Publié le Mardi 25 novembre 2025 à 08h00.

Sortir l’antispécisme des marges

Si aujourd’hui la plupart des personnes se disent opposées à la maltraitance animale et contre l’élevage intensif, ce n’est guère parce qu’il existerait une volonté collective de changement. Bien que ces opinions ne soient plus admises au sein de notre société, la majorité des gens reste en faveur de l’abattage. Force est de constater que l’idée qu’un animal puisse être tué dignement perdure… Alors, comment faire pour que cesse cette production massive et à grande échelle de la mise à mort d’innombrables êtres sentients ?

La « question animale » n’a jamais autant été abordée, jamais il n’y a eu autant d’associations, d’organisations politiques ou encore d’individus faisant la promotion du véganisme. Pourtant, le nombre d’animaux tués chaque année ne faiblit pas. Plus de 164 millions d’animaux terrestres et plus de deux milliards d’animaux marins sont abattus chaque jour à travers le monde. Face à l’ampleur de l’hécatombe et à la mise en déroute de toute action visant à mettre fin au carnage, le sentiment d’être enfermé dans une impuissance politique nous gagne aisément. 

Tout d’abord, si les catégories d’humanité et d’animalité sont des constructions sociales, leur historicisation est alors indispensable pour comprendre les conditions de leur émergence et leurs usages. Le spécisme, qu’il soit compris comme une discrimination, une idéologie ou un système d’oppression, n’a pas existé de tout temps, partout dans le monde, de façon homogène et selon les modalités actuelles. Certes, la domination des humains sur les autres animaux est antérieure à l’émergence du capitalisme. Cependant, la répétition systématique de cette assertion échoue à rendre intelligibles les mécanismes à l’origine du décuplement de la puissance de mort qu’il exerce sur les animaux.

 

Le capitalisme : ennemi principal des animaux

Partons donc de « l’analyse concrète d’une situation concrète » : à qui et à quoi sert le spécisme ? Qui en sont les principaux promoteurs aujourd’hui ? Peter Singer, loin d’être un philosophe marxiste, évoquait déjà dans son ouvrage phare Animal Liberation le rôle prépondérant des fermes-usines et, par extension, de l’industrie agroalimentaire, ainsi que de la recherche biomédicale dans le sort réservé aux animaux. Nous aurions tort de croire que le spécisme bénéficierait à tous les humains de façon égale. Penser la société contemporaine comme un espace où l’humain se serait arrogé une place au sommet d’une pyramide qui aurait pour base les animaux dits d’élevage est une manière tronquée de se représenter le monde. De quel humain parle-t-on ? Réifier l’humanité en une catégorie unique et homogène qui ne serait pas travaillée par des divisions de race, de classe et de genre est un geste erroné. Alors, quels groupes humains auraient davantage intérêt à faire perdurer l’exploitation animale ? Les capitalistes. Pointer du doigt l’humanisme comme étant le principal responsable de tous les maux des animaux est, dans le contexte actuel, au mieux inexact, au pire fallacieux. L’humanisme a été (et est encore) le théâtre de toutes les justifications de la supériorité de l’humain sur les autres espèces animales, mais il est dans le même temps, et c’est tout le paradoxe, le point de départ du développement massif de luttes pour l’émancipation. Si l’humanisme est venu répondre à une reconfiguration des rapports matériels de production et donc des rapports sociaux, il est incontestablement un espace dont on ne peut faire l’économie pour penser l’émancipation humaine et animale. Le problème n’est pas l’humain, mais le fonctionnement de la société humaine sous l’emprise capitaliste. Le problème n’est pas l’humanisme, c’est le capital. La perpétuation de la mise à mort des animaux dits d’élevage en raison de leur marchandisation et, par la même occasion, la destruction des conditions d’habitabilité de la Terre sont le fait du Capitalocène et non de l’Anthropocène. La main humaine n’est que le moyen de médiation entre l’animal et le capital.

