Selon les idées dominantes, « les socialistes » auraient tenté une expérience qui se serait fracassée sur « les réalités », notamment la « contrainte extérieure », et auraient été obligés de l’abandonner en mars 1983.
Dans le numéro d’octobre 1981 de la revue de la LCR, Ernest Mandel résumait les enjeux auxquels se trouvait confronté le gouvernement de la « gauche unie » : soit l’épreuve de force avec le capital soit le sacrifice des intérêts des masses laborieuses ; soit la rupture avec l’économie capitaliste soit l’alignement sur les règles du profit1.
« La rupture avec le capitalisme ne peut s’effectuer sans frais »
La gauche avait gagné en mai-juin 1981 l’élection présidentielle puis les législatives sur un programme qui affirmait se situer dans une perspective de « rupture avec le capitalisme. »
Les socialistes auraient alors pris des mesures sociales inconsidérées2 : hausse du SMIC et des prestations sociales, retraite à 60 ans, créations d’emplois puis réduction de la durée légale du travail, notamment. Ils auraient ainsi creusé les déficits intérieurs (des collectivités publiques) et extérieurs (de la balance commerciale et de la balance des paiements). Mais les mesures sociales ne seraient pas seules en cause. C’est l’ensemble des réformes amorcées en 1981 qui auraient été « inadaptées » : nationalisations des entreprises et du crédit, créations d’emplois publics, fiscalité, nouveaux droits des travailleurEs… Elles auraient « inquiété les investisseurs » qui se seraient détournés.
En fait, comme le soulignait Mandel dans l’article cité « la rupture avec le capitalisme ne peut s’effectuer sans frais. La bourgeoisie réagira durement. ll faudra répondre du tac au tac. ». C’est ce à quoi se refusait Mitterrand. De plus le fort ralentissement de l’économie internationale l’enfermait dans une tenaille : « Toute une série de réformes sociales progressistes ne peuvent être réalisées que s’il y a une expansion économique prononcée, du moins si l’on veut respecter les intérêts et la fortune de la bourgeoisie, comme le fait la social-démocratie. ».
Des mesures de gauche…
La première phase du pouvoir Mitterrand est certes marquée par des mesures sociales et de relance de l’économie : le SMIC augmente de 10 %, les allocations familiales de 25 %, le minimum vieillesse de 20 % ; des réformes fiscales favorables aux bas revenus sont mises en place, les aides au logement et à l’industrie sont augmentées, l’investissement des administrations reprend, des emplois publics sont créés et la création d’emplois et le recrutement des jeunes sont subventionnés, de nouvelles aides sont accordées aux agriculteurs. Mais elles ne « changent pas la vie ». Ainsi, la baisse de la durée du travail est seulement d’une heure (de 40 à 39 heures).
En février 1982, des nationalisations sont mises en œuvre : elles concernent tout le capital des firmes sidérurgiques, de cinq grands groupes industriels, de 36 banques de dépôt, de deux holdings financiers, ainsi que 51 % du capital d’entreprises fortement spécialisés dans l’armement (Dassault, Matra). Certaines de ces entreprises étaient en grande difficulté et l’indemnisation des actionnaires est particulièrement généreuse (et au-delà des intentions initiales du gouvernement : les actionnaires ont su se faire entendre du Conseil constitutionnel qui a interprété en leur faveur les textes constitutionnels). On peut remarquer qu’y ont échappé Peugeot, le secteur des assurances et la distribution de l’eau. Dans le programme du PS, ces entreprises publiques étaient supposées jouer un rôle essentiel dans la transformation du pays.
En fait, banques et entreprises nationalisées n’ont pas joué ce rôle. Pour les salariéEs, pas grand-chose n’a changé, ni dans leurs conditions de travail ni dans leur pouvoir face aux directions. Les banques ont surtout vu des inspecteurs des finances « de gauche » remplacer des inspecteurs des finances ou autres dirigeants de droite. Dès 1982, la politique industrielle s’est effacée devant « l’autonomie de gestion » des entreprises nationalisées : le profit devenait le critère de gestion quasi unique de ces entreprises... Au-delà des discours, aucune planification réelle de l’économie n’a été mise en place.
… aux premiers « plans de rigueur »
L’acceptation tel quel du Système monétaire européen limitait la marge de manœuvre du gouvernement qui s’est refusé en juin 1981 à une forte dévaluation du franc (qui aurait dû être accompagnée d’un contrôle des prix). La « construction européenne », en fait celle d’une Europe capitaliste, n’a été qu’un alibi de la soumission à la mondialisation libérale.
Dès avril 1982, le renoncement est évident. Pierre Mauroy (le Premier ministre) donne des gages au patronat : l’arrêt de l’abaissement de la durée du travail pendant deux ans, l’allègement de la taxe professionnelle, et le gel des cotisations patronales. En juin, est lancé un premier « plan de rigueur » : les prix sont bloqués mais les salaires aussi et, recul fondamental pour les salariéEs, c’est la fin de l’échelle mobile de salaires. Jacques Delors, le ministre de l’Économie et des Finances, est de plus en plus l’homme fort du gouvernement
En mars 1983, nouveau « plan de rigueur » qui consacre la renonciation définitive aux projets affichés en 1981 et la conversation des socialistes au libéralisme. C’est le début de la baisse brutale de la part des salaires dans la valeur ajoutée et de l’encadrement du budget des hôpitaux. Certains camouflent cette évolution d’un discours hypocrite : ainsi Lionel Jospin parle d’une « parenthèse de la rigueur ». Un peu plus tard, Michel Rocard sera plus franc en parlant du capitalisme comme « l’horizon indépassable de notre temps ».
Ernest Mandel, « La politique économique de Mauroy-Delors », Critique communiste n°1 (2e série), octobre 1981.
Une nécessaire épreuve de force
«La question est de savoir si on a la volonté de risquer cette épreuve de force avec le capital français et international, ou si, par peur de cette épreuve de force et des "risques de l’inconnu", on sacrifie délibérément les intérêts des masses laborieuses, leurs espoirs de changement, leur désir de voir éliminés les fléaux du chômage et de l’inflation sur l’autel de la collaboration avec la bourgeoisie et de la garantie de ses profits. Pour nous, il n’y a pas de doute que le régime Mitterrand-Mauroy ne pourrait satisfaire la volonté de changement des masses laborieuses, ne pourrait éliminer le chômage et l’inflation que s’il rompait radicalement avec toute forme de collaboration de classe avec la bourgeoisie, que s’il s’orientait résolument vers une rupture avec l’économie capitaliste internationale. Aussi longtemps qu’on n’effectue pas cette rupture, on est amené à respecter des "règles du jeu" qui, répétons-le, ne sont ni fatales ni techniques, mais correspondent aux impératifs d’un type particulier d’économie : l’économie capitaliste, l’économie de marché généralisée, l’impératif du profit. »
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