S’il fallait encore s’en convaincre, le mouvement social contre le recul de l’âge légal de départ à la retraite est l’occasion de montrer que, victoire sociale ou pas, la question politique reste posée : quelle alternative au projet ultra-libéral et autoritaire de Macron ? En commençant par s’interroger sur comment dénouer ici et maintenant le problème de l’organisation de notre camp social : quelle force, pour quoi faire et comment ?
«Un cadre collectif d’élaboration et d’action qui rassemble celles et ceux qui ont librement décidé de s’associer pour défendre un projet commun de société […] Ce parti porte l’espoir d’une société débarrassée de l’exploitation et des oppressions ». C’est par ces mots qu’en 2009, le NPA traçait l’objectif de prendre parti dans ses Principes fondateurs1 qui, si la situation a bien entendu évolué, gardent une grande pertinence. Car reprendre le fil de la construction d’une organisation pour les exploitéEs et les oppriméEs passe d’abord par un rapide retour critique sur les expériences récentes, à commencer par la nôtre.
Retour vers le futur
La perspective de construire un « nouveau parti anticapitaliste » avait été lancée au lendemain d’une séquence présidentielle marquée par la réussite de la campagne de LCR et de son candidat Olivier Besancenot, sur le champ de ruine d’un espoir unitaire avorté au lendemain de la victoire du « Non » au Traité constitutionnel européen. Cette expérience unique cherchait à construire un petit parti à vocation de masse dépassant le périmètre traditionnel d’implantation et d’influence de l’extrême gauche, réunissant le monde du travail – salariéEs, précaires, privéEs d’emploi –, habitantEs des quartiers populaires, activistes contre les oppressions, militantEs venus des gauches révolutionnaires ou « radicales », dans la perspective d’une rupture avec le capitalisme, par la transformation révolutionnaire de la société. Le recul du temps nous amène à confirmer la visée. Aucune des grandes coordonnées de la situation n’a changé, ni du point de vue des crises du système ni du point de vue de l’organisation de notre classe, nous y reviendrons.
La suite de l’histoire est connue : de près de 10 000 membres en 2009, le NPA avait perdu quelques années plus tard 75 % de ses effectifs. Une hémorragie, marque d’un échec, dont l’explication n’est pas unique, combinant des éléments endogènes et de vraies difficultés internes, des erreurs de construction. En 2008, la situation du capitalisme mondialisé marquée par la grande crise financière des subprimes apportait de l’eau au moulin de celles et ceux qui critiquaient un mode de production, un modèle économique, à bout de souffle et la nécessité d’en sortir. D’autant plus que, sur la même période, montait en puissance la prise de conscience écologique, en particulier l’ampleur de la crise climatique et ses conséquences. Comme un terrible résumé, la remise du prix Nobel de la Paix au GIEC en 2007 était l’illustration que le capitalisme faisait peser une menace sur la planète comme sur ses habitantEs. Mais ces prises de conscience réelles se sont faites sur la base d’un rapport de forces dégradé, dont nous ne sommes pas sortis, plus marqué par la colère et les interrogations sur les moyens de changer la donne que par l’impulsion à s’organiser pour le faire.
Logiquement, ce sont les forces qui semblent avoir une réponse immédiate en termes de pouvoir et de moyens d’action qui, les premières, ont su capter cette volonté de transformation. Hier c’était l’émergence du Front de gauche sur le même « espace politique » que le nôtre, mais à une échelle et avec une implantation plus importante que celle du NPA, et avec une orientation électorale puissante… qui accompagnait l’impuissance à renverser la vapeur par les mobilisations. La rupture de Mélenchon avec le social-libéralisme porté par le PS au pouvoir à partir de 2012 a joué à plein dans la polarisation d’un milieu radicalisé, pourtant aussi disponible aux idées anticapitalistes et révolutionnaires. Aujourd’hui, de façon certes plus ambiguë, la NUPES profite peu ou prou de la même dynamique, même s’il ne faut pas sous-estimer le déplacement vers une gauche critique du centre de gravité de cette gauche incarnée par La France insoumise.
Mais si LFI en particulier a pour partie aujourd’hui les cartes en main, elle n’a pas les moyens de résoudre la question de l’organisation. D’abord parce que LFI ne peut sortir de sa condition de « mouvement gazeux » issu de son héritage « populiste de gauche » qu’au prix de mutations organisationnelles profondes et de l’établissement d’une démocratie interne mettant sensiblement en péril son existence même. Il est notable de voir que la direction actuelle de LFI accepte l’appartenance à d’autres partis (comme c’est le cas avec le Parti de Gauche, le Parti ouvrier indépendante ou la récente Gauche éco-
socialiste), mais s’oppose farouchement à la constitution de courants internes à LFI, signe pourtant d’une démocratie vivante. Plus substantiellement, à cette étape, la mise en œuvre de son programme l’Avenir en commun, qui comporte pourtant des mesures de rupture nécessitant de grands affrontements avec les classes dirigeantes, n’est pensé qu’au prisme du cadre institutionnel actuel, ce qui nécessite de remporter les prochaines batailles électorales. LFI est donc condamnée à s’entourer des habituels partenaires de ce qui était il n’y a pas si longtemps la gauche de gouvernement… Et les débats actuels autour des prochaines élections européennes illustrent bien la nécessité d’assumer que, pour combattre l’austérité et les frontières et défendre une construction démocratique au service des peuples, l’unité ne peut se faire qu’autour de la rupture avec la construction européenne actuelle et ses traités, contre l’Europe forteresse des marchés et des banques. Un choix pour le moins contesté par une série de forces au sein de la Nupes…
Échanger, vérifier
Le problème reste entier. Refonder un parti anticapitaliste à vocation de masse, influençant largement, articulant une stratégie de transformation révolutionnaire du système, portant une pratique unitaire, traçant la perspective de construction d’une société émancipatrice, reste plus que jamais nécessaire et urgent face aux crises économique, écologique, sociale, démocratique. Cela d’autant plus que de ces crises peut sortir le pire des dangers venu de l’extrême droite.
