C’est une première absolue sous le régime de la 5e République : pour la première fois, un ministre en exercice risque d’être jugé par la Cour de justice de la République (CJR) avant la fin de ses fonctions… puisqu’il n’a visiblement aucune intention d’en démissionner, et puisque le quinquennat présidentiel en cours va durer encore quatre ans et demi — sauf surprise.
La CJR avait eu, depuis sa création (en 1993), à juger huit ministres et deux secrétaires d’État pour des infractions pénales commises « dans l’exercice de leurs fonctions », et non considérés comme des « actes de gouvernement » reflétant des choix politiques et échappant — eux — à toute qualification pénale. Mais aucunE de ces ministres n’exerçait encore, lors de leur jugement, ses fonctions.
Dupond-Moretti, adepte des pressions
Qui plus est, le ministre ainsi poursuivi devant la Justice n’est autre que… le ministre de la Justice ; et il se trouve poursuivi pour avoir exercé des pressions, qui pourraient être reconnues illégales, précisément sur la Justice. Si l’issue pénale de cette procédure est aujourd’hui totalement inconnue, elle contribue, pour le moins, à la crise de légitimité de l’action gouvernementale et devrait constituer un sérieux problème politique.
Qu’est-il reproché à Éric Dupond-Moretti ? D’avoir, à deux reprises, exercé des pressions sur des membres de la magistrature depuis la fonction ministérielle qu’il occupe. D’abord, en septembre 2020, soit deux mois après sa prise de fonction, en déclenchant une enquête disciplinaire à l’encontre de trois membres du Parquet national financier (PNF). Ceux-là avaient fait éplucher ses factures téléphoniques détaillées lorsque Dupond-Moretti était encore avocat — un procédé certes assez discutable —, ainsi que celles d’une dizaine de ses collègues, pour identifier la « taupe » qui avait illégalement informé l’ex-président Nicolas Sarkozy de détails relatifs à une procédure le concernant. Deuxièmement, le ministre avait lancé des poursuites disciplinaires contre un ancien magistrat, Édouard Levrault, à qui il avait auparavant reproché — en tant qu’avocat — d’avoir mis en examen un ancien client à lui.
Quels risques pour le ministre ?
Dupond-Moretti va-t-il de se retrouver en prison à l’issue de la procédure ? Le risque est, en réalité, très faible pour lui. Une peine substantielle voire lourde apparaît très improbable. Un pronostic lié, d’abord, à la composition de la CJR elle-même. Venue remplacer en 1993 l’ancienne Haute Cour de justice (HCJ), la CJR actuelle est composée de douze membres du Parlement (Assemblée nationale et Sénat), et de trois magistratEs de la Cour de cassation. Les femmes et hommes politiques sont ainsi très majoritaires à l’intérieur de cette juridiction et éluEs par leurs pairs, c’est-à-dire les députéEs et les sénateurEs.
La composition de la Cour reflète ainsi celle des majorités parlementaires. Seul un changement très radical de la composition des assemblées pourrait déboucher sur une volonté de faire le procès des méfaits qui auraient été commis sous une mandature précédente, dans l’exercice des fonctions gouvernementales. Autrement, les politiques pourront presque toujours compter sur des juges compréhensifs ou compréhensives, puisqu’issuEs du même monde et des mêmes majorités. Ceci semble d’autant plus vrai pour la Macronie, dont les composantes réunissent à la fois des bribes de l’ancienne gauche gouvernementale (du PS) et de l’ancienne droite gouvernementale.
Jusqu’ici, en tout cas, certaines décisions de la CJR parmi les plus emblématiques ont souvent été marquées par leur absence caractérisée de sévérité. C’est ainsi, notamment, que fin 2016, Christine Lagarde — ancienne ministre de l’Économie devenue depuis directrice du FMI — fut condamnée dans l’affaire de l’arbitrage qui avait favorisé Bernard Tapie dans l’affaire Adidas (rapportant à l’homme d’affaires la modeste somme de 450 millions d’euros), mais dispensée de toute peine.