« Le communisme, en tant que naturalisme achevé, est un humanisme, en tant qu’humanisme achevé, un naturalisme ; il est la vraie solution de l’antagonisme entre l’homme et la nature, entre l’homme et l’homme1. »
Cette définition du communisme contient l’histoire de ce que fut le travail avant le capitalisme et de ce qu’il est devenu pour un très grand nombre d’hommes et de femmes dans le capitalisme ; elle contient aussi l’abolition de la forme capitaliste du travail comme exigence constitutive d’une société communiste.
Par le travail, l’être humain produit son humanité
Le naturalisme de Marx est achevé parce qu’il soutient qu’une place particulière doit être reconnue à l’humanité dans la nature.
L’existence animale est immédiate, c’est-à-dire que l’animal tel qu’il est peut vivre dans la nature telle qu’elle est. L’existence de l’être humain suppose au contraire une médiation parce que, tel qu’il est fabriqué par la nature, il ne peut y vivre que s’il la transforme « afin de s’assimiler des matières en leur donnant une forme utile à sa vie ». Cette activité vitale est le travail, médiation dans laquelle les êtres humains produisent leurs conditions matérielles d’existence.
« Le travail est de prime abord un acte qui se passe entre l’homme et la nature. L’homme y joue lui-même vis-à-vis de la nature le rôle d’une puissance naturelle. Les forces dont son corps est doué, bras et jambes, tête et mains, il les met en mouvement afin de s’assimiler des matières en leur donnant une forme utile à sa vie2. »
Il faut tout de suite ajouter que la production humaine diffère profondément des productions animales, quand il s’en trouve, parce qu’elle n’est pas l’expression de mécanismes instinctifs mais celle d’une conscience intentionnelle.
« Ce qui distingue dès l’abord le plus mauvais architecte de l’abeille la plus experte, c’est qu’il a construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans la ruche. Le résultat auquel le travail aboutit préexiste idéalement dans l’imagination du travailleur. Ce n’est pas qu’il opère seulement un changement de forme dans les matières naturelles ; il y réalise du même coup son propre but dont il a conscience, qui détermine comme loi son mode d’action, et auquel il doit subordonner sa volonté3. »
La nature quand elle produit n’imagine rien, elle engendre sans conscience, sans représentation d’un but, sans intention. L’homme produit au contraire de manière consciemment finalisée : en ce sens il produit de façon non naturelle des réalités non naturelles. En sorte qu’il est un produit de la nature qui dépasse la nature : il est par nature un être de culture.
Il est essentiel d’insister maintenant sur le fait qu’en transformant la nature extérieure (la terre de l’agriculteur, le bois du menuisier ou du charpentier, la pierre du tailleur, la laine du tisserand, la peau du tanneur, le cuir du cordonnier, le minerai du métallurgiste, le métal du forgeron, etc.), l’être humain transforme aussi sa nature intérieure. En effet, parlant du travail, Marx écrit : « En même temps qu’il agit par ce mouvement sur la nature extérieure et la modifie, il modifie sa propre nature et développe les facultés qui sommeillent4. »
Les mécanismes de la sélection naturelle ont façonné en l’être humain des potentialités, des puissances qui s’actualisent dans l’usage qu’il en fait. Or le travail nécessite l’exercice des puissances proprement humaines que sont la conscience réflexive, l’intelligence conceptuelle, l’imagination créatrice ; en exerçant ces facultés, l’être humain les développe, il produit son humanité. Quand on le prend dans son sens marxiste, le travail est humanisant.
Mais ce devenir humain ne peut s’accomplir que dans une société qui ménage à l’être humain la possibilité effective d’un tel travail anthropogène. C’est là où le naturalisme achevé rejoint l’humanisme achevé.
Nature, œuvre et reconnaissance
L’humanisme de Marx est achevé parce qu’il exige que la société soit organisée de telle façon qu’elle permette à tous les êtres humains d’actualiser la spécificité humaine que révèle le naturalisme achevé.
