Entretien. Au lendemain du premier tour des élections municipales, il est plus que jamais indispensable de construire une mobilisation autour du rejet de la politique d’un gouvernement aux ordres du Medef, et du refus de voir la droite et l’extrême droite prospérer sur le désarroi social et le pourrissement politique. C’est l’enjeu de la mobilisation du 12 avril.La construction d’une telle mobilisation ne va évidemment pas sans débat. C’est pourquoi nous donnons la parole à celles et ceux qui y sont engagées. Cette semaine, la parole est à Jean-Baptiste Eyraud, porte-parole du Droit au logement (DAL), et Christophe Delecourt, membre du bureau de l’Union générale des fédérations de fonctionnaires CGT.La marche du 12 avril est soutenue par des partis, des syndicats, des associations et des « personnalités ». Un tel rassemblement n’est pas si fréquent. Comment l’expliquer ?
Christophe Delecourt : Depuis plusieurs années, une crise systémique, aux multiples dimensions, sociale, économique, financière, environnementale mais aussi politique et idéologique se généralise, s’amplifie. Elle montre l’impasse dans laquelle le capitalisme mondialisé et financiarisé conduit l’humanité où, sous l’aiguillon d’un patronat, d’actionnaires, de marchés financiers, les pouvoirs publics mettent en œuvre des politiques qui ne cessent de nourrir la crise.Après avoir ratifié le pacte budgétaire européen et accordé 20 milliards d’euros aux entreprises au titre du Crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi, le pouvoir annonce la fin du financement de la politique familiale par les entreprises en mettant fin aux cotisations patronales, soit un nouveau cadeau de 30 milliards d’euros. De même, après avoir engagé 15 milliards d’euros d’économies budgétaires au titre de la loi de finances 2014, ce sont plus de 50 milliards d’euros de baisse de la dépense publique qui sont annoncés pour les années 2015-2017. Une véritable purge budgétaire qui frapperait toute l’action publique de l’État, des collectivités territoriales et de la Sécurité sociale.La place du travail est plus que jamais au cœur de l’affrontement de classe quand les forces du capital tentent de s’accaparer une part toujours plus grande des richesses produites par le travail au détriment de sa rémunération et du financement d’une action publique indispensable à la satisfaction des besoins et des droits fondamentaux et à la mise en œuvre d’une logique de développement devant organiser une véritable transition écologique.Nous sommes confrontés à un double défi : construire dans la durée les rapports de forces nécessaires pour imposer d’autres choix et des revendications et propositions alternatives aux politiques actuelles. À défaut, nous nous enfoncerons dans une crise mortifère qui ne cessera d’être instrumentalisée par la droite et l’extrême droite. C’est dans le sens de la marche, qui ne saurait rester sans lendemain, contre les politiques d’austérité et le Pacte de responsabilité, pour l’égalité et le partage des richesses.
Jean-Baptiste Eyraud : Une grande déception et un sentiment d’abandon voire de trahison se sont répandus dans les classes populaires et celles fragilisées par la montée des inégalités et des multiples attaques contre la protection et les acquis sociaux. Les forces progressistes attendaient des mesures de redistribution, un renforcement de la protection sociale, la relance de l’emploi, le respect des droits de l’homme notamment en faveur des migrants, des sans-abri, et le détricotage des réformes rétrogrades conduites par les gouvernements Raffarin et Fillon. Nous avons eu les renoncements, la répression des luttes de salariés, des zadistes, des mal-logés ou des sans-papiers, les expulsions de bidonvilles, et les choix de François Hollande en faveur des banques, du grand patronat et des spéculateurs, ceux qui produisent le chômage de masse, le logement cher, la désespérance sociale, et le vote FN. Nous avons eu les manifs de droite, les manifs de riches, et maintenant nous avons les manifs de fachos avec une légitimation médiatique et politique du FN qui est de retour dans les conseils municipauxEn ce qui concerne le logement, le gouvernement avait annoncé la réquisition des logements vacants, on l’attend toujours, une loi d’encadrement et donc de baisse des loyers, censurée par le Conseil constitutionnel car mal rédigée. Nous aurons quelques avancées pour les mal-logés et les locataires, mais nous aurons aussi la saisie directe des comptes bancaires par le Trésor public en cas d’impayé de loyer, en guise de « garantie universelle des loyers »... Nous attendions la réalisation annuelle de 150 000 logements sociaux et de 500 000 réhabilitations thermiques. En fait, les 30 milliards de l’épargne populaire pour les financer a été distribuée aux banques privées cet été en catimini, pour leur permettre de continuer à spéculer sur les marchés financier mondiaux.Ce découragement a été aggravé par un cloisonnement des mouvements sociaux habilement entretenu par le gouvernement, par un silence médiatique sur les luttes en cours, et par un certain discrédit des organisations du mouvement social dans les couches populaires. Rassembler, reprendre l’initiative dans l’espace public, encourager la mobilisation et rétablir la confiance à l’égard du mouvement social sont donc nécessaires.