Avec lucidité, nous ne pensons pas que le NPA soit aujourd’hui un outil suffisant, en particulier au vu des enjeux des luttes à mener et de la question de l’alternative qu’il reste à construire. Après des séquences d’affrontements intenses dans la lutte des classes ces dernières années (Gilets jaunes, luttes contre les réformes des retraites en 2019 et aujourd’hui), nous voyons bien que le NPA n’est pas à même d’offrir des réponses militantes à la radicalité qui s’exprime dans ces luttes sociales. De plus, pour reprendre la formule, quand il y a plus de militantEs et sympathisantEs qui partagent largement nos combats politiques « dehors » qu’engagéEs dans le NPA tel qu’il est, il faut chercher à construire le cadre adapté pour que touTEs puissent s’y organiser. Cela veut dire être capable de s’adresser à d’autres militantEs, venus du mouvement social ou des mobilisations contre l’exploitation et les oppressions, mais aussi d’autres courants, que ce soit des déçuEs de la gauche institutionnelle ou des incapacités de l’extrême gauche… Réunir celles et ceux qui, pour reprendre la formule, ont « une compréhension commune de la période et des tâches ».
Nous ne partons pas de rien, loin s’en faut, mais notre héritage propre demande à être réexploré, et les périmètres d’une telle force à être réaffirmés. D’abord parce qu’il est logique que cette démarche s’adresse en premier lieu aux forces et courants déjà politiquement organisés. L’extrême gauche et la gauche radicale actuelle fourmillent de cadres – organisations, regroupements militants… – dont aucun ne peut penser à lui seul détenir la clé. Ces prochains mois, nous avons donc besoin de vérifier en articulant des éléments de débat théoriques, un échange sur les coordonnées de la période avec le test des interventions communes (sur les lieux de travail et d’études, dans les quartiers, dans des apparitions et campagnes communes) si les conditions sont réunies pour qu’un saut organisationnel puisse être franchi à moyen terme. Ce n’est qu’à ce prix que nous pourrons solidifier un socle commun qui soit le produit de ces discussions « par en haut » et d’une pratique commune « par en bas », et que l’on évitera, non pas la démocratie nécessaire à tout projet révolutionnaire, mais le débat permanent qui empêche toute élaboration commune et cultive les théorisations solitaires et l’auto-construction.
Anticapitaliste, révolutionnaire, unitaire, démocratique
Sur le fond, les contours d’une nouvelle force combinent plusieurs marqueurs stratégiques en deçà desquels le projet change de nature. Ainsi, nous restons attachés à la construction d’une force « pour la transformation révolutionnaire de la société », y compris dans une période de recul, justement parce que ce recul est l’illustration de l’impasse dans laquelle nous entraîne le système et que la rupture est donc nécessaire avec cette société de concurrence généralisée. C’est bien une opposition concrète à l’ordre social et à ceux qui le défendent, qui passe par un affrontement avec l’État des classes dirigeantes et la défense de processus d’auto-organisation contre les appareils bureaucratiques et la cogestion des institutions, pour que le monde du travail et plus largement l’ensemble de la population prennent leurs affaires en main.
Nous voulons une organisation qui puisse s’adresser à touTEs les anticapitalistes, à toutes celles et ceux qui subissent le capitalisme et veulent agir pour le renverser. Ce système économique et social génère une multiplicité de formes et de rapports d’exploitation et d’oppressions qui s’expriment dans différentes sphères de la société en générant des contradictions, des résistances et des luttes. Au-delà de leur spécificité, ces luttes ont besoin de converger, dans un cadre plus large permettant une articulation entre leurs revendications.
Parce que c’est un impératif stratégique pour construire les résistances mais aussi des unions tactiques au niveau politique, y compris sur le terrain électoral, notre projet ne peut être qu’unitaire. Parce que, sous la pression des offensives de la bourgeoisie, notre camp social est sur la défensive, mais que les anticapitalistes doivent être, elles et eux, à l’offensive. Non pas dans la confrontation permanente avec les autres, en particulier les forces composant la Nupes, mais tout en conservant son indépendance, dans la construction d’outils de mobilisation (cadres unitaires, campagnes…) ou de regroupement électoraux permettant l’expression la plus majoritaire du rejet du macronisme, de la droite et de l’extrême droite, pour une alternative écosocialiste.