L’humanisme des Lumières demeure abstrait ; avec les révolutionnaires de 1789, il déclare des droits formels. Dans la réalité, ces droits traduisent non pas des besoins universels mais ceux de la bourgeoisie : la liberté d’entreprendre, la liberté de circulation des marchandises et des capitaux, donc la liberté des propriétaires de marchandises et de capitaux. Ceux-là, parce qu’ils jouissent de la propriété, disposent de la force qu’elle confère, celle du renard libre dans le libre poulailler : ils disposent de la liberté qui ruine l’égalité. L’humanisme achevé affirme au contraire qu’il n’y a pas de liberté pour tous sans égalité réelle et que cela suppose « une association où le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous5 ».
Le libre développement individuel et collectif réclame lui-même que la nature demeure pour l’être humain son corps inorganique, suivant la forte expression de Marx. La nature est son corps parce qu’elle est la matière que l’être humain doit apprivoiser non seulement pour satisfaire son existence animale mais aussi pour s’élever à sa définition d’être humain.
Pour prendre pleinement conscience de son humanité, il a besoin de l’inscrire dans la réalité matérielle. La nature par lui transformée est l’objectivation de son être intérieur, elle porte son empreinte, elle est son œuvre : aussi, quand il la regarde, peut-il s’y retrouver et satisfaire alors son désir de reconnaissance.
Capitalisme et déshumanisation du travail
Or le capitalisme vient séparer un très grand nombre d’êtres humains de la nature, et donc les priver des conditions de possibilité d’un travail humanisant. Au début du 16e siècle, les nobles propriétaires fonciers en Angleterre commencent à louer leurs terres à des fermiers désireux de les cultiver. Le plus offrant emporte le bail. Une concurrence apparaît. Un marché des baux se met en place au plus grand bénéfice des propriétaires fonciers. Il en découle l’émergence des impératifs capitalistes. Pour payer son loyer et la part des revenus de la terre qu’il s’est engagé par contrat à verser au propriétaire foncier, le fermier entrepreneur exploite la terre de manière à en tirer le meilleur gain possible. Il engage donc des ouvriers agricoles et, pour maximiser ses gains, cherche à augmenter le rendement des sols et la productivité du travail. Il s’efforce aussi d’améliorer ses forces productives par des innovations techniques. Simultanément cette grammaire capitaliste va entraîner une refonte des rapports de production. La propriété féodale s’accommodait d’une quantité de droits coutumiers dont jouissaient les paysanEs et villageoisEs. Pour rationaliser l’exploitation des terres et augmenter leurs revenus, propriétaires fonciers et fermiers devenus capitalistes s’entendent pour abolir la propriété d’usage qui résultait des droits coutumiers. Cela prend très souvent la forme d’appropriation par la force, ensuite entérinées par la justice locale puis le parlement national. La propriété féodale disparaît, remplacée par la propriété privée exclusive, la propriété capitaliste. Souvent également, les paysans petits propriétaires, ruinés par la concurrence des fermiers capitalistes, sont forcés de vendre leur terre.
Chassé de sa terre par une appropriation ou ruiné par la concurrence et forcé de vendre, dans un premier cas le paysan devient, comme d’autres avant lui, ouvrier agricole, mais cette fois employé chez un fermier entrepreneur : il ne décide plus de ce qu’il produit, ni de la manière dont il le produit, et il ne consomme plus ce qu’il produit. Dans un second cas il devient ouvrier dans une fabrique ou une manufacture. Dans les deux cas l’attache à la terre comme corps inorganique, fondement de sa subsistance autonome et de son développement humain est perdue. L’unité métabolique avec la nature a disparu. Il n’est plus qu’individu vivant apte au travail, rouage d’une production qui a pour seul but la valorisation du capital. Pour cette raison le travail change de caractère, il ne fait plus appel qu’à la mécanique corporelle, et comme il cesse de réclamer l’exercice des facultés humaines, il devient déshumanisant.
