Au-delà de la polémique soulevée par le Front national, Sébastien Roux1 revient sur ce que représente le tourisme sexuel en Thaïlande.
Comment analysez-vous l’emballement autour de l’affaire Frédéric Mitterrand ?
Le FN sort l’affaire dans le cadre d’une stratégie politicienne suite à l’affaire Polanski, jouant sur l’amalgame entre tourisme sexuel et violences pédophiles, sur l’assimilation douteuse entre homosexualité et pédophilie. Or, si le tourisme sexuel suscite des réactions souvent très fortes, il faut prendre un peu de distance par rapport à nos représentations de la prostitution touristique.
Certes, Frédéric Mitterrand reconnaît avoir été client d’un système de prostitution; soit. Ensuite, il est accusé de pédophilie. Mais de quoi s’agit-il? Si l’on reprend Mauvaise Vie, son livre publié en 2005, on apprend qu’il a fréquenté les bars prostitutionnels d’un quartier de Bangkok, payé des « garçons » pour des services sexuels. Ces bars sont situés au cœur d’un quartier de prostitution régulé et encadré. C’est un quartier éclairé, le plus souvent bondé et extrêmement touristique. On ne trouve pas d’enfants prostitués aujourd’hui à Patpong. Certes, Frédéric Mitterrand a des relations sexuelles avec des hommes plus jeunes, mais a priori certainement pas avec des mineurs. De quoi l’accuse-t-on ? D’homosexualité ? De pédophilie ? Les attaques sont d’autant plus douteuses qu’elles jouent sur la superposition implicite entre des pratiques qui n’ont rien à voir.
Qu’est-ce que le tourisme sexuel exactement ?
La catégorie de tourisme sexuel recouvre en réalité des situations très différentes ; elle semble faire sens mais personne n’est capable de la définir précisément. Peut-être vaut-il mieux, pour penser la prostitution touristique, partir des pratiques et expliciter ce qui s’observe sur place. Reconsidérons Patpong, le quartier au sein duquel j’ai enquêté pendant deux ans. C’est un espace récent, dont la naissance remonte à la guerre du Vietnam. En effet, la Thaïlande a servi de base arrière pour les GI américains en repos. La prostitution pour étrangers a commencé à se développer durant cette période. À la fin de la guerre, les infrastructures d’accueil qui avaient été mises en place ont permis à la Thaïlande de profiter du boom du tourisme international: les touristes civils ont remplacé les militaires, mais les quartiers de prostitution n’ont pas disparu.
Aujourd’hui, on y trouve des offres prostitutionnelles assez diverses. Les bars les plus célèbres sont certainement les « gogo bars », qui présentent des hommes ou des femmes dansant le long d’une barre accrochée au plafond. Les clients les sélectionnent et négocient des relations tarifées qui se déroulent à l’extérieur. Mais si les danseurs et danseuses pratiquent un sexe monnayé, d’autres Thaïlandais-es rencontrent des Occidentaux de manière plus euphémisée, dans des espaces de rencontres plus classiques (bars, restaurants). Ils cherchent des étrangers capables de « prendre soin » d’eux, avec toute l’imprécision que l’expression recouvre : rémunérations financières, symboliques, cadeaux, etc. Les jeunes femmes sont souvent issues d’Isan, une zone au nord-est de la Thaïlande, longtemps déclassée et défavorisée. Elles arrivent à Bangkok pour occuper des emplois peu qualifiés dans l’industrie. Le salaire minimum est faible (environ 100 euros par mois). Or, la prostitution pour étrangers peut rapporter autour de 25 000 à 30 000 bahts mensuels (550 à 600 euros). L’intérêt économique est évident… Si la prostitution féminine est la plus connue, la prostitution masculine (très majoritairement homosexuelle) est également importante. Les logiques y sont semblables, à quelques différences près. La principale demeure le produit de la superposition actuelle entre espaces de rencontres et espaces de prostitution. Les principaux bars gays de Bangkok étant à Patpong, sont ainsi intimement liés au monde de la prostitution. Ainsi, au-delà de l’émotion que peut susciter le tourisme sexuel, il convient toujours d’être prudent et d’essayer de comprendre les logiques qui traversent de tels espaces. Il ne s’agit pas de nier la violence de la prostitution internationale, car elle met en relation des personnes aux ressources très inégales. Pour autant, les représentations actuelles dramatisent les conditions d’exercice de la prostitution et empêchent de saisir ce qui se joue réellement. Tout débat sur la sexualité commerciale met en jeu des convictions intimes mais, malheureusement, les jugements sont souvent fondés sur des a priori et des représentations faussées. Les prises de position autour de Mauvaise Vie en sont malheureusement exemplaires…
1.Sébastien Roux est docteur de l’EHESS, et membre associé de l’Iris (CNRS-Inserm-EHESS-Université Paris 13).
Par Sylvain Pattieu