Deux mois après les législatives, Macron vient enfin de nommer un Premier ministre par un coup de force inédit dans la 5e République : Michel Barnier, vieux routier réac de la politique, membre du parti Les Républicains, plus petite formation politique de l’Assemblée nationale. En bon fondé de pouvoir d’un bloc bourgeois qui se radicalise à grande vitesse, Macron sait qu’il ne doit rien lâcher.
Pour extraire davantage de plus-value à un salariat avec une productivité en baisse constante, pour maintenir le transfert de parts toujours plus fortes du PIB vers la sphère privée, Macron doit accentuer sa politique néolibérale, austéritaire et autoritaire.
La nomination de Barnier est un moment de clarification qui permet de tirer deux enseignements. Premièrement, les institutions de la 5e République sont en train de s’effondrer : face à la possibilité d’une remise en cause même partielle des politiques néolibérales, le bloc bourgeois et ses représentants, de plus en plus illégitimes, sont prêts à s’affranchir d’une Constitution peu démocratique, qu’ils ont eux-mêmes bâtie il y a près de soixante-dix ans. Deuxièmement, le bloc central fait le choix de s’allier avec l’extrême droite pour espérer conserver le plus longtemps possible le pouvoir, quitte à ce que le Rassemblement national n’ait plus qu’à le ramasser dans quelques mois. À ce titre, Barnier et son futur gouvernement feront office de trait d’union entre le bloc central et Marine Le Pen.
Dans ce cadre, il nous a semblé important de revenir sur quelques éléments sociaux et politiques de cette crise majeure du régime capitaliste français. Tout d’abord en retraçant les coordonnées d’un système mondialisé entré en stade de crises multiples (économique, environnementale, politique et démocratique) qui pèsent de tout leur poids sur le développement de la lutte des classes en France. Puis essayer de tracer des perspectives en s’appuyant sur l’expérience du Nouveau front populaire, mais surtout en essayant de continuer à construire le rapprochement et l’articulation entre le mouvement social (syndicats, associations) et les représentations politiques de notre camp social. La lutte contre le fascisme qui vient et pour abattre le néolibéralisme autoritaire nécessite l’unité la plus forte et une politique de rupture assumée. Les anticapitalistes révolutionnaires que nous sommes doivent être au rendez-vous.
Crise de régime, crise de système
La radicalisation du bloc bourgeois et la crise de régime sont inscrites dans la dynamique de la lutte de classes que la crise du capitalisme alimente. Pour mieux cerner les tendances de la période il faut distinguer différentes temporalités.
Sur le long terme, le capitalisme traverse une « longue période de dépression » liée à une crise d’accumulation qui fait suite à l’expansion des « 30 Glorieuses ». La dépression provient de la difficulté croissante à extraire de la plus-value des travailleurs·euses. Ce que les marxistes appellent plus-value, c’est la partie de la valeur d’un bien créée par les travailleurs·euses, mais qui ne leur est pas restituée sous forme de salaire (ou de cotisation ou par une baisse du temps de travail). Les capitalistes ont deux possibilités pour augmenter cette plus-value. D’abord, ils peuvent rendre le travail plus efficace grâce à la technologie. Ça permet de produire plus de valeur sans utiliser de travail supplémentaire (« gains de valeur » ou « gains de productivité ») ; ou bien en augmentant la rémunération du travail dans des proportions moindres que les gains de valeur réalisés. Ensuite, ils peuvent augmenter le temps de travail (hebdomadaire et sur la vie) sans hausse de sa rémunération ou réduire la part de cette rémunération dans la valeur créée. La première option permet de redistribuer partiellement les « gains » : hausses de salaire, socialisation partielle des besoins sociaux à travers la cotisation sociale et baisse du temps de travail, notamment. C’est le fondement du « compromis des 30 Glorieuses ». Cependant, depuis les années 1970, une baisse tendancielle des gains de productivité contraint les capitalistes à privilégier la seconde option : blocage des salaires, remise en cause de la durée hebdomadaire du travail, réduction du champ d’intervention des syndicats, casse et marchandisation des services publics, réduction de l’indemnisation du chômage, baisse des pensions de retraites et recul de l’âge de départ sont autant de mesures qui montrent la brutalité de cette seconde manière !
À cela il faut ajouter deux facteurs d’instabilité : c’est par l’endettement privé et public que le capitalisme a pu compenser la faiblesse des revenus distribués et maintenir des niveaux de débouchés et d’investissements suffisants ; la fuite en avant extractiviste, nécessaire pour maintenir un coût faible d’usage des ressources naturelles, relie désormais intimement dérèglements environnementaux et crise économique au sens où les premiers peuvent accélérer, voire approfondir de manière brutale la seconde.