« En quoi consiste l’aliénation du travail ? D’abord dans le fait que le travail est extérieur à l’ouvrier, c’est-à-dire qu’il n’appartient pas à son essence, que donc, dans son travail, celui-ci ne s’affirme pas mais se nie, ne se sent pas à l’aise mais malheureux, ne déploie pas une libre activité physique et intellectuelle mais mortifie son corps et ruine son esprit. […] En conséquence l’ouvrier n’a le sentiment d’être auprès de lui-même qu’en dehors du travail et, dans le travail, il se sent en dehors de soi. Son travail n’est donc pas volontaire mais contraint, c’est du travail forcé6. »
La tyrannie de la valeur
Chacun sait que la recherche du profit maximal explique pourquoi le travail est devenu aliénant. Mais peut-être n’est-on pas suffisamment attentif aux soubassements matériels de cette causalité. Pour Marx, ce n’est pas la conscience qui détermine la vie, c’est la vie qui détermine la conscience. Ce n’est pas dans la psychologie du capitaliste que se trouve la source de l’exploitation du travailleur mais dans la logique interne du mouvement d’auto-
valorisation et donc d’autonomisation de la valeur. La psychologie du capitaliste n’en est qu’une conséquence.
« Dans la circulation A-M-A, l’un et l’autre, l’argent et la marchandise, ne fonctionnent que comme modes d’existence différents de la valeur elle-même, l’argent comme mode d’existence général, la marchandise comme mode d’existence particulier, son simple déguisement pour ainsi dire. La valeur passe constamment d’une forme dans l’autre, sans se perdre dans ce mouvement, et elle se transforme ainsi en un sujet automate. […] Mais en fait la valeur devient ici le sujet d’un procès dans lequel, à travers le changement constant des formes argent et marchandise, elle modifie sa grandeur elle-même, se détache, en tant que survaleur, d’elle-même en tant que valeur initiale, se valorise elle-même7. »
Une telle autonomie de la valeur entraîne une inversion du monde dans laquelle les personnes deviennent comme des choses et les choses comme des personnes. « Les relations sociales qu’entretiennent leurs travaux privés apparaissent aux producteurs non pas comme des rapports immédiatement sociaux entre les personnes dans leur travail même, mais au contraire comme des rapports impersonnels entre des personnes et rapports sociaux entre des objets. » L’âpreté au gain, la passion de l’argent, le calcul égoïste ne sont pas des dispositions innées de certains individus mais des constructions sociales qui contraignent le capitaliste à agir en capitaliste, c’est-à-dire à diminuer les coûts de production, à augmenter la productivité du travail, à maximiser l’extraction de la survaleur, sous peine de faillite et de ruine, tout cela conduisant nécessairement à « rationaliser » le travail, à le rendre aliénant. Les marchandises ne peuvent se rendre elles-mêmes sur le marché, elles ont besoin que les êtres humains les y conduisent : pour cela les êtres humains deviennent de simples « porteurs de marchandises », comme le dit Marx. Mais une fois qu’elles sont parvenues sur le marché, la valeur gouverne leur circulation comme elle a gouverné leur production. Ce ne sont pas les êtres humains qui mènent le monde, ni leurs idées, ni leurs passions ; dans le capitalisme, c’est la valeur : « Leur mouvement social propre a pour les échangistes la forme d’un mouvement qu’ils ne contrôlent pas mais dont ils subissent au contraire le contrôle. » C’est la raison pour laquelle il est vain d’attendre d’une organisation capitaliste de la société qu’elle puisse véritablement réformer son pouvoir de prédation sur la force de travail, pouvoir qui tient la plus grande partie de l’humanité dans une pauvreté relative et parfois dans la pauvreté absolue de la misère. C’est que la nature même de la valeur, autant que sa logique, conduisent soit à l’indifférence envers la matière, soit à son exploitation sans limite, quelles qu’en soient les conséquences pour les êtres humains, étant entendu que la force de travail est une réalité matérielle humaine. La même indifférence envers la matière, ou son exploitation sans limites, conduisent à la destruction progressive des conditions naturelles nécessaires à la vie, ce qu’on appelle crise écologique.