Enfin, parce que nous défendons une société d’émancipation, l’organisation que nous voulons ne peut être que démocratique et militante. Les deux se combinent : décider collectivement suite à une discussion ouverte et mettre en œuvre ensemble dans une expérience commune où chacunE contribue à l’activité, même s’il existe des rythmes militants variés en fonction des situations personnelles. C’est la base de l’égalité entre touTEs les militantEs, qui préfigure ce que pourraient être les relations au sein d’une société délivrée du capitalisme.
Lancer un processus, penser les médiations
Après bien d’autres épisodes récents qui contribuent à forger de nouvelles prises de conscience (la crise sanitaire du Covid-19 ou diverses mobilisations sur le terrain écologique), la séquence de mobilisation sociale actuelle produit déjà ses premiers effets dans de larges secteurs de la société : prise de conscience de la course effrénée d’un système productiviste et rapace prêt à revenir constamment sur tous les « conquis sociaux » (en particulier ceux de la protection sociale, retraite, assurance chômage, etc.), nécessité de le stopper et donc de s’organiser pour y arriver (et penser l’après), risque du point de bascule fasciste qui se précise, rôle des institutions « démocratiques » des classes dirigeantes qui de fait accompagnent les passages en force autoritaires… Tout cela montre que nous sommes dans un moment qui nécessite de « faire une offre » politique, de prendre des initiatives, pour tenter de franchir un cap dans l’organisation de notre camp social.
Modestement mais fermement, c’est la proposition qu’au lendemain de différents échanges, nous avons faite de lancer un processus de discussion ouvert, avec l’organisation de « forums anticapitalistes ».
Ce n’est pas un hochet, encore moins une recette miracle capable à elle seule de résoudre toutes les nombreuses contradictions inscrites dans la situation sociale et politique, mais un moyen de décanter une perspective indispensable, de vérifier et de construire. Une telle élaboration s’inscrit donc dans des processus sociaux et politiques qui doivent constamment être discutés et actualisés, par rapport à ce qui va se discuter dans ces forums mais aussi par rapport à la réalité de ce qui se passe dans la lutte des classes. En cela, elle rejoint notre vision d’un parti conçu non pas dans une forme achevée (voire dogmatique) mais comme une médiation organisationnelle. À leur échelle, la construction de ces forums se veut donc comme un creuset s’inscrivant dans la période dans laquelle nous voulons agir et dont la dynamique va largement dépendre des données de la situation, de leur traduction dans la conscience de classe, et de notre capacité collective à réunir le plus largement.
Certes ouverts à d’autres courants organisés, voire coorganisés avec eux, l’objectif partagé n’est donc pas le seul regroupement de ce qui existe déjà en termes d’organisations structurées, mais de nous adresser d’emblée plus largement. Nous voulons contribuer à un appel à toutes celles et ceux qui se revendiquent ou se reconnaissent dans une gauche de rupture à la fois anticapitaliste et unitaire, militantEs contre la réforme des retraites, issuEs du mouvement des Gilets jaunes, militantEs syndicaux, militantEs antiracistes, féministes, LGBTI+, intellectuels et figures de la gauche radicale, orphelins d’un cadre politique pour s’organiser.
Le processus se veut ouvert selon un contour qui porte déjà de premiers éléments de clarification : autour de la mise en œuvre d’une stratégie conséquente de front unique (qui écarte de fait une partie des organisations d’extrême gauche, qui y sont résolument hostiles), comme autour de la nécessité de construction d’une nouvelle force politique de rupture et indépendante des institutions (ce qui est une délimitation par rapport à direction de La France insoumise). Ce qui ne veut pas dire que nous ne pouvons pas à cette étape avoir de discussions avec ces forces, y compris dans le cadre des forums à venir. À terme, on ne peut que souhaiter que cela aboutisse à la construction d’un parti, plus implanté et solide sur le fond que ne l’est notre NPA, capable d’intervenir sur la scène politique.
Démarrant début juillet, ce processus de forums se déroulera vraisemblablement sur un temps long, en plusieurs étapes. L’université d’été du NPA en constituera aussi un jalon, et nous souhaitons que les premiers échanges fructueux nourrissent très vite la possibilité d’interventions communes.
Pour nous, il n’y a pas de contradiction entre construire aujourd’hui le NPA et penser son dépassement. Car, en toute humilité, les militantEs de l’émancipation que nous sommes ne peuvent avoir d’autres ambitions que de faire vivre un cadre d’organisation utile aux exploitéEs et oppriméEs, en questionnant sans fétichisme comment notre capital politique peut être fécond dans une période donnée. Comme nous l’écrivions en 2009, pour continuer à faire vivre « le meilleur de l’héritage de celles et ceux qui ont affronté le système depuis deux siècles, celui de la lutte des classes, des traditions socialistes, communistes, libertaires, révolutionnaires1 ».