Les modalités de défense des animaux mises à notre disposition aujourd’hui (à savoir le droit, les normes, les mœurs ou encore les recours institutionnels) ont montré leur incapacité à mettre en déroute l’industrialisation de la mise à mort et s’avèrent, à ce jour, insuffisantes pour mettre fin au massacre. Et pour cause, il s’agit là des superstructures produites par la société capitaliste. Dans ces conditions, mettre un terme à l’élevage sans mettre fin à la marchandisation du corps des animaux est impossible, c’est notre système de production qu’il faut transformer dans son ensemble, sans quoi l’idée « d’abolir l’élevage » restera au stade de l’incantatoire. Mais changer la société nécessite d’en comprendre le fonctionnement ; l’antispécisme ne peut donc se permettre de faire l’économie de la compréhension des logiques du capital (qui est compris ici comme un rapport social). Comme le disait Marx, « l’histoire de toute société jusqu’à nos jours n’[étant] que l’histoire de luttes de classes », l’antispécisme restera cantonné aux marges des luttes sociales s’il ne se donne pas les moyens de convaincre les forces progressistes (institutionnalisées ou non) du bien-fondé de ses revendications et du caractère éminemment émancipateur qu’il porte pour les animaux humains et non humains.

 

Marxiser l’antispécisme

« Sans théorie révolutionnaire, pas de mouvement révolutionnaire », affirmait Lénine. Seulement voilà, les fondements théoriques de l’antispécisme sont issus de la philosophie idéaliste. Or, penser que ce sont les idées qui déterminent le réel et non les conditions matérielles d’existence qui créent la pensée est une erreur. Et pour que la gauche parle la langue de l’anti- spécisme, il faudrait que cette langue soit celle de la mise à l’action, c’est-à-dire celle du matérialisme. Le spécisme marche visiblement sur la tête, il s’agirait de le remettre sur ses pieds. Il est la conséquence et non la cause de la domination des humains sur les autres animaux. Ces derniers ne sont pas exploités parce qu’infériorisés (ou non-humains), ils sont infériorisés (ou animalisés) parce qu’ils sont exploités, parce que produits et reproduits comme des marchandises. Le spécisme vient justifier cette infériorisation, il ne la produit pas. 

La transformation de la société ne s’obtenant que par la lutte, construire l’hégémonie de la question antispéciste au sein de notre camp social apparaît comme primordiale, chose impossible dans le cadre d’une analyse idéaliste de l’oppression des animaux, c’est-à-dire d’une compréhension individuelle et morale du problème et des solutions qui permettraient de le résoudre. Un antispécisme sans théorie matérialiste est un antispécisme qui échouera, car il ne sera pas en mesure de comprendre les rouages du système qui broie les vies animales (et humaines). Les ouvrages Beyond Nature. Animal Liberation, Marxism, and Critical Theory du philosophe italien Marco Maurizi ou encore Animals and Capital du théoricien australien Dinesh Wadiwel sont éclairants à cet égard. Nous rejoignons Maurizi lorsqu’il dit : « La libération animale sans la libération humaine est aveugle, la libération humaine sans la libération animale est vide ».

 

Pour un antispécisme politique

La pratique du véganisme (et des végétarismes) occupe aujourd’hui une place centrale au sein de l’espace de « la cause animale » et s’est imposée depuis plusieurs années déjà comme la condition sine qua non d’un engagement antispéciste dénué de toute « dissonance cognitive ». Cette mise en cohérence entre valeurs et pratiques peut donner l’impression de ne plus participer, ou du moins de ne plus être responsable de la mort de milliers d’animaux. Car « si tu ne consommes pas, tu ne finances pas le système ». Au-delà du fait de psychologiser un phénomène global, donc d’individualiser un problème social, la question de la production reste, dans cette situation, aux abonnés absents. Or, le mode de production capitaliste ayant subsumé l’ensemble des rapports sociaux à des fins d’accumulation du capital, chaque aspect de la vie des animaux se retrouve également régi par ce système qui les fait naître et qui les tue. Par ailleurs, même le « boycott » végane le plus strict ne pourrait se targuer d’une non-participation financière à l’intégralité des entreprises qui bénéficient de la mise à mort des animaux dits d’élevage. En raison de la forme capitalistique des groupes agroindustriels, il n’existe pas de consommation éthique en dehors de l’auto- production. La connaissance fine des logiques du capital, permise par les travaux des auteur·rices marxistes, invite à l’humilité à cet égard.