Polarisation croissante et affaiblissement du centre
Sur le court terme, ce cadre instable engendre des crises périodiques, c’est-à-dire des retournements conjoncturels et des destructions d’installations productives. La dernière crise de ce type est celle des « subprimes » de 2008-2009. Contrairement à la « longue dépression », ces crises ne sont pas des problèmes mais des solutions pour le capitalisme car elles éliminent les entreprises les moins rentables, permettent de baisser les salaires et/ou d’augmenter le temps de travail, et créent des conditions favorables à des investissements productifs rentables. Cette dynamique d’investissement relance alors une dynamique d’accumulation. Or la récession de 2008, n’a pas détruit assez de capital, n’a pas assez réduit les niveaux de vie pour relancer une dynamique durable d’accumulation1 ! Il faudrait donc une crise et/ou une austérité bien plus brutales pour redonner de l’espoir aux capitalistes et des perspectives de profit au capital…
Cette analyse aide à comprendre les dynamiques politico-sociales actuelles et le niveau d’affrontement auquel nous devons nous préparer. L’augmentation nécessaire de l’exploitation empêche la bourgeoisie de faire des concessions, entraînant une crise d’hégémonie du bloc bourgeois. Ce dernier a recourt à la force plutôt qu’au consentement et cherche à unifier autour de lui à l’aide du racisme. Cela pave la voie à des courants réactionnaires et néofascistes qui, s’ils accédaient au pouvoir, augmenteraient radicalement l’exploitation et s’en prendraient à des cibles déjà désignées : personnes racisées, LGBTI, militant-es antifascistes...
En parallèle, la nécessité accrue d’exploitation engendre des résistances et des luttes de masse dans des modalités qui peuvent sortir des cadres traditionnels comme on l’a vu avec les Gilets jaune. Ces luttes sont marquées par l’affaiblissement de la conscience de classe mais participent de sa reconstruction. Nous observons ainsi une polarisation : renforcement des courants fascistes d’un côté, reconstruction d’une gauche qui se cherche de l’autre, et effondrement/radicalisation du centre. Cette tendance est internationale, visible dans des pays comme le Brésil avec Bolsonaro, la Hongrie avec Orbán, les États-Unis avec Trump, l’Allemagne avec l’AfD, ou encore l’Argentine avec Milei.
La nécessité d’accumulation engendre aussi une intensification des tensions inter-impérialistes et une montée du protectionnisme, rappelant les années 1930. Cette crise actuelle n’a d’ailleurs eu que deux précédents2, en 1890 et 1930, nécessitant deux guerres mondiales pour relancer l’accumulation et surmonter la crise… Les marges de manœuvre économiques pour les bourgeoisies sont moins que minces et tout gouvernement envisageant un programme de rupture fera également face à des pressions énormes. Le bloc bourgeois est tellement aux abois, tant politiquement qu’économiquement, qu’il ne peut se permettre même une parenthèse d’un an de programme du NFP. Mais il envoie tous les signaux qu’une parenthèse « programme RN » serait plus acceptable. La nécessité d’une action résolue des masses n’a jamais été aussi cruciale !
Reprendre la main dès la rentrée !
À cette rentrée, la question était donc de savoir si on allait réussir à renouer avec le dynamique du Nouveau front Populaire (NFP) tout en passant un cap dans le fait de s’organiser en dehors d’une campagne électorale. L’appel à manifester dès le samedi 7 septembre était donc plus que bienvenu. Malgré les difficultés liées au timing serré et au fait que les organisations syndicales n’ont pas appelé centralement, cette mobilisation a été un réel succès. Elle a rassemblé bien au-delà du mot d’ordre contre le déni démocratique. Jeunes, féministes, minorisé·es de genre, personnes racisée·es, militant·es écolo, de la solidarité avec la Palestine ou la Kanaky… La nomination de Barnier comme Premier ministre a motivé les plus dubitatifs à sortir finalement. Des fédérations syndicales et des syndicats ont également appelé. Et dans tous les cas de nombreux·euses militant·es syndicaux étaient présent·es dans la rue ce samedi-là. Le fait que cette mobilisation ait rassemblé relativement largement est un bon signe en termes de convergence de nos luttes et d’unité pour faire face au danger.
Cette unité d’action doit s’ancrer avec l’auto-organisation dans des comités locaux issus ou pas des comités de campagne des législatives, rassemblant tous·tes les militants·es politiques, associatifs, syndicalistes, de collectifs locaux, etc. Il y a un enjeu à homogénéiser les comités locaux pour peser à l’échelle nationale et contrecarrer les projets de Macron et de son gouvernement.
