Publié le Samedi 4 février 2023 à 18h00.

Marx et le mouvement autonome des femmes. Note sur la fondation de sections féminines au sein de la Première Internationale

Le 19 septembre 1871, alors que la Première Internationale tenait sa conférence à Londres, Karl Marx demandait la parole et proposait aux délégués d’adopter « la proposition n°3 », qui recommandait « la fondation de sections de femmes parmi les ouvrières ».

 

Le compte rendu – en français ! – de la conférence de la Première Internationale, tenue du 16 au 23 septembre 1871 dans la maison qu’occupaient alors Karl et Jenny Marx à Londres1, a enregistré un débat instructif sur la possibilité de créer des sections féminines au sein de l’Internationale. La question fut posée le 19 septembre, lors de l’ouverture des travaux qui, comme chaque jour, commençaient en début d’après-midi pour se prolonger tard dans la nuit. Au nom du conseil général, c’est-à-dire de l’exécutif permanent de l’Internationale, Marx mit au vote une proposition, qui autorisait la création de sections purement féminines. Si le compte rendu de séance indique que la proposition de Marx fut adoptée à l’unanimité, ce qui signifie en fait que personne ne vota contre, il montre aussi que l’initiative se heurta à de fortes réticences, puisque plusieurs délégués la critiquèrent et annoncèrent leur volonté de s’abstenir. La proposition de Marx allait en effet au-delà de la simple ouverture de l’Internationale à des sections féminines, mais posait d’abord et avant tout la capacité du mouvement ouvrier à intégrer les revendications spécifiques à la lutte des femmes.

Pour fonder sa proposition, Marx avait invoqué un double argument. Le premier était des plus classiques, puisque Marx avait commencé par souligner qu’il était difficile de ne pas avoir de sections féminines dans une Internationale ouvrière, dans la mesure où « l’industrie emploie des femmes en grand nombre ». La question était d’autant plus évidente que dans certains secteurs industriels, à l’exemple du textile, la main-d’œuvre manufacturière était pour l’essentiel féminine, les hommes y étant principalement employés dans des fonctions d’encadrement. Ce point ne posait d’ailleurs aucun problème au sein de l’Internationale, puisque tous ses dirigeants considéraient qu’il était légitime que des sections entièrement féminines puissent être créées dans les secteurs industriels qui ne comptaient pas ou peu d’hommes.

Toutefois, Marx voulait aller beaucoup plus loin, comme le montre son second argument : prendre modèle sur la Commune de Paris, qui avait vu « la participation ardente des femmes ». En invoquant l’exemple de la Commune, Marx expliquait aux délégués que sa proposition visait à permettre l’entrée dans l’Internationale d’organisations féminines du type de la fameuse Union des femmes pour la défense de Paris et les soins aux blessés, qui avait joué un rôle fondamental durant l’insurrection communale. Marx avait suivi de très près la création et le développement de cette organisation, puisqu’elle avait été fondée par des militantes de l’Internationale, en particulier par son amie Elisabeth Dmitrieff, qu’il avait envoyée de Londres à Paris, au lendemain de l’insurrection du 18 mars, pour qu’elle le tienne informé de la suite des événements2.

Marx avait pu apprécier, à travers la correspondance de Dmitrieff, l’énergie et le potentiel déployés par l’Union des femmes, qui était parvenue à organiser un puissant mouvement de femmes, appuyé sur des comités présents dans tous les arrondissements de Paris. Se réunissant chaque jour, ces comités de femmes participaient à la défense de la Commune, tout en élaborant leurs propres revendications sociales et politiques, en particulier en matière d’égalité salariale ou encore de lutte contre la prostitution. L’Union des femmes était ainsi parvenue à faire entendre sa voix aux dirigeants de la Commune, qui bon gré mal gré avaient dû prendre en compte la place croissante des femmes et de leurs organisations dans la gestion et même à la direction du mouvement révolutionnaire3. Fort de cette expérience, Marx proposait en fait à la conférence de Londres de faire entrer dans l’Internationale des organisations semblables à l’Union des femmes, considérant qu’elles pourraient renforcer le mouvement ouvrier en lui apportant la force de mobilisation mais aussi les revendications du prolétariat féminin.

Sans surprise, la proposition de Marx suscita les réticences de plusieurs délégués, qui ne montrèrent pas un enthousiasme débordant à l’idée de devoir composer avec des organisations de femmes. L’anarchiste espagnol Anselmo Lorenzo prit la parole pour dire qu’il voulait bien accepter la création de sections d’ouvrières dans les secteurs féminins, mais qu’il n’était pas d’accord avec la proposition de faire entrer dans l’Internationale des organisations proprement féminines. Le belge Eugène Steens regretta lui aussi que la proposition de Marx ne fût pas plus restrictive et expliqua qu’il ne devait y avoir de sections non mixtes que dans le seul et unique cas où elles correspondraient à des organisations professionnelles qui ne compteraient pas d’hommes. Son compatriote César De Paepe alla dans le même sens : il redoutait que cette proposition n’aboutisse à la création d’une « espèce d’association internationale des femmes ». Le débat tournait en fait autour d’une seule et même question : l’Internationale devait-elle s’organiser sur la base de la seule lutte de classes ou pouvait-elle s’ouvrir aux revendications spécifiques des femmes, en faisant de leur combat celui du mouvement ouvrier ?