La rédaction de l’appel a suscité des débats. Quel est l’enjeu essentiel ?
Jean-Baptiste Eyraud : C’est pour les raisons que je viens d’exposer que nous avons adhéré à cette proposition de lancer une marche à partir d’un appel de personnalités de différents horizons. Des débats vifs ont eu lieu autour de l’indépendance du mouvement social, vis-à-vis du politique. Cette question étant réglée, puisque aussi bien dans l’appel que dans l’organisation de la marche, l’indépendance des associations et des syndicats sera respectée. Il reste maintenant à convaincre les militants de faire campagne pour faire pièce à la droite et l’extrême droite dans la rue, et pour organiser un mouvement unitaire et puissant.
Christophe Delecourt : Il est logique qu’un tel rassemblement suscite des débats dès lors qu’il s’agit de se mettre d’accord sur un texte d’appel dans le respect des champs de compétence et de l’indépendance des différentes parties prenantes, d’identifier ce contre quoi nous nous battons ensemble et les alternatives sur lesquelles nous souhaitons et sommes en mesure de nous mobiliser ensemble.Ce qui me paraît essentiel, c’est la démarche engagée entre associations, syndicats, partis politiques et « personnalités ». Chaque organisation peut créer les conditions d’une mobilisation massive, point de départ d’un cadre et d’un processus inscrit dans la durée tout en poursuivant un travail d’élargissement, de conviction d’autres organisations et « personnalités »» qui œuvrent à la construction d’une autre société de s’inscrire dans la démarche proposée. Ceci s’inscrit dans l’orientation votée lors du 50e congrès confédéral de la CGT d’œuvrer au rassemblement du mouvement syndical, de consolider les articulations nécessaires avec le monde associatif et les mouvements sociaux et de s’inscrire dans les processus de débat et d’action avec les acteurs politiques partageant nos valeurs.
Une idée traverse l’appel et les discussions : s’inscrire dans la durée. Quelles pistes concrètes ?
Christophe Delecourt : Je crois qu’il est indispensable que toutes les associations, les organisations syndicales, les partis politiques et « personnalités » qui auront organisé cette marche se revoient très vite pour élaborer des revendications et des propositions concrètes s’inscrivant dans la construction d’une dynamique pour une alternative sociale, démocratique, écologiste et féministe qui, de mon point de vue, portera aussi une dimension politique.Il me semblerait important d’organiser sur l’ensemble du territoire des débats avec les salariés, les privés d’emploi, les retraités, les jeunes, les citoyens sur les contenus de ces alternatives, tout en continuant à construire des processus de mobilisation enracinés dans les entreprises, les administrations et la cité.
Jean-Baptiste Eyraud : Ce mouvement peut s’inscrire dans la durée, mais à la condition que les calculs politiciens à court terme ne viennent pas freiner les mobilisations. Nous n’avons pas vocation à défiler pour sauver des postes électoraux ou diffuser des consignes de vote, sauf contre le FN bien sûr. C’est un des enseignements que nous devons tirer de la formidable mobilisation qui a eu lieu à Madrid samedi dernier.Pour réussir, cette initiative doit avoir pour objectif de gagner, des victoires dans les luttes, d’associer toutes les forces pour faire reculer les réformes rétrogrades et conquérir de nouveaux droits, pour redistribuer les richesses et faire reculer l'extrême droite.
Propos recueillis par Robert Pelletier