Entretien. Christophe Jaillet est comédien et marionnettiste. Il est membre du SFA-CGT (Syndicat français des artistes) et a participé à toutes les luttes des intermittentEs à Lyon depuis 1991. Avec lui, nous revenons sur les débats autour du régime des intermittentEs, et leur mobilisation en défense des acquis.Quels sont les projets du Medef concernant le régime spécifique des intermittents du spectacle ? Celui-ci est-il réellement divisé comme pourrait le laisser entendre la prise de position de Laurence Parisot dans les Échos ?Laurence Parisot n’a jamais eu à traiter la « patate chaude » du régime spécifique d’indemnisation chômage des intermittents du spectacle. Dès 2008, Sarkozy avait demandé la prorogation en l’état des annexes 8 et 10 jusqu’en 2013 : il ne voulait pas être emmerdé avec ça alors qu’il y avait des dossiers lourds à venir (réforme des retraites, de la Sécurité sociale, loi TEPA, TVA sociale etc.). Parisot n’a jamais vraiment digéré son éviction lors du vote du Conseil exécutif en mars 2013 alors qu’elle était candidate à sa succession à la tête du Medef. Donc, c’est plus « le coup de pied de l’âne » à Gattaz qu’un soutien vibrant à la politique culturelle ou un soudain amour pour les acteurs de la culture en France…Pour le Medef et son allié la CGPME, l’objectif est de se désengager des annexes, de les sortir de la solidarité interprofessionnelle. Mais l’objectif est difficilement atteignable car les professionnels du secteur sont fortement mobilisés depuis plus de vingt ans. La difficulté pour le Medef est de séparer le bon grain de l’ivraie. Ils veulent continuer à faire du dumping grâce à la permittence, c’est-à-dire l’emploi d’intermittents de façon permanente ou quasi permanente par un même employeur (dans les boîtes audiovisuelles, par exemple, qui abusent du recours au CDD d’usage avec la bienveillance hypocrite du patronat) et refourguer à la charge de l’État les « improductifs et subversifs » du spectacle vivant. C’est ce qui a été en partie réalisé en 2003 avec la poursuite du phénomène de la permittence dans le secteur privé et la prise en charge de fonds spéciaux abondés par le ministère de la Culture (fonds de transition, fonds transitoire, fonds de professionnalisation, AFD etc.) pour ceux « qui n’arrivent plus à faire leurs heures ». Pour l’heure, le patronat n’a pas évoqué dans ses projets un traitement différencié des artistes et des techniciens.
Que penses-tu de l’argument, largement repris dans les milieux culturels, de l’apport économique que représente aujourd’hui le monde de la culture et qui justifierait de le protéger ?C’est un terrible renoncement, une défaite idéologique ! Cela pourrait avoir des conséquences tragiques à l’avenir. En utilisant les arguments des capitalistes, à force de claironner que la culture, c’est un champion économique (on « pèse » plus que l’industrie automobile en terme d’emplois, etc.), cela ne justifiera-t-il pas de supprimer les subsides nécessaires à une création diverse, qui ne soit pas inféodée au pouvoir économique ? Si la culture est rentable et rapporte, pourraient affirmer les capitalistes, pourquoi alors ne pas l’intégrer dans les négociations de l’accord de libre échange panaméricain ?
Quelles sont les revendications principales du mouvement ? Et sur quoi, car il n’est pas unifié, se divise-t-il ?Loin de la guerre souterraine de 2003 entre les partisans des thèses de Toni Negri et du revenu universel et les organisations syndicales du secteur (CIP/IDF contre Fédération du spectacle CGT), le mouvement est aujourd’hui unifié autour du Comité de suivi et de ses propositions pour la réforme des annexes spécifiques de l’assurance chômage des artistes et techniciens, avec la caution des deux ministres socialistes, Sapin et Filippetti.Sans entrer dans des détails trop techniques, le Comité de suivi préconise une annexe unique pour les artistes et les techniciens : 507 heures sur 12 mois, pour ouvrir 12 mois d’indemnisation avec une date anniversaire préfixe, l’assimilation des périodes de travail hors spectacle à raison d’un tiers des heures, le plafonnement mensuel du cumul salaires et allocations chômage et un nouveau mode de calcul plus mutualiste, maintien du principe de solidarité intra et interprofessionnel.
En quelques jours, la mobilisation a connu un fort accroissement. Quelles sont les prochaines échéances ? La dernière séance de négociation de l’assurance chômage aura lieu le 20 mars. Il y a fort à parier que grâce à la forte mobilisation, l’ordre du jour portera intégralement sur le régime général et l’annexe 4 et que les annexes 8 et 10 seront prorogées, dans l’attente pour le Medef de trouver une nouvelle fenêtre de tir plus favorable (au mois d’août ?) afin de modifier à la baisse ces annexes. C’est pourquoi il faudra que les forces en lutte restent mobilisées…
La question de la grève est-elle abordée ? En particulier celle des festivals ?La question de la grève est complexe. L’avis le plus répandu chez les artistes, c’est qu’il est plus efficace de rencontrer le public, lire des textes avant ou après les spectacles, faire signer des pétitions, créer des happenings spectaculaires (manifs de droite, enterrements scénarisés, etc.) plutôt que de descendre le rideau de fer. Pour beaucoup, le travail est rare et ils ont le sentiment de « se tirer une balle dans le pied » en ne jouant pas.Pour les techniciens, qui ont un rapport au travail plus proche des ouvriers, la grève reste le recours ultime. Ainsi, en juillet 2003, c’est la grève d’une demi-douzaine de techniciens qui a conduit à l’annulation du festival d’Avignon. Il y a aussi l’arme de « l’écran noir » à la télévision, chose qui n’est jamais arrivée, ce qui eut été possible dans les années 70 à l’époque de l’ORTF, mais qui semble quasi impossible techniquement à réaliser aujourd’hui.
Cette bataille intervient alors qu’une mobilisation était en cours contre la diminution du budget de la culture (ce que la droite n’avait jamais osé faire). Comment s’articulent ces deux luttes ?Assez difficilement. La difficulté provient du téléscopage des « marches pour la culture » initiées conjointement en janvier par les employeurs du secteur et la CGT spectacle, et la lutte pour la sauvegarde des annexes 4, 8 et 10 qui se développe depuis l’annonce choc du patronat du 12 février de la suppression des trois annexes. La porosité entre les deux mouvements n’est pas pour plaire aux patrons du secteur qui défendent des positions assez corporatistes, mais légitimes tant la politique culturelle du gouvernement socialiste est en régression depuis 2012. En région, les militants de la CGT jouent les « entremetteurs » entre les privés d’emploi et précaires du PEP-CGT et les responsables du Syndicat des entreprises artistiques et culturelles (Syndéac), de la Chambre professionnelle des directions d’opéra (CPDO) et du Syndicat national des scènes publiques (SNSP). Ils essayent de garder l’unité de la lutte sans laisser le leadership à l’une ou l’autre partie, chose pas toujours aisé tant les antagonismes sont forts…
Propos recueillis par Olivier Neveux