Publié le Mardi 25 avril 2023 à 17h00.

Les ressorts de la (difficile) mobilisation des jeunes : renouvellement générationnel, précarité et contre-réformes

La « jeunesse n’est qu’un mot » pour reprendre l’expression du sociologue Pierre Bourdieu, tant ce label agrège des individus aux situations sociales très différentes. Mais force est de constater que cette « jeunesse » constitue, durant le mouvement en cours contre la réforme des retraites comme par le passé, une catégorie pertinente aux yeux tant des gouvernants, qui s’en méfient, que des organisations syndicales et partis, qui l’appellent à se joindre au mouvement social.

 

De plus, et malgré leur hétérogénéité, les jeunes générations semblent porteuses de cultures politiques différentes de leurs aînés. Pour autant, les jeunes, en fonction de leur situation professionnelle (en études, en emploi ou ni l’un ni l’autre) et sociale (degré d’exposition à la précarité économique et sociale, degré d’exposition à différentes formes d’oppressions systémiques…), font face à des processus spécifiques qui entravent leur mobilisation. Pour comprendre les ressorts de la participation ou non des jeunes au mouvement social contre la réforme des retraites, il convient ainsi de tenir compte à la fois des dynamiques générationnelles, mais aussi des processus sociaux et institutionnels qui touchent certains segments de la « jeunesse ». Nous montrerons ainsi que la mobilisation massive de jeunes à partir du 16 mars, jour d’activation de l’article 49.3, pourrait s’expliquer par leurs plus grandes attentes démocratiques. Cependant, un focus sur les étudiantEs montre que leur mobilisation de moindre intensité, au regard de mobilisations antérieures, pourrait avant tout s’expliquer par la précarité et par les réformes de l’enseignement supérieur auxquels ils et elles font face.

 

Du rejet de la réforme aux exigences démocratiques

TouTEs les observateurs/trices sont unanimes : le recours à l’article 49.3 le 16 mars dernier a participé non seulement à renforcer le mouvement social contre la réforme des retraites, mais aussi à rajeunir considérablement les cortèges. Cette évolution peut s’expliquer par le fait qu’à la contestation du projet injuste de réforme des retraites sont venues s’ajouter des préoccupations démocratiques bien plus larges. Si ce doublement de la crise sociale par une crise démocratique concerne toute la société, les jeunes se singularisent par des attentes démocratiques plus fortes.

Certes, les jeunes étaient, dès 2022, moins nombreux/ses que leurs aînéEs à soutenir l’idée d’un report de l’âge légal de départ à la retraite à 64 ans : 17,9 % des moins de 30 ans soutenaient cette proposition en 2022 contre 30 % des personnes de 30 ans ou plus selon l’enquête Young Elect1. Mais la réforme des retraites semble, au regard de leur âge, moins préoccuper les jeunes que leurs aînéEs, à l’inverse des enjeux climatiques ou des oppressions systémiques dont les conséquences sont à la fois concrètes, pérennes et immédiates. C’était d’ailleurs un des paris du gouvernement. Au regard de la situation écologique actuelle, on ne peut que comprendre un relatif désintérêt des jeunes pour un système dont rien ne dit qu’elles et ils pourront en bénéficier.

À l’inverse, si on regarde le rapport des jeunes à la démocratie, on constate que leurs critiques à l’égard des institutions existantes et leurs attentes sont bien plus grandes que parmi leurs aînéEs. Rappelons ici que, si les jeunes s’abstiennent aux élections, cette abstention, souvent bien plus intermittente que constante, est le résultat d’un rapport non pas désintéressé mais critique au vote2. Selon l’enquête YoungElect, seuls 39,8 % des moins de 30 ans considèrent que la démocratie fonctionne bien en France contre 53,5 % des personnes de 30 ans ou plus. De même, les jeunes rejettent plus que leurs aînéEs la nécessité de chefFEs et de hiérarchies pour gouverner et plébiscitent davantage le recours au tirage au sort ou au référendum d’initiative citoyenne ou populaire, autant d’indices d’une exigence plus répandue d’horizontalité. Une exigence particulièrement incompatible avec la pratique actuelle du pouvoir et, plus largement, avec la Ve République.

