique individuelle, le spécisme est un système. L’Amorce, 2020.