On notera que le révolutionnaire russe, Nicolas Outine, proche d’Elisabeth Dmitrieff, approuva pour sa part la proposition de Marx, tout en soulignant que son application serait difficile. L’histoire se chargea de lui donner raison, puisque si la proposition de Marx fut adoptée, elle ne fut en réalité pas mise en application, en raison du reflux du mouvement révolutionnaire, qui brisa l’éclosion féministe qui avait accompagné la Commune. Si « la proposition n°3 » n’eut donc pas d’actualité immédiate, elle conserve toutefois une réelle importance historique, en montrant à quel point Marx avait pu être sensible au rôle révolutionnaire que les organisations féminines avaient pu tenir durant la Commune4. Elle a aussi une importance théorique, dans la mesure où, si la Première Internationale avait été fondée en 1864 sur l’idée que « l’émancipation des travailleurs serait l’œuvre des travailleurs eux-mêmes », Marx apportait par cette proposition une correction significative. La « proposition n°3 » revenait en effet à ajouter au socle de la Première Internationale l’idée que l’émancipation des travailleuses ne pourrait être que l’œuvre des travailleuses elles-mêmes. En ouvrant l’Internationale à des organisations féminines, Marx acceptait en effet de combiner la lutte de la classe ouvrière contre l’exploitation capitaliste avec celle que les femmes pouvaient mener contre leur oppression spécifique.

 

Proposition adoptée à l’unanimité par l’Association Internationale des Travailleurs sur la fondation de sections de femmes5

 

19 septembre 1871 (séance de l’après-midi).

 

Secrétaires : J. Haies : anglais ; C. Martin, C. Rochat : Français

 

La séance est ouverte à 2h30

 

Membres présents : Coenen, De Paepe, Fluse, Steens, Verrycken, Mottershead, Herman, Vaillant, Outine, Engels, Frankel, Lorenzo, Marx, Bastelica, Perret, Serraillier

Absents : Eccarius, Cohn, McDonnell, J. Hales, Jung, Dupont

 

Le citoyen Serraillier est nommé président.

 

En l’absence du Secrétaire anglais, le citoyen Longuet est prié de faire le procès-verbal de la séance en cette langue […]

 

Proposition 3 :

Marx donne lecture de la proposition suivante faite par le Conseil Général à la conférence : « La conférence, sur la proposition du Conseil Général, recommande la fondation de sections de femmes parmi les ouvrières. — Il est entendu que ceci n’empêche en aucune manière l’existence de sections mixtes. »

Le citoyen Marx ajoute qu’il fait remarquer que la proposition porte sans exclusion des sections mixtes ; il croit nécessaire la fondation de sections purement féminines dans les pays où l’industrie emploie des femmes en grand nombre. Il ajoute quelques mots par lesquels il rappelle la participation ardente des femmes aux événements de la Commune de Paris.

Lorenzo demande que les femmes fassent partie des sections mixtes, lorsque les hommes composant la section seront du même métier que les femmes, et des sections particulières féminines lorsqu’il s’agira de sections de métiers qui sont absolument exercés par les femmes.

Outine appuie la proposition, mais il voit à son application des difficultés très grandes, à propos de cette question, il invite la conférence à charger le Conseil Général de faire une sorte d’adresse aux Travailleuses dans laquelle cette fausse idée de concurrence du travail de la femme au travail de l’homme soit clairement exposée.

De Paepe déclare qu’il s’abstiendra. De tout temps, dit-il, il a existé en Belgique des sections mixtes, qu’il approuve entièrement, mais il redoute de voir l’association — au lieu de mêler l’élément féminin dans un groupe unique — créer en quelque sorte une espèce d’association internationale des femmes.

Steens proteste contre des sections spéciales de femmes qui exercent des métiers qu’exercent également les hommes, il veut que ce genre de section soit mixte, il n’admet la section féminine que composée de femmes exerçant un métier essentiellement de son sexe.

 

On passe au vote. La proposition n° 3 est adoptée à l’unanimité.

  • 1. Sur la conférence de Londres, voir Mathieu Léonard, L’émancipation des travailleurs. Une histoire de la Première Internationale, Paris, 2011, p. 275-280.
  • 2. Sur Elisabeth Dmitrieff, voir la biographie récente d’Yvonne Singer-Lecocq, Rouge Élisabeth, Paris, 2021.
  • 3. Carolyn J. Eichner, Franchir les barricades. Les femmes dans la Commune de Paris, Paris, 2020.
  • 4. Sur Marx et la Commune, voir Karl Marx, Friedrich Engels, Sur la commune de Paris, éd. Stathis Kouvélakis, Paris, 2021.
  • 5. D’après l’édition de Marx Engels Gesamtausgabe (MEGA), I /22. Werke, Artikel, Entwürfe, März bis November 1871, Berlin, 1978, p.664-666.