Le travail abstrait ou l’oubli du travail
Car de quoi la valeur est-elle faite ? L’air de rien, elle recèle l’évacuation de la réalité matérielle concrète. Elle est en effet l’objectivation d’un travail abstrait. Tous les travaux concrets sont différents. Le travail abstrait, qui permet de mesurer la valeur des marchandises par le temps nécessaire pour les produire, s’obtient en vidant tous les travaux concrets des différences qui les distinguent, en éliminant leurs singularités, c’est-à-dire en les privant de leur matérialité sensible. De cette opération d’abstraction, il reste donc le travail abstrait, à savoir seulement une certaine quantité d’énergie qui réside dans l’activité des muscles, des tendons, du cerveau, etc. et qu’il a fallu dépenser pour produire une marchandise. Cette quantité de travail abstrait qui se mesure par le temps est la valeur. On comprend pourquoi Marx dit de la valeur qu’elle est un être fantomatique. Et pourtant elle règne sur le monde capitaliste, en premier lieu parce que la détermination de leur valeur est indispensable à l’échange des marchandises et en second lieu parce qu’elle dirige leur production et leur circulation. Elle régente en même temps les producteurs contraints de suivre les variations des prix sur le marché. Aucun capitaliste ne peut, sans périr, échapper aux impératifs du mode de production capitaliste, se soustraire aux règles de son jeu. Or les règles contiennent l’éviction du travail concret, et donc son oubli ou son mépris ; elles commandent conjointement le contournement ou l’élimination des limites qui peuvent nuire à la productivité de la force de travail, et donc l’oubli ou le mépris des conditions d’existence matérielles de la force de travail dès qu’elles entravent la valorisation de la valeur.
Communisme et travail libéré
Il est impossible que le capitalisme renonce à l’exploitation du travail finalisée par la valeur. Il faudra donc en finir avec le capitalisme pour en finir avec sa négation du travail anthropogène. Pour autant, une société communiste n’inventera pas une nouvelle forme de travail ; le travail humanisant, par construction, est aussi vieux que l’êtres humains et il existe bien entendu dans nos sociétés ; mais une société, pour être communiste, devra en créer les conditions de possibilité pour toutes et tous. Toute société combine le règne de la nécessité et le règne de la liberté.
« De même que l’homme primitif doit lutter contre la nature pour pourvoir à ses besoins, se maintenir en vie et se reproduire, l’homme civilisé est forcé, lui aussi, de le faire quels que soient la structure de la société et le mode de production. En ce domaine, la seule liberté possible est que l’homme social, les producteurs associés, règlent rationnellement leurs échanges avec la nature, qu’ils la contrôlent ensemble au lieu d’être dominés par sa puissance aveugle et qu’ils accomplissent ces échanges en dépensant le minimum de force et dans les conditions les plus dignes, les plus conformes à leur nature humaine. Mais cette activité constituera toujours le royaume de la nécessité. C’est au-delà que commence le développement des forces humaines comme fin en soi, le véritable royaume de la liberté qui ne peut s’épanouir qu’en se fondant sur l’autre royaume, sur l’autre base, celle de la nécessité. La condition essentielle de cet épanouissement est la réduction de la journée de travail. »
Le travail dont il s’agit de diminuer le temps qu’on lui consacre est celui qui est nécessaire à la satisfaction de nos besoins fondamentaux : il nous faudra toujours transformer la nature pour produire nos conditions matérielles d’existence. Ce travail est humanisant quand il s’accomplit dans des conditions conformes à la nature humaine. Le règne de la liberté commence pour toutes et tous quand le travail cesse d’être un moyen de satisfaire des besoins en dehors du travail pour devenir lui-même le premier besoin humain, le besoin d’actualiser pleinement toutes les potentialités de notre nature. La société sera communiste « quand le travail ne sera pas seulement un moyen de vivre mais sera devenu le premier besoin vital8. »
Alors sera réalisée en pratique l’unité du naturalisme achevé et de l’humanisme achevé.
- 1. Manuscrits de 44, ES (Éditions sociales), p 87. 2) Capital, ES, L1, p 180.
- 2. Capital, ES, L1, p 180.
- 3. Capital, ES, L1, p 181.
- 4. Cf. note n°2.
- 5. Le Manifeste du Parti communiste.
- 6. Manuscrits de 44, ES, p 60.
- 7. MEGA (Marx-Engels, œuvres complètes en allemand), 2, II, p 171.
- 8. Critique du programme de Gotha, ES, GEME, p 60.