Concentrer l’énergie militante sur le fait de convaincre les autres de changer leur mode de vie nous enferme dans une impasse politique dont pâtit l’antispécisme depuis bien trop longtemps maintenant et nous empêche, par la même occasion, de penser la transformation de la société dans son ensemble. Si la promotion du véganisme constitue un enjeu fondamental de la bataille culturelle, elle n’est ni une praxis révolutionnaire, ni un moyen de viser l’hégémonie auprès de nos camarades. Alors c’est vrai, nous ne jouons pas à armes égales face à un système en reconfiguration permanente qui ingurgite toute forme de contestation pour les régurgiter dans un format libéral dont il peut s’accommoder sans grande peine. Mais il est encore temps d’empêcher la domestication de la lutte antispéciste. Pour ce faire, il faudrait peut-être commencer par cesser les accusations ad hominem de « carniste » ou de « spéciste », sans quoi le milieu antispéciste continuera de fonctionner en vase clos, centré sur ses propres centres d’intérêt théoriques et pratiques, en regrettant d’être encore et toujours « l’orphelin de la gauche ». Pour éviter le piège tendu par l’antispécisme moral, il n’y a pas d’autre solution que de construire un antispécisme politique.

 

Que faire ?

Alors, il est vrai qu’entre les organisations de gauche hermétiques à la question animale et le seul parti anti- spéciste français qui pense faire de la politique en vendant des hamburgers véganes à la fête de l’Huma, la tâche s’annonce ardue. Toutefois, on ne peut pas se plaindre indéfiniment de l’absence des revendications antispécistes au sein des organisations politiques de gauche si les antispécistes ne s’y investissent pas massivement. Sans anti- spécistes dans les organisations politiques, pas d’organisations politiques antispécistes. Sans antispécistes dans les luttes, pas de luttes antispécistes. Il s’agirait de sortir du confort des « vegan places » et d’atterrir dans le réel. La majeure partie des gens ignore ce qu’est l’antispécisme (et encore plus le sentientisme). Et si la sentience s’avère être la meilleure réponse scientifique à nos questionnements sur la vie animale, elle ne peut néanmoins constituer l’alpha et l’oméga d’un projet de société émancipateur pour tous·tes. L’heure n’est plus à l’indignation face à une réalité qui ne correspond pas à l’idéal antispéciste, l’heure est à se salir les mains. Alors oui, aucune association, aucun parti et aucun syndicat n’est parfait, mais refuser de s’y investir sous prétexte qu’ils ne seraient pas anti- spécistes ne nous permettra pas d’atteindre l’hégémonie de nos idées au sein de la gauche.

C’est également le moment de repenser drastiquement nos pratiques militantes : il faut en finir avec l’obligation d’être végane pour participer à une action, quelle qu’elle soit, sous prétexte qu’une personne ne pourrait pas à la fois « faire partie du problème » et œuvrer à sa résolution. Cette idée et les usages qui en découlent témoignent d’une méconnaissance totale du processus par lequel les personnes se mettent au véganisme et des conditions permettant le maintien (ou non) de ce mode de vie dans le temps. Ce type de pratiques est un obstacle à la construction d’alliances avec les forces de gauche. Le problème n’est pas que les gens consomment individuellement de la viande, c’est qu’il y en ait en vente dans les rayons des supermarchés. Alors, lisons et relisons les marxistes, intéressons-nous aux revendications des travailleuses et travailleurs d’abattoirs et voyons comment nous pouvons amplifier leur voix. Organisons de réelles campagnes de boycott en nous concentrant sur des cibles jugées collégialement comme prioritaires, avec une date de début et de fin, en proposant à des organisations de gauche de s’engager à y participer. Proposons-leur également de se joindre à nous lors d’événements symboliques comme les « nuits debout devant les abattoirs », qui sont des moments importants permettant de remettre les lieux de mise à mort des animaux au centre de l’attention politique et du débat médiatique. Ces actions seraient davantage relayées si elles étaient plus massives. Enfin, battons-nous pour la végétalisation de l’alimentation dans toutes les cantines collectives du pays.

Là où d’autres mouvements (par exemple féministe et antiraciste, pour ne citer qu’eux) ont réussi à imposer par leurs luttes l’idée que sans elles l’émancipation collective serait caduque, l’antispécisme doit encore convaincre. Les abattoirs ne fermeront ni demain ni après-demain dans un monde où l’antispécisme reste marginal parce qu’en partie coupé des autres luttes émancipatrices. Alors, sur le long chemin qu’il reste à parcourir, l’anticapitalisme est un carrefour à emprunter d’urgence, pour y forger des alliances.