Il n’est donc pas étonnant que le recours à l’article 49.3, symbole de la verticalité absolue d’un régime présidentiel, ait remobilisé des jeunes qui, quoique opposéEs à la réforme, ne jugeait pas cet enjeu primordial. À ce titre, pour répondre à ces exigences démocratiques, on peut penser que les organisations du mouvement social devraient non seulement approfondir leurs discours et leurs réflexions sur les enjeux démocratiques, mais aussi améliorer leurs pratiques de la démocratie, en interne et au sein des mobilisations sociales. D’autant plus que, si le rapport des générations les plus récentes à la démocratie est plus critique, celui-ci n’a encore rien de stabilisé. Plaider pour et pratiquer une démocratie plus horizontale et plus inclusive, c’est à la fois un moyen d’attirer plus de soutiens, notamment au sein des jeunes générations, mais aussi faire avancer un agenda révolutionnaire.

 

Pression, précarisation, dévitalisation et démobilisation : l’exemple de l’enseignement supérieur

Pour autant, pourquoi ces exigences démocratiques ne se traduisent-elles pas toujours en actes ? Au-delà des « opinions » politiques, n’y a-t-il pas des logiques sociales à l’œuvre ? Pour saisir ces logiques sociales, il convient de penser l’hétérogénéité de cette catégorie et de s’intéresser à des segments sociaux particuliers.

Prenons ici l’exemple des étudiantEs. Comment expliquer que, malgré une présence renforcée dans les cortèges et un nombre important d’actions de blocage des campus, les assemblées générales et comités de mobilisation rassemblent moins d’étudiantEs que lors de précédentes grandes mobilisations (notamment celles du milieu des années 2000 contre le Contrat première embauche ou encore contre la loi Libertés et responsabilités des universités) ?

Les causes ne sont pas à rechercher dans une supposée dépolitisation des étudiantEs, dans un désamour entre les étudiantEs et les syndicats ou dans une moindre sensibilité des étudiantEs tant à la question des retraites qu’à la question démocratique. Ces hypothèses ont toutes été nuancées, si ce n’est écartées, par les recherches les plus récentes. C’est plutôt du côté des conditions d’études et de vie des étudiantEs qu’il faut chercher une réponse. Ainsi, la généralisation du contrôle continu dans les formations de licence comme de master, doublée d’une complexification de la compensation entre matières, limite les possibilités de mobilisation. D’un côté la pression autour des notes est permanente, d’autant plus que celles-ci déterminent fortement, depuis 2017, l’accès en master et, a fortiori, à celui de son choix. D’autre part, le cumul des études et d’une activité rémunérée, de plus en plus nécessaire financièrement dans un contexte d’augmentation du coût de la vie étudiante et de diminution des aides parentales et sociales (qui ne compensent pas l’inflation), devient de plus en plus délicat. Travailler à mi-temps et suivre des études est devenu une mission quasi impossible : certes des aménagements d’études sont parfois possibles, mais les étudiantEs qui en bénéficient se singularisent par des taux de réussite beaucoup plus faibles, tant ils et elles n’ont pas eu accès aux enseignements en présentiel et en petits groupes, forme pédagogique la moins inefficace.

Parallèlement, les emplois étudiants, qui pouvaient être des moments de rencontre avec le syndicalisme, notamment les emplois dans des secteurs de forte implantation syndicale (Éducation nationale, Poste…), se sont aujourd’hui transformés. Aux CDD à mi-temps se substitue un recours au statut d’auto-entrepreneur, notamment en vue de travailler pour des plateformes de livraison. Moins rémunératrices, ces plateformes autorisent (en théorie) une plus grande flexibilité horaire. L’implantation syndicale y est toutefois plus faible, entravée par l’atomisation des travailleuses et travailleurs et par leur statut peu protecteur.