Plusieurs échéances ont ou vont jalonner l’automne : manifestation pour la défense de l’avortement le 28 septembre, contre l’A69, contre le nucléaire, en solidarité avec le peuple palestinien… Toutes ces luttes sont importantes car les revendications qu’elles portent ont des conséquences directes sur nos vies mais aussi parce qu’elles participent à augmenter notre expérience, notre niveau d’organisation par le biais de luttes spécifiques. Dans le contexte actuel de montée des idées réactionnaires, de l’avancée de l’extrême droite vers le pouvoir, les mobilisations antiracistes, pour le droit d’asile, la régularisation des sans-papiers, anti-autoritaires, contre les violences policières, sont primordiales pour les premier·es concerné·es mais aussi pour construire l’unité de notre camp social, pour lutter contre les divisions instillées par le pouvoir en place.
Nous devons mener pied à pied la bataille contre la montée du Rassemblement national et l’influence de l’extrême droite. Pour cela, nous avons besoin d’être les plus nombreux·euses possible. Le mouvement social organisé et toutes les résistances à l’ordre établi seront la cible d’attaques directes d’un pouvoir qui sera clairement autoritaire, et dont l’un des objectifs est de laminer toutes nos capacités à contrecarrer leurs projets.
La manifestation du 1er octobre qui portera notamment sur les questions budgétaires doit apparaître comme un point de rassemblement de nos revendications. Les organisations syndicales en sont à l’initiative mais les collectifs issus du NFP doivent s’y associer. Nous devons y porter les revendications sur les salaires, l’emploi, les services publics, la santé, l’éducation… Mais aussi des revendications démocratiques, contre Macron et son gouvernement, pour une constituante…
Construire les luttes, la conscience de classe, une alternative politique
Nous sommes face à un pouvoir qui n’a pratiquement plus aucune légitimité et dont le gouvernement, minoritaire à l’Assemblée nationale et surtout dans la société, s’apprête pourtant à mener une politique austéritaire d’une brutalité inégalée.
Malgré les faiblesses du mouvement ouvrier et le niveau de démoralisation qui pèse sur les mobilisations, ces dernières années nous avons assisté au développement de luttes d’envergures (Gilets jaunes, révolte des quartiers populaires, mouvement féministe, Soulèvements de la terre, mouvement des retraites, Palestine). Elles ont participé au relèvement d’une conscience de classe mais sur un mode sectoriel, partiel. Par ailleurs, ces luttes n’ont pas réussi à arracher de victoires claires face au capital. Notre camp alterne entre des phases de mobilisations importantes et des phases de démoralisation sans que se cristallise un niveau de conscience de classe suffisamment fort pour renverser les rapports de forces.
Cependant, depuis 2023 et le mouvement pour les retraites, la question de l’unification de toutes nos forces a resurgi et s’impose comme une ligne stratégique qu’il faut construire à tous les niveaux. L’expérience du Nouveau front populaire (NFP), aussi fragile soit-elle, porte en elle-même la possibilité d’un dépassement des logiques de fragmentation des dernières décennies. Le NFP peut servir de cadre (si on le pérennise et on le renforce) à cette dynamique d’unification et d’élévation de la conscience de classe matérialisée dans un front et par un programme. Le début de convergence au sein du NFP des forces du mouvement social et des forces politiques est une avancée.
Pour la première fois depuis très longtemps, des forces du mouvement social, associations, collectifs, syndicats et forces politiques se sont engagées ensemble autour d’un programme, très réformiste, mais bâti sur une ligne de rupture avec le système néolibéral. Cela nous a permis de remobiliser une partie importante de notre camp social. Nous avons réussi à jeter dans la bataille des personnes qui avaient abandonné toute idée de lutte ou tout au moins l’idée qu’elles appartenaient au même camp et que nous pouvions le faire gagner face au RN et à Macron.
S’affronter au gouvernement et au patronat, changer de système !
C’est à partir de cette convergence entre le politique et le social que nous devons retrouver le chemin de la reconstruction de la conscience de classe et de l’affrontement avec le capital qui lui y est intimement lié. « Socialiser le politique, politiser le social », c’est-à-dire que toutes les questions qui touchent à la transformation radicale de la société, en lien avec celle du pouvoir, ne peuvent rester le seul apanage des organisations politiques. Au contraire, nous avons besoin de l’irruption des forces du mouvement social dans le débat politique, de l’apport pratique et théorique des militant·es des associations et des syndicats dans la construction du rapport de force politique.
Et dans le même mouvement, nous devons injecter une dimension proprement politique dans les luttes, quelles que soient les segments de la société qu’elles mobilisent. Le chemin est encore long et parsemé d’embûches, mais au moins nous avons une perspective immédiate et un horizon pour espérer sortir du capitalisme.