La question de l'entrée de la Turquie dans l'Union européenne suscite de nombreux débats en France et charrie bien des fantasmes.
Nicolas Sarkozy se pose en champion de l'opposition à l'entrée de la Turquie, flattant ainsi son électorat le plus réactionnaire. Une série d'arguments, à relents racistes, sont développés pour justifier cette position. Il serait ainsi impossible d'intégrer un pays musulman de 70 millions d'habitants en raison de différences « culturelles ». Un certain nombre de « valeurs » seraient incompatibles avec une société à majorité musulmane. On a pourtant bien du mal à reconnaître comme spécifiquement « chrétiennes » des valeurs comme la laïcité ou les droits des femmes, qui ne sont pas tombées du ciel mais ont été acquises par de longues luttes politiques et dont les victoires ne sont toujours pas définitives. Mais cet argument revient surtout à faire semblant d'ignorer ou à nier que vivent déjà des millions de musulmans en Europe, ce qui n'est pas étonnant de la part d'acteurs politiques islamophobes.
Exigences libérales
Un autre argument « géographique », souvent repris par Nicolas Sarkozy et présenté comme un fait scientifique indéniable, proclame que « la Turquie est en Asie mineure, pas en Europe ». Là encore, l'argument est absurde. L'Union européenne (UE) a des territoires sur d'autres continents, notamment ceux issus de ses anciennes colonies. La Turquie ne se trouve pas sur l'Atlantique, mais elle est pourtant membre de l'Organisation de l'Organisation du traité de l'Atlantique nord (Otan), sans que cela ne pose de problème aux gouvernements européens. Surtout, il est inacceptable que des frontières, par nature arbitraires, limitent les possibilités politiques de n'importe quel peuple.
Une autre série d'arguments présente un caractère plus « progressiste », même si certains les conjuguent avec le racisme qui vient d'être évoqué. Passons rapidement sur l'hypocrisie, complète et risible de la part de ceux qui n'ont cessé de construire une Europe libérale au seul service du marché, consistant à craindre que l'UE ne devienne plus qu'un simple marché élargi. Plus sérieuses sont les remarques sur les problèmes démocratiques dont la question kurde est un aspect. La Turquie n'est pas une dictature verrouillée, à la manière de la Tunisie de Ben Ali par exemple. Cependant, il y existe d'indéniables limitations aux activités politiques, syndicales, associatives ou à la liberté d'expression à travers, notamment, des lois condamnant « l'atteinte à l'identité turque (turquicité) », « le soutien à une organisation terroriste » ou encore les discours qui « refroidissent le peuple vis-à-vis du service militaire ».
Pressions démocratiques
Certains peuvent penser que, dans la perspective d'une éventuelle adhésion, des pressions européennes pourraient avoir des effets positifs ou que le fait même d'être dans l'UE favorise des avancées. Mais cette idée de la démocratisation, grâce à l'influence de l'UE, est extrêmement ambiguë. D'une part, elle met la question démocratique à la remorque des exigences du capitalisme. Les critères d'adhésion proposés combinent des libertés politiques avec des exigences sur le libéralisme. Si bien que les discours démocratiques prennent la forme d'une « collaboration de classe » (par exemple, à travers l'articulation du thème de la liberté syndicale avec le « dialogue social ») niant l'existence de rapports de forces, désarmant politiquement les travailleurs et aboutissant immanquablement à leurs défaites.
D'autre part, les avancées démocratiques ne sont pas considérées par le gouvernement turc comme positives en soi, mais plutôt comme des « concessions » faites à l'UE. A mesure que la perspective de l'adhésion à l'UE s'éloigne, cette situation renforce le nationalisme. C'est une limite de ces pressions, qui s'applique aussi à la question de la reconnaissance du génocide des Arméniens perpétré par le gouvernement jeune-turc ottoman, au début du xxe siècle. Rajouter ce point, en plus des critères officiels, pour l'adhésion ne ferait que renforcer une défiance envers les Arméniens de Turquie. Surtout, cela compliquerait considérablement le travail de ceux qui tentent de remettre en cause l'historiographie officielle en Turquie même.
La question essentielle reste tout de même l'intérêt que l'adhésion représenterait pour les masses en Turquie. D'un point de vue économique, la Turquie est déjà fortement intégrée au système européen et les politiques menées sont dans la droite ligne du néolibéralisme de l'UE. Une adhésion ne signifierait certainement pas un changement profond dans la vie de la population, si ce n'est sur la liberté de circulation, même s'il est probable qu'une éventuelle entrée de la Turquie dans l'UE serait assortie de clauses restrictives sur cette question.
Au final, il semble avant tout nécessaire de « dédramatiser » cette question en France, en mettant à jour le racisme et l'absurdité des arguments utilisés et, en Turquie, en ne centrant pas l'agenda politique sur l'adhésion mais en développant un programme et une pratique ancrés sur l'indépendance de classe et l'émergence du mouvement social.