Dès lors, d’un côté, se mobiliser sur son lieu de travail, fait rare, devient de plus en plus improbable et, d’un autre côté, l’emploi du temps étudiant, même quand il ne se double pas d’un emploi en parallèle, offre une part de plus en plus réduite à l’engagement étudiant.

 

Vers une dévitalisation syndicale et politique des campus ?

Les engagements des étudiantEs sur leurs lieux d’études, fortement impactés par la crise sanitaire, semblent ainsi en repli. C’est en particulier vrai pour l’engagement syndical, politique ou lors de mobilisations sociales puisque, contrairement à d’autres, il ne peut faire l’objet d’une « valorisation ». En effet, si l’engagement étudiant peut désormais être récompensé sous la forme de notes ou autre, les modes d’engagement concernés sont aussi les plus consensuels et dépolitisés, ceux qui ne remettent pas en cause le fonctionnement de l’enseignement supérieur et de la société actuelle. L’effondrement de l’Unef3, tant en termes de couverture géographique que de nombre de militantEs, s’explique ainsi moins par des polémiques médiatiques que par la conjonction de conflits internes et de difficultés encore plus grandes à recruter et à « garder » des militantEs. Les organisations syndicales étudiantes plus petites comme la FSE ou Solidaires ÉtudiantEs, qui ont l’habitude de disposer d’un nombre réduit de militantEs actifs·ves, n’ont d’ailleurs pas subi le même déclin. Rappelons que, contrairement aux syndicats de salariéEs ou aux partis, les organisations étudiantes doivent renouveler la quasi-totalité de leurs effectifs tous les 3 à 5 ans.

Ainsi la généralisation du contrôle continu, la mise en place d’une sélection entre la licence et le master ou encore la disparition progressive des mécanismes de compensation entre différentes matières sont sans doute parmi les principaux facteurs d’une dévitalisation syndicale et politique des campus. Si des étudiantEs peuvent consacrer quelques heures à de grandes manifestations, voire à quelques assemblées générales, plus rares sont celles et ceux en capacité de s’impliquer durablement et quotidiennement dans une mobilisation. C’est particulièrement vrai si celle-ci se déploie à l’échelle du lieu d’études tant, à force de discours sur l’impératif de l’insertion professionnelle, celui-ci est perçu comme un lieu de passage plutôt que comme un lieu de vie. La pratique de l’enseignement en distanciel, qui s’impose progressivement depuis la pandémie liée à la Covid-19, ne fait que renforcer en pratique cette dévitalisation des campus. De tels raisonnements sont sans doute applicables dans d’autres segments de la « jeunesse » : au lycée où le contrôle continu est désormais déterminant tant pour le baccalauréat que pour l’admission dans le supérieur mais aussi dans les secteurs professionnels où les jeunes sont surreprésentés et où la précarité des emplois, l’atomisation des collectifs de travail, voire leur absence, et l’individualisation du rapport salarial sont la norme et entravent l’action syndicale.

 

*Tristan Haute est militant syndical et politologue

  • 1. Enquête scientifique coordonnée par Vincent Tiberj et Amaïa Courty (Sciences Po Bordeaux) ; voir : https://injep.fr/publica…
  • 2. Voir à ce sujet https://www.contretemps…
  • 3. La récente nouvelle sur la scission d’une partie de l’Unef (17 fédérations sur 60, selon le Monde, et la moitié des membres du bureau national) confirme la crise du syndicat. Les dissidentEs ont rejoint l’Alternative, née en 2019 d’une précédente scission, pour former l’Union Étudiante. La rupture serait liée à une volonté de dépasser le fonctionnement en « tendances » responsable d’une détérioration des relations militantes et d’un éloignement du terrain. CertainEs déplorent également les pratiques violentes, le verrouillage de la direction et l’absence de démocratie interne. Le congrès fondateur de l’Union Étudiante se tiendra les 22 et 23 avril mais la nouvelle organisation revendique d’ores et déjà l’héritage historique de